Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 40LES SERPENTS NOIRS.

Dès que Curumilla et Valentin furent éveillés, on sella leschevaux, puis les Indiens s’accroupirent auprès du feu en faisantsigne aux Français de les imiter.

Le comte était désespéré de la lenteur de ses amis ; s’iln’avait écouté que ses propres impressions, il se serait mis desuite à la poursuite des ravisseurs. Mais il comprenait combien,dans la lutte décisive qu’il allait entreprendre, l’appui desUlmènes lui était nécessaire, soit pour l’attaque, soit pour ladéfense, soit encore pour suivre la piste des Aucas ; aussi,renfermant intérieurement les pensées qui bouillonnaient et seheurtaient dans son cerveau, il vint, impassible en apparence,s’asseoir entre les deux chefs ; comme eux il alluma soncigare et fuma en silence.

Après un intervalle assez long, employé par nos quatrepersonnages à brûler consciencieusement jusqu’à la dernièreparcelle de leur tabac, Trangoil Lanec se tourna vers chacun de sesauditeurs :

– Les guerriers sont nombreux, dit-il de sa voix profonde,nous ne pouvons donc espérer de les vaincre que par la ruse ;depuis que nous sommes sur leur piste, bien des événements se sontpassés qu’il nous faut savoir ; nous devons nous informeraussi de ce que Antinahuel prétend faire de ses prisonniers ets’ils sont réellement en péril ; pour obtenir ces diversrenseignements je m’introduirai dans leur camp. Antinahuel ignoreles liens qui m’attachent à ceux qui sont en son pouvoir, il ne seméfiera pas de moi ; mes frères me suivront de loin, la nuitprochaine je leur apporterai des nouvelles.

– Bien, répondit Curumilla, mon frère est prudent, ilréussira, mais je dois l’avertir que les guerriers au milieudesquels il va se trouver sont des Serpents Noirs, les plus lâcheset les plus perfides de toutes les tribus araucaniennes ;qu’il calcule avec soin ses démarches et ses paroles pendant qu’ilsera leur hôte.

Valentin regarda son frère de lait avec étonnement.

– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il, et dequels Indiens parle-t-on ? est-ce que la piste de Antinahuelest retrouvée ?

– Oui, frère, répondit tristement le comte, doña Rosario etson père sont à une demi lieue de nous, en danger de mort.

– Vive Dieu ! s’écria le jeune homme en se levant d’unbond et saisissant son rifle, nous sommés ici à discuter au lieu devoler à leur secours !

– Hélas ! murmura Louis, que peuvent quatre hommescontre cinquante ?

– C’est vrai ! fit-il avec accablement en se laissantretomber à sa place. Ainsi que l’a dit Trangoil Lanec, il ne s’agitpas de se battre, mais de ruser.

– Chef, observa Louis, votre plan me paraît bon ;seulement je le crois susceptible de deux améliorationsessentielles.

– Que mon frère parle, il est sage, son conseil sera suivi,répondit Trangoil Lanec en s’inclinant avec courtoisie.

– Il nous faut tout prévoir afin de ne pas échouer. Allezau camp, nous marcherons dans vos pas ; seulement, si vous nepouviez pas nous rejoindre aussi vite que nous le désirons,convenons d’un signal qui nous avertisse de cette impossibilité,convenons aussi d’un autre signal au cas où votre vie seraitmenacée, afin que nous puissions vous secourir.

– Très-bien, appuya Curumilla : si le chef réclamenotre présence, il imitera le cri de l’épervier d’eau ; s’ilest obligé de rester avec les Aucas, le chant du chardonneret,répété trois fois à intervalles égaux, nous avertira.

– Voilà qui est convenu, répondit Trangoil Lanec, quelleest la seconde observation de mon frère ?

Le comte fouilla dans son sac, en tira du papier, écrivitquelques mots sur une feuille qu’il plia en quatre, et le remit auchef en lui disant :

– Il est surtout important que ceux que nous voulonsdélivrer ne contrarient pas nos projets ; peut-être don Tadeone reconnaîtra-t-il pas mon frère. Afin d’éviter un malentendu, lechef glissera ce collier dans les mains de la jeune femme pâle, ill’avertit de notre présence.

– Cela sera fait, la jeune vierge aux yeux d’azur aura lecollier, répondit le chef avec un doux sourire.

– Maintenant, dit Curumilla, prenons la piste si nous nevoulons pas être exposés à la perdre une seconde fois.

– Oui, car le temps presse, murmura Valentin les dentsserrées en se mettant en selle.

On partit.

Les Européens auront peine à se figurer la patience employée parles Indiens lorsqu’ils suivent une piste. Le corps constammentcourbé vers la terre, les yeux fixés sur le sol, pas une feuille,pas un brin d’herbe n’échappe à leur investigation. Ils détournentle cours des ruisseaux pour retrouver sur le sable des traces depas, et reviennent souvent plusieurs milles en arrière lorsqu’ilsse sont égarés sur une fausse piste ; car les Indiens,poursuivis ou non, ne manquent jamais de dissimuler autant quepossible les traces de leur passage.

Cette fois les Araucans, qui avaient le plus grand intérêt à nepas être suivis, avaient fait des prodiges d’adresse pour cacherleur piste. Quelle que fût l’expérience des guerriers indiens,souvent elle leur échappait. Ce n’était qu’à force de sagacité, parune espèce d’intuition, qu’après des recherches inouïes et desefforts surhumains, ils parvenaient à la retrouver et à renouer cefil qui, à chaque pas, se rompait dans leurs mains.

Vers le soir du second jour, Trangoil Lanec, laissant sescompagnons établir leur campement sur le penchant d’une riantecolline, à l’entrée d’une grotte naturelle, comme on en rencontresouvent dans ces régions, enfonça les éperons dans le ventre de soncheval et ne tarda pas à disparaître. Il se dirigeait vers le lieuoù les Serpents Noirs devaient s’être arrêtés pour la nuit, lieudénoncé aux yeux clairvoyants de l’Indien par un mince filet defumée blanche qui montait comme une légère vapeur vers le ciel oùelle finissait par se confondre.

Arrivé à une certaine distance du camp, le chef vit tout à coupsurgir devant lui deux Indiens Serpents Noirs, recouverts de leurcostume de guerre, espèce de vêtement de cuir non tanné que lesAucas portent pour se garantir des blessures d’armes blanches.

Ces Indiens lui firent signe d’arrêter.

Ce que le chef exécuta immédiatement avec la perfection d’unginète émérite.

– Où va mon frère ? demanda l’un des Serpents Noirs ens’avançant, tandis que l’autre, abrité derrière un mélèze, setenait prêt à intervenir si cela devenait nécessaire.

– Marry-marry ! répondit le chef en rejetantsur l’épaule son fusil qu’il tenait de la main gauche, TrangoilLanec a reconnu la trace de ses frères les Serpents Noirs, il veutfumer à leur foyer avant de continuer son voyage.

– Que mon frère me suive, répondit laconiquementl’Indien.

Il fit un signe imperceptible à son compagnon qui quitta sonembuscade, et tous deux guidèrent le chef vers le campement.

Trangoil Lanec les suivit en jetant autour de lui un regardinsouciant en apparence, mais auquel rien n’échappait.

En quelques minutes ils arrivèrent.

La place était habilement choisie. C’était le sommet d’unmonticule d’où l’œil planait à une grande distance sur le paysenvironnant, et rendait toute surprise impossible.

Plusieurs feux étaient allumés ; les prisonniers, au nombredesquels il faut compter la Linda, désormais considérée commetelle, étaient libres en apparence et assis au pied d’un arbre,sans que les Indiens parussent s’occuper d’eux.

L’arrivée du guerrier puelche causa une vive émotion, viteréprimée par l’impassibilité indienne.

Trangoil Lanec fut conduit en présence du chef.

Comme la réputation de Trangoil Lanec était bien établie parmises compatriotes, Antinahuel, pour lui faire honneur, l’attendait àla place la plus élevée du camp, debout, les bras croisés sur lapoitrine.

Les deux chefs se saluèrent en prononçant en même temps lemarry-marry consacré, ils s’embrassèrent en se posantréciproquement le bras droit sur l’épaule gauche, et se prenant parle petit doigt, ils s’avancèrent vers le feu, dont chacun s’étaitéloigné pour leur faire honneur, ils s’accroupirent en face l’un del’autre et fumèrent silencieusement.

Cette importante partie du cérémonial terminée, Trangoil Lanecqui connaissait de longue date le caractère cauteleux et fourbe deson confrère, prit le premier la parole.

– Mon frère Antinahuel chasse avec ses jeunes hommes ?dit-il.

– Oui, répondit laconiquement le toqui.

– Et la chasse de mon frère a été heureuse ?

– Très-heureuse, fit Antinahuel avec un sourire sinistre endésignant du doigt les prisonniers, que mon frère ouvre les yeux etregarde.

– Ooch ! fit Trangoil Lanec qui feignitd’apercevoir les Espagnols, des visages pâles ! mon frère afait une bonne chasse en effet, il tirera une grosse rançon de sesprisonniers.

– Le toldo de Antinahuel est solitaire, il cherche unefemme pour l’habiter ; il ne rendra pas ses prisonniers.

– Bon, je comprends, mon frère prendra une des femmespâles ?

– La vierge aux yeux d’azur sera la femme d’un chef.

– Ooch ! pourquoi mon frère garde-t-il le GrandAigle ? cet homme le gêne dans son camp.

Antinahuel ne répondit que par un sourire, à l’expression duquelle chef ne put se méprendre.

– Bon, reprit-il, mon frère est un grand chef, qui peutsonder sa pensée ?

Le guerrier puelche se leva.

Il quitta Antinahuel et se promena dans le camp, dont il feignitd’admirer l’ordre et la position, mais en réalité il se rapprochapeu à peu, d’une façon presque insensible, de l’endroit où étaientassis les prisonniers.

Antinahuel, flatté de l’approbation qu’un homme aussi justementrenommé et respecté que Trangoil Lanec avait semblé donner à sesprojets, vint le rejoindre et le conduisit lui-même auprès destrois malheureux Espagnols.

– Que mon frère regarde, dit-il en lui désignant la jeunefille, cette femme ne mérite-t-elle pas d’épouser unchef ?

– Elle est belle, répondit froidement Trangoil Lanec, maisje donnerais toutes les femmes pâles pour une outre d’eau de feucomme les trois que porte mon cheval.

– Mon frère a de l’eau de feu ? demanda Antinahueldont les yeux brillèrent de convoitise.

– Oui, répondit le chef, voyez.

Le toqui se retourna.

Le Puelche profita de ce mouvement pour laisser tomberadroitement sur les genoux de doña Rosario le papier que le comtelui avait remis, et qu’il tenait tout prêt dans sa main gauche.

– Tenez, fit-il pour éloigner de plus en plus l’attentionde Antinahuel, le soleil descend à l’horizon, le mawkawis,– espèce de caille, – fait entendre le premier chant du soir,que mon frère me suive, nous viderons avec ces guerriers ces outresque je suis heureux de posséder, puisqu’elles m’aideront àreconnaître sa cordiale hospitalité.

Les deux chefs s’éloignèrent.

Quelques minutes plus tard, les Indiens buvaient à longs traitsl’eau-de-vie apportée par l’Ulmen.

Déjà l’ivresse commençait à les prendre aux cheveux.

Doña Rosario ne sut d’abord ce que signifiait ce message qui luiarrivait d’une si étrange façon, elle jeta un regard à son pèrecomme pour lui demander conseil.

– Lis, ma Rosarita, dit doucement don Tadeo ; dansnotre position que pouvons-nous apprendre, si ce n’est une bonnenouvelle ?

La jeune fille prit le billet en tremblant, l’ouvrit et le lutavec une joie secrète, son cœur lui avait déjà révélé le nom de soncorrespondant anonyme. Il ne contenait que ces mots passablementlaconiques, mais qui cependant firent éclore un sourire sur leslèvres roses de la pauvre enfant.

On espère si facilement à seize ans !

« Prenez courage, madame, nous préparons tout pour voussauver enfin. »

Après avoir lu ou plutôt dévoré ces dix mots, la jeune filledonna le billet à son père en lui disant de sa voix mélodieusecomme un chant d’oiseau :

– Quel est donc cet ami qui veille sur nous ? quepourra-t-il faire ? hélas ! il faudrait un miracle pournous sauver !

Don Tadeo lut à son tour attentivement le billet, puis ilrépondit à doña Rosario d’une vois tendre, mais un peusévère :

– Pourquoi douter de la bonté infinie de Dieu, mafille ? notre sort n’est-il pas entre ses mains ? ingrateenfant, as-tu donc oublié nos deux braves Français ?

La jeune fille sourit à travers ses larmes, et se penchantgracieusement sur son père elle déposa un chaud baiser sur sonfront.

La Linda ne put retenir un mouvement de jalousie à cette caressedont elle n’avait pas sa part, mais l’espoir que sa fille seraitbientôt libre la rendit toute heureuse et lui fit oublier une foisencore l’indifférence et la répulsion que, malgré elle, luitémoignait doña Rosario qui ne pouvait oublier que c’était à ellequ’elle devait tous ses malheurs.

Cependant les Indiens buvaient toujours.

Les outres se vidaient rapidement.

Bon nombre d’Aucas dormaient déjà plongés dans l’ivresse.

Seuls, Trangoil Lanec et Antinahuel buvaient encore.

Enfin les yeux du toqui se fermèrent malgré lui, il laissatomber sa tasse de corne, murmura quelques mots entrecoupés et serenversa en arrière.

Il dormait.

Trangoil Lanec attendit quelques instants, surveillant avec soinle camp dans lequel lui seul et les prisonniers ne dormaientpas ; puis, lorsqu’il eut la conviction que tous les SerpentsNoirs s’étaient bien réellement laissé prendre au piège qu’il leuravait tendu, il se leva avec précaution, fit un signed’encouragement aux prisonniers qui fixaient sur lui des regardsinterrogateurs, et marchant avec la légèreté du guanacco poursuivipar les chasseurs, il disparut dans la forêt.

– Est-ce un ennemi ou un ami ? murmura la Linda avecanxiété.

– Oh ! je connais cet homme depuis longtemps, réponditdon Tadeo en lançant un regard d’intelligence à sa fille, c’est unnoble cœur ! il est dévoué corps et âme à nos amis.

Un sourire de bonheur glissa sur les lèvres de doña Rosario.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer