Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 16PROPOSITIONS.

L’obscurité ne tarda pas à envelopper la terre et à confondretous les objets.

Les ténèbres étaient épaisses. Des nuages couraient lourdementdans l’espace et cachaient le disque blafard de la lune.

Un silence de mort pesait sur la nature. Parfois ce silenceétait interrompu par les cris sinistres des bêtes fauves ou lessifflements du vent à travers les branches des arbres.

En vain les trois hommes réfugiés sur les rochers se fatiguaientles yeux en cherchant à distinguer les objets, autour d’eux toutétait obscurité.

À de longs intervalles, des bruits sans nom montaient jusqu’à laplate-forme sur laquelle ils se trouvaient et augmentaient encoreleur inquiétude.

Obligés de veiller avec soin pour éviter toute surprise, aucund’eux n’eut le loisir de prendre un instant de repos.

Don Tadeo avait remarqué pendant le jour que, bien que lesrochers au sommet desquels ils étaient s’élevassent à pic dansl’espace, la montagne sur la pente de laquelle ils s’élevaientétait beaucoup plus haute qu’eux, et que bien qu’à une distanceassez considérable, d’adroits tireurs postés à une certaine hauteurles domineraient et les fusilleraient presque sans coup férir.

Il fit part à ses compagnons de cette observation, dont ilsreconnurent la justesse.

Du côté de la plaine, ils étaient parfaitement garantis,l’escalade était impossible et ils pouvaient tirer à l’abri surceux qui les attaqueraient.

Ils s’occupèrent donc de se fortifier également du côtéopposé.

Ils profitèrent des ténèbres qui les enveloppaient comme d’unlinceul pour le faire.

Ils élevèrent une espèce de mur en entassant les pierres lesunes sur les autres à une hauteur de huit pieds, et comme en cepays les rosées sont excessivement fortes, au moyen de la lance deCurumilla et de celle de Joan, que celui-ci avait abandonnée enpartant, ils établirent une espèce de tente en étendant dessus deuxponchos qu’ils attachèrent l’un à l’autre. Sous cette tente ilsentassèrent les couvertures et les pellones de leurs chevaux, desorte que non-seulement ils parvinrent à se garantir de touteattaque de ce côté, mais encore ils se procurèrent un abri fortutile contre le froid de la nuit et la chaleur des rayons du soleilpendant le jour, s’ils étaient contraints de demeurer longtemps ence lieu.

Cette tente leur servit aussi pour mettre à couvert leursprovisions de guerre et de bouche, que l’eau et le soleil auraientégalement détériorées.

Ces divers travaux les occupèrent une grande partie de lanuit.

Vers trois heures du matin, comme l’obscurité commençait à sedissiper, que le ciel prenait à l’horizon ces teintes d’opale quiprécèdent ordinairement dans ces contrées le lever du soleil,Curumilla s’approcha de ses deux compagnons, qui luttaientvainement contre le sommeil et la fatigue qui les accablaient.

– Que mes frères dorment deux heures, leur dit-il,Curumilla veillera.

– Mais vous, chef, lui répondit don Tadeo, vous qui vousêtes si noblement dévoué à notre cause, vous devez avoir au moinsautant besoin de repos que nous, dormez ! nous veillerons àvotre place.

– Curumilla est un chef, répondit l’Ulmen, il ne dort passur le sentier de la guerre.

Les deux hommes connaissaient trop bien leur ami pour lui fairedes observations inutiles ; charmés au fond du cœur de cerefus qui leur permettait de reprendre des forces, ils se jetèrentsur les pellones et s’endormirent presque aussitôt.

Lorsque Curumilla fut bien certain que ses compagnons étaientplongés dans le sommeil, il se glissa en rampant le long de lapente des rochers et arriva au pied de la forteresse.

Nous avons dit que la montagne était couverte d’une profusion dehautes herbes, du milieu de ces herbes, desséchées par les rayonsardents du soleil de l’été, s’élevaient par places des bouquetsd’arbres résineux ; Curumilla s’accroupit dans les buissons etprêta l’oreille.

Rien ne troublait le silence.

Tout dormait ou semblait dormir dans la plaine et sur lamontagne.

Le chef ôta son poncho, s’étendit sur le sol, de façon àdissimuler le plus possible sa présence, puis il jeta son ponchosur lui et s’en recouvrit. Ce soin pris, il tira sonmechero de sa ceinture et battit le briquet sans craindre,grâce à ses minutieuses précautions, que les étincelles quijaillissaient de la pierre fussent aperçues dans l’obscurité.

Dès qu’il eut du feu il ramassa des feuilles sèches au pied d’unbuisson, souffla patiemment pour aviver le feu jusqu’à ce que lafumée eût pris une certaine consistance, puis il s’éloigna enrampant comme il était venu et regagna le sommet des rochers sansavoir donné l’éveil à aucune des nombreuses sentinelles qui,probablement, surveillaient dans l’ombre les mouvements desaventuriers.

Ses compagnons dormaient toujours.

– Och ! se dit-il en lui-même avecsatisfaction, à présent nous ne craindrons pas que des tirailleurss’embusquent derrière les arbres au-dessus de nous.

Et il resta les yeux obstinément fixés sur la place qu’il venaitde quitter.

Bientôt une lueur rougeâtre perça l’obscurité ; cette lueurgrandit peu à peu et se changea en une colonne de flamme qui montavers le ciel en épais tourbillons et en lançant autour d’elle desmilliers d’étincelles. La flamme gagna rapidement de proche enproche, si bien que tout le sommet de la montagne se trouva presqueimmédiatement en feu.

Des cris furieux se faisaient entendre et l’on voyait courir àla lueur de l’incendie une foule d’Indiens qui s’échappaient deleurs postes d’observation, et dont les silhouettes se détachaienten noir dans ce foyer incandescent.

Mais le Corcovado n’était pas complètement boisé, aussil’incendie ne put-il pas s’étendre au loin. Néanmoins, le but queCurumilla s’était proposé était atteint, les lieux qui une heureauparavant offraient d’excellents abris, étaient à présententièrement découverts.

Aux cris poussés par les Indiens, don Tadeo et le comtes’étaient éveillés en sursaut, et croyant à une attaque ils avaientrejoint le chef.

Ils le trouvèrent contemplant l’incendie d’un œil radieux, sefrottant les mains et riant silencieusement.

– Eh ! fit don Tadeo, qui a allumé cebrasier ?

– Moi ! répondit Curumilla, voyez comme ces bandits sesauvent à demi-grillés.

Les deux hommes partagèrent franchement son hilarité.

– Ma foi ! observa le comte, vous avez eu une heureuseidée, chef ! nous sommes débarrassés de voisins qui n’auraientpas laissé que d’être incommodes.

Faute d’aliments, l’incendie s’éteignit aussi rapidement qu’ils’était allumé ; les aventuriers dirigèrent leurs regards versla plaine.

Ils poussèrent un cri d’étonnement et de stupeur.

Aux premiers rayons du soleil levant, mêlés aux lueurs mourantesde l’incendie, ils avaient aperçu un camp indien entouré d’un largefossé et retranché dans toutes les règles araucanes.

Dans l’intérieur de ce camp, qui était assez considérable,s’élevait un grand nombre de huttes, construites avec des peaux debœufs tendues sur des pieux croisés fichés en terre.

Les trois hommes allaient avoir à soutenir un siège enrègle.

Toutes les prévisions de Curumilla s’étaient accomplies avec uneprécision désespérante.

– Hum ! dit le comte, je ne sais trop comment nousnous en tirerons.

– Eh, mais, observa don Tadeo, on dirait qu’ils demandent àparlementer.

– Oui, dit Curumilla en épaulant son fusil, faut-iltirer ?

– Gardez-vous-en bien, chef, s’écria don Tadeo, voyonsd’abord ce qu’ils veulent, peut-être leurs propositions sont-ellesacceptables.

– J’en doute, répondit le comte, cependant je crois quenous devons les écouter.

Curumilla redressa tranquillement son fusil sur lequel ils’appuya nonchalamment.

Plusieurs hommes étaient sortis du camp.

Ces hommes étaient sans armes.

L’un d’eux agitait de la main droite, au-dessus de sa tête, unde ces drapeaux étoilés qui servent de guidons aux Araucans.

Deux de ces individus portaient le costume chilien. Arrivéspresque au pied de la citadelle improvisée, ils s’arrêtèrent.

La hauteur était assez grande, la voix n’arrivait que faiblementaux oreilles des assiégés.

– Que l’un de vous descende, cria une voix que don Tadeoreconnut pour être celle du général Bustamente, afin que nouspuissions vous poser les conditions que nous voulons bien vousoffrir.

Don Tadeo se préparait à répondre, le comte le repoussa vivementen arrière.

– Êtes-vous fou, cher ami, dit-il un peu brusquement, ilsignorent quels sont les hommes qui sont ici, il est inutile de lesen instruire, laissez-moi faire.

Et se penchant sur le bord de la plate-forme :

– Si l’un de nous descend, cria-t-il, sera-t-il libre derejoindre ses compagnons, si vos propositions ne sont pasacceptées ?

– Oui, répondit le général, sur ma parole d’honneur desoldat, il ne sera rien fait au parlementaire et il pourrarejoindre ses compagnons.

Louis regarda don Tadeo.

– Allez, lui dit celui-ci avec noblesse, moi, qui suis sonennemi, je me fierais à sa parole.

Le jeune homme se retourna vers la plaine.

– Je viens, cria-t-il.

Alors il quitta ses armes et, avec l’adresse et la célérité d’unchamois, il sauta de rocher en rocher et au bout de cinq minutes ilse trouva en face des chefs ennemis.

Ils étaient quatre, nous l’avons dit.

Antinahuel, le Cerf Noir, le général Bustamente et le sénateurdon Ramon Sandias.

Seul, le sénateur n’était pas blessé.

Le général et Antinahuel avaient des blessures à la tête et à lapoitrine, le Cerf Noir portait le bras droit en écharpe.

Le comte, dès qu’il fut devant eux, les salua avec la plusexquise courtoisie, et se croisant les bras sur la poitrine, ilattendit qu’il leur plût de prendre la parole.

– Caballero, lui dit don Pancho avec un sourire contraint,le soleil est bien chaud, ici ; comme vous le voyez je suisblessé, voudriez-vous nous suivre dans le camp ? vous n’aurezrien à craindre.

– Monsieur, répondit le jeune homme avec hauteur, je necrains rien, ma démarche vous le prouve, je vous suivrai où bonvous semblera.

Le général s’inclina en signe de remerciement.

– Venez, lui dit-il.

– Passez, monsieur, je vous suis.

Les cinq hommes se dirigèrent alors vers le camp, dans lequelils furent introduits l’un après l’autre, en marchant sur uneplanche jetée en travers du fossé.

– Hum ! fit le Français à part lui, ces gens-là ont debien mauvaises figures, je crains bien de m’être jeté dans lagueule du loup.

Le général, qui en ce moment le considérait, parut avoir devinésa pensée, car il s’arrêta au moment de mettre le pied sur laplanche, en lui disant :

– Monsieur, si vous avez peur, vous pouvez vousretirer.

Le jeune homme tressaillit, son front rougit de honte et decolère.

– Général, répondit-il avec hauteur, j’ai votre parole,ensuite il est une chose que vous ignorez.

– Quelle est cette chose que j’ignore, monsieur ?

– Celle-ci, général, c’est que je suis Français.

– Ce qui veut dire ?

– Que je n’ai jamais peur ; ainsi, veuillez passer, jevous prie, afin que je passe après vous, ou bien, si vous lepréférez, cédez-moi votre place.

Le général le regarda avec étonnement, presque avec admiration,pendant une seconde ; par un mouvement spontané, il étendit lebras vers lui.

– Votre main, monsieur, lui dit-il, vous êtes un brave, ilne tiendra pas à moi, je vous le jure, que vous ne vous enretourniez satisfait de notre entrevue.

– Cela vous regarde, monsieur, répondit le jeune homme enposant sa main blanche, fine et aristocratique, dans celle que luitendait le général.

Les deux Indiens avaient attendu, impassibles, la fin de cettediscussion.

Les Araucans sont bons juges en matière de courage, pour euxcette qualité est la première de toutes, aussi ils l’honorent mêmedans un ennemi.

Les cinq personnages marchèrent silencieusement pendant quelquesminutes à travers le camp, enfin ils arrivèrent devant une hutteplus grande que les autres, à l’entrée de laquelle un faisceau delongues lances à banderolles écarlates, plantées en terre, montraitque c’était la hutte d’un chef.

Ils entrèrent.

Cette hutte était tout à fait privée de meubles, quelques crânesde bœufs épars çà et là servaient de sièges.

Dans un coin, sur un amas de feuilles sèches recouvertes depellones et de ponchos, une femme était étendue la tête enveloppéede compresses.

Cette femme était la Linda.

Elle paraissait dormir. Pourtant, au bruit causé par l’entréedes chefs, son œil fauve étincela dans la demi-obscurité de lahutte et prouva qu’elle était bien éveillée.

Chacun s’assit tant bien que mal sur un crâne de bœuf.

Lorsque tous eurent pris place, le général parut se recueillirun instant, puis il leva les yeux sur le comte et lui dit d’unevoix brève :

– Voyons, monsieur, à quelles conditions consentez-vous àvous rendre ?

– Pardon, monsieur, répondit le jeune homme, nous neconsentons à nous rendre à aucune condition, ne déplaçons pas laquestion, s’il vous plaît, c’est au contraire vous qui avez despropositions à nous faire, ce qui est bien différent, j’attendsqu’il vous plaise de les articuler.

Un profond silence suivit ces paroles.

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