Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 12LE VOYAGE.

Nous rejoindrons maintenant deux personnages intéressants decette histoire, que depuis bien longtemps nous avons été forcé denégliger.

Après son entrevue avec don Tadeo, Valentin avait à peine prisle temps de faire ses adieux au jeune comte et s’étaitimmédiatement éloigné, suivi de Trangoil Lanec et de soninséparable chien de Terre-Neuve.

En quittant la France, Valentin s’était intérieurement tracé uneligne de conduite ; il avait donné un but sacré à sa vie, qui,jusqu’à cette époque, s’était un peu écoulée au jour le jour, sanssouci du passé comme de l’avenir. L’avenir pour lui, c’était alorsl’espoir plus ou moins hypothétique d’obtenir après une longuecarrière, s’il n’était pas tué par les Arabes, l’épaulette delieutenant ou peut-être celle de capitaine.

À cela se bornait toute son ambition, et encore il n’osait pasen convenir avec lui-même, tant cette ambition lui paraissaitdémesurée, lorsqu’il songeait à ce qu’il avait été un gamin deParis.

Mais lorsque son frère de lait l’appela auprès de lui pour luiconfier la catastrophe terrible qui, après lui avoir enlevé safortune, l’avait de chute en chute conduit à ne plus trouver derefuge que dans le suicide, alors, pour la première fois de sa viesans doute, Valentin se prit à réfléchir.

Par un sublime testament de soldat, le colonel de Prébois-Crancélui avait en quelque sorte légué son fils en mourant.

Valentin comprit que le moment était venu de recueillirl’héritage que lui avait laissé son bienfaiteur.

Il n’hésita pas.

Bien que depuis sa première enfance il eût presque entièrementperdu de vue son frère de lait, qui, lancé, grâce à sa positionaristocratique et à sa fortune, dans la haute société parisienne,ne recevait qu’à la dérobée les visites du pauvre soldat, Valentinavait du premier coup deviné cette organisation exceptionnelle,presque féminine, essentiellement nerveuse, qui ne vivait que desensations et dont la faiblesse formait la plus grande force.

Il comprit que ce jeune homme, habitué à faire de l’argent leseul moyen, à n’employer avec ces habitudes de grand seigneur quedes forces étrangères à lui-même, était perdu s’il ne lui tendaitpas son rude bras d’homme du peuple pour lui servir d’égide et lesoutenir dans la vie d’épreuves qui allait commencer pour lui.

De même que beaucoup de jeunes gens nés avec de la fortune,Louis ignorait les premiers principes de l’existence ;toujours il s’en était rapporté à son argent pour vaincre lesdifficultés ou surmonter les obstacles.

Mais cette clé d’or qui ouvre toutes les portes lui ayant manquésubitement, Louis, après de mûres réflexions qui l’avaient amené àcette conclusion désastreuse de reconnaître qu’il ne pouvait rienpar lui-même, s’était enfin résolu à se tuer.

Valentin, au contraire, habitué depuis sa naissance à exercerson intelligence et à chercher ses ressources en lui-même, sentitque l’éducation de son frère de lait était toute à refaire ;il ne recula pas devant cette tâche difficile, presque impossiblepour un homme qui n’aurait pas ainsi que lui porté en germe dans lecœur la faculté de se dévouer ; il résolut donc de faire deLouis, comme il le dit pittoresquement, un homme.

De ce jour le but de sa vie était trouvé : se vouer aubonheur de son frère de lait et le rendre heureux quand même.

Cette résolution bien gravée dans sa cervelle, Valentinl’exécuta en faisant rompre brusquement Louis avec sa viepassée ; pour le forcer à quitter la France il se servit duprétexte de son amour.

Nous disons que Valentin se servit du prétexte de l’amour de sonfrère de lait, parce qu’il était convaincu que jamais il neretrouverait en Amérique cette femme qui, semblable à un éclatantmétéore, avait brillé quelques mois à Paris, puis s’était éclipséebrusquement.

Il se réservait, en mettant le pied sur le sol brûlant duNouveau Monde, de faire oublier à Louis sa passion romanesque et dele lancer dans une voie où les péripéties fiévreuses de la vied’aventure ne lui auraient pas laissé le temps de songer à l’amour,maladie, c’est ainsi que l’appelait Valentin, qui n’estbonne qu’à faire perdre à un homme le peu d’esprit que Dieu lui adonné.

Le hasard qui se plaît toujours à déranger et à bouleverser lesprojets les mieux conçus et les plus solidement arrêtés, s’étaitdiverti à renverser ceux-là, en jetant fortuitement, dès leurarrivée au Chili, la jeune fille que Louis aimait presque à satête.

Forcé de s’avouer vaincu, Valentin avait sagement courbé lefront, attendant patiemment l’heure de prendre sa revanche etcomptant sur la faiblesse de son ami et sur le temps pour le guérird’un amour que doña Rosario, tout en le partageant, était lapremière à reconnaître impossible.

La révélation échappée à don Tadeo dans le paroxysme de ladouleur, était une fois encore venu déranger toutes les batteriesde Valentin et ruiner ses projets de fond en comble.

Alors une idée lumineuse avait comme un jet de flamme traverséle cerveau du jeune homme.

Il avait saisi avec ardeur l’occasion qui lui était offerte dese mettre à la recherche de doña Rosario, qu’il désirait ardemmentsauver et rendre à son père.

Nous croyons inutile de dire que Valentin avait formé un nouveauplan, mais cette fois ce plan lui souriait infiniment, car, s’ilréussissait, il lui fournissait les moyens de rendre son frère delait au bonheur en lui donnant à la fois la fortune et celle qu’ilaimait.

Le matin du jour où se livrait au cañon del rio seco le sanglantcombat que nous avons décrit dans le précédent chapitre, Valentinet Trangoil Lanec marchaient côte à côte, suivis en serre-file parCésar.

Les deux hommes causaient entre eux tout en croquant une galettede biscuit qu’ils arrosaient de temps en temps avec un peu d’eau desmylaxcontenue dans une gourde que Trangoil Lanec portaitsuspendue à sa ceinture.

La journée semblait devoir être magnifique, le ciel était d’unbleu transparent et les rayons d’un chaud soleil d’automne faisaitmiroiter les cailloux de la route qu’ils suivaient.

À droite et à gauche, des milliers d’oiseaux, cachés dans lefeuillage d’un vert d’émeraude des arbres, babillaient gaiement, etau, loin quelques huttes apparaissaient çà et là groupées sansordre sur le bord du chemin.

– Tenez, chef, dit en riant Valentin, vous me désespérezavec votre flegme et votre indifférence.

– Que veut dire mon frère ? répondit l’Indienétonné.

– Caramba ! nous traversons les plus ravissantspaysages du monde, nous avons devant nous les sites les plusaccidentés, et toutes ces beautés vous laissent aussi froid que lesmasses granitiques qui se dressent à l’horizon.

– Mon frère est jeune, observa doucement Trangoil Lanec, ilest enthousiaste.

– Je ne sais pas si je suis enthousiaste, répondit vivementle jeune homme, seulement je sais, je sens que cette nature estmagnifique et je le dis, voilà tout.

– Oui, dit le chef avec une voix profonde, Pillian estgrand, c’est lui qui a fait toutes choses.

– Dieu, vous voulez dire, chef, mais c’est égal, notrepensée est la même, et nous ne nous disputerons pas pour un nom.Ah ! dans mon pays, ajouta-t-il avec un soupir de regret pourla patrie absente, on payerait bien cher pour contempler un instantce que je vois toute la journée pour rien ; on a bien raisonde dire que les voyages forment la jeunesse.

– Est-ce que dans l’île de mon frère, demanda curieusementl’Indien, il n’y a pas de montagnes et d’arbres commeici ?

– Je vous ai déjà fait observer, chef, que mon pays n’étaitpas une île, mais une terre aussi grande que celle-ci ; il n’ymanque pas d’arbres, grâce à Dieu, il y en a même beaucoup, et, enfait de montagnes, nous en avons de fort hautes, entre autresMontmartre.

– Hum ! fit l’Indien qui ne comprenait pas.

– Oui, reprit Valentin, nous avons des montagnes, maiscomparées à celles-ci, ce ne sont que des collines.

– Ma terre est la plus belle du monde, répondit l’Indienavec orgueil, Pillian l’a faite pour ses enfants, voilà pourquoiles visages pâles voudraient nous en déposséder.

– Il y a du vrai dans ce que vous dites là, chef, je nediscuterai point cette opinion qui nous mènerait trop loin, carnous avons à nous occuper de sujets autrement importants.

– Bon ! fit le chef avec condescendance, tous leshommes ne peuvent pas être nés dans mon pays.

– C’est juste, voilà pourquoi je suis né autre part.

César, qui avait philosophiquement marché aux côtés des deuxamis en mangeant les miettes qu’ils lui donnaient, grondasourdement.

– Qu’est-ce qu’il y a, mon vieux ? lui demandaamicalement Valentin en le caressant, est-ce que tu sens quelquechose de suspect ?

– Non, fit tranquillement Trangoil Lanec nous approchons dela tolderia, le chien aura senti un Aucas aux environs.

En effet, à peine avait-il fini de parler qu’un cavalier indienapparut au tournant de la route.

Il s’avança en galopant au-devant des deux hommes, les salua enpassant du mary-mary consacré et continua son chemin.

– Ah ça, dit Valentin dès qu’il eut rendu le salut auvoyageur et que celui-ci se fut éloigné, savez-vous que nous avonspeut-être tort de marcher ainsi à découvert ?

– Pourquoi cela ?

– Caramba ! parce qu’il ne manque pas d’individusintéressés à nous contre-carrer.

– Qui sait ce que nous faisons ? qui sait ce que noussommes ?

– Personne, c’est vrai !

– Eh bien, alors, ne vaut-il pas mieux agirfranchement ? nous sommes des voyageurs, voilà tout ; sinous nous trouvions dans le désert, ce serait différent, mais ici,dans une tolderia presque espagnole, des précautions loin de nousservir nous nuiraient.

– Après cela, ce que je vous dis là n’est qu’une simpleobservation, vous agirez comme vous voudrez ; d’ailleurs vousdevez savoir beaucoup mieux que moi ce qu’il convient de faire.

Pendant ce qui précède, les deux interlocuteurs avaient continuéà s’avancer de ce pas gymnastique relevé, habituel à ceux quivoyagent ordinairement à pied et qui, suivant la significativeexpression des soldats, mange la route ; ils étaientarrivés presque sans s’en apercevoir à l’entrée du village.

– Ainsi, nous sommes à San-Miguel ? demandaValentin.

– Oui, répondit l’autre.

– Et vous croyez que doña Rosario n’y est plus ?

L’Indien secoua la tête.

– Non, dit-il.

– Qui vous fait penser cela ? chef.

– Je ne puis expliquer cette pensée à mon frère.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’elle est instinctive.

– Diable, pensa Valentin, si l’instinct s’en mêle noussommes perdus ; mais encore, ajouta-t-il tout haut, vous avezune raison, quelle est-elle ?

– Que mon frère regarde.

– Eh bien, fit le jeune homme en tournant les jeux de touscôtés, je ne vois rien.

– Voilà ma raison : le village est trop tranquille,les femmes huiliches sont aux champs, les guerriers sont à lachasse, seuls les anciens se trouvent dans les toldos.

– C’est vrai, dit Valentin devenu rêveur, je n’y avais passongé.

– Si la prisonnière était ici, mon frère verrait desguerriers, des chevaux, le village vivrait, il est mort.

– Corbleu ! pensa Valentin, ces sauvages sont de fiershommes, ils voient tout, ils devinent tout, nous ne sommes nousautres, avec toute notre civilisation, que des enfants, comparés àeux ; chef, dit-il à haute voix, vous êtes sage,enseignez-moi, je vous prie, qui vous a appris toutes ceschoses.

L’Indien s’arrêta, d’un geste majestueux il montra l’horizon aujeune homme, et d’une voix dont l’accent solennel le fittressaillir :

– Frère, lui dit-il, c’est le désert.

– Oui, répondit le Fiançais avec conviction, car c’est làseulement que l’homme voit Dieu face à face. Oh ! jamais je neparviendrai à acquérir les connaissances que possède cetIndien.

Ils entrèrent dans le village.

Ainsi que l’avait dit Trangoil Lanec, il semblait abandonné.

Comme dans toutes les tolderias indiennes, les portes étaientouvertes et les voyageurs purent facilement, sans entrer dans lesmaisons, s’assurer de l’absence des habitants.

Dans quelques-unes seulement, ils virent des malades qui,couchés sur des pellones – peaux de moutons, – geignaientlamentablement.

– Caramba ! fit Valentin désappointé, vous avez sibien deviné, chef, que nous ne trouvons même pas des chiens pournous mordre les mollets.

– Continuons notre route, dit le chef toujoursimpassible.

– Ma foi, répondit le jeune homme, je crois que c’est cequi nous reste de mieux à faire, car il nous est même impossible denous procurer des renseignements.

Tout à coup César s’élança en hurlant, et arrivé devant unehutte isolée il s’arrêta à la porte et se mit à gratter la terreavec ses pattes en poussant des cris furieux.

– Dans cette maison, dit Trangoil Lanec, nous apprendronspeut-être des nouvelles de la jeune fille pâle.

– Hâtons-nous donc de nous y rendre ! s’écria Valentinavec impatience.

Les deux hommes se dirigèrent en courant vers la hutte.

César continuait toujours ses hurlements.

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