Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 6L’AMOUR D’UN INDIEN.

La Linda rejoignit bientôt Antinahuel qui, sachant quelletorture elle se préparait à infliger à la jeune fille, s’étaitarrêté à quelques pas du lieu où il l’avait laissée, afin del’obliger à ralentir la rapidité de sa course.

Ce fut en effet ce qui arriva : quelque désir que doñaMaria eût de presser le pas des chevaux, le chef avec cetentêtement inerte de l’homme qui ne veut pas comprendre, feignit dene point s’apercevoir de son impatience et continua à s’avancer autrot jusqu’à ce que l’on fût arrivé à San-Miguel.

Cet acte d’humanité si en dehors du caractère et des habitudesdu chef araucan, sauva la vie de doña Rosario, que tuait le galopdu cheval sur lequel elle était attachée.

Lorsque l’on eut atteint la tolderia, les cavaliers mirent piedà terre, la jeune fille fut détachée et transportée à demi-mortedans le même cuarto où, une heure auparavant, elle s’était pour lapremière fois trouvée en présence de la courtisane.

Les Indiens qui la portaient la jetèrent brutalement à terredans un coin et sortirent ; la tête de la pauvre enfantrebondit sur le sol avec un son mat.

L’aspect de doña Rosario était réellement affreux, et aurait émude pitié tout autre que la tigresse qui se plaisait à la maltraitersi cruellement.

Ses longs cheveux, détachés, tombaient en désordre sur sesépaules à demi-nues et étaient collés par places sur son visageavec le sang qui avait coulé de sa blessure ; sa figuresouillée de sang et de boue avait une teinte verdâtre, ses lèvresentr’ouvertes laissaient à découvert ses dents serrées.

Ses poignets et ses chevilles, auxquels pendaient encore lestronçons de la corde grossière avec laquelle on l’avait attachéesur le cheval, étaient meurtris et diaprés de larges enchymosessanguinolentes.

Tout son corps frémissait, agité de tressaillements nerveux, etsa poitrine haletante ne laissait qu’avec peine exhaler sarespiration sifflante.

Elle était toujours évanouie.

La Linda et Antinahuel entrèrent.

– Pauvre fille ! murmura le chef.

La Linda le regarda avec un feint étonnement.

– Je ne vous reconnais plus, chef, lui dit-elle avec unsourire sardonique, mon Dieu, comme l’amour change un homme !comment, vous, Antinahuel, le plus intrépide guerrier des quatreUtal-Mapus de l’Araucanie, vous vous apitoyez sur le sort de cettepéronnelle. Dieu me damne ! vous êtes, je crois, sur le pointde pleurer comme une femme !

Le chef secoua la tête avec tristesse.

– Oui, dit-il, en considérant la jeune fille d’un airsombre, c’est vrai, ma sœur a raison, je ne me reconnais plusmoi-même ! Oh ! ajouta-t-il avec un accent pleind’amertume, est-il possible en effet que moi, Antinahuel, auquelles Huincas ont fait tant de mal, je sois ainsi ? Quelle estdonc la force de ce sentiment que j’ignorais, puisqu’il me feraitcommettre une lâcheté ? Cette femme est d’une race maudite,elle appartient à l’homme dont les ancêtres ont été depuis dessiècles les bourreaux des miens ; cette femme est là, devantmoi, elle est en ma puissance, je puis me venger sur elle, assouvirla haine qui me dévore, lui faire enfin endurer les maux les plusatroces !… et je n’ose pas !… non, je n’osepas !…

Ces dernières paroles furent prononcées avec un accent siterriblement passionné qu’elles semblaient le rugissement d’unepanthère prise au piège ; elles avaient quelque chose quiépouvantait et faisait froid au cœur.

La Linda regardait le chef avec un mélange de terreur etd’admiration ; cette passion de bête fauve la touchait,l’intéressait, si l’on peut parler ainsi ; elle comprenaittout ce qu’il y avait d’âcre, de féroce, de voluptueux dans l’amourde ce guerrier sauvage dont jusqu’à ce jour les seules joiesavaient été la bataille, le sang versé à torrents et le râle de sesvictimes.

Elle contemplait ce titan vaincu, honteux de sa défaite, sedébattant en vain sous la force toute puissante du sentiment quil’étreignait, et qui, en rugissant, était contraint d’avouer sadéfaite.

Ce spectacle était pour elle plein de charmes et d’imprévu.

– Mon frère aime donc bien cette femme ?demanda-t-elle d’une voix douce et insinuante.

Antinahuel la regarda comme s’il se réveillait en sursaut, ilfixa sur elle un œil hébété et lui serrant sans y songer le bras àle briser :

– Si je l’aime ! s’écria-t-il avec violence, si jel’aime !… que ma sœur écoute : avant de mourir et d’allerdans l’eskennane– paradis – chasser dans les prairiesbienheureuses avec les guerriers justes, mon père me fit appeler etapprochant sa bouche de mon oreille, car la vie s’éteignait en lui(il ne pouvait plus parler à peine), il me révéla d’une voixentre-coupée les malheurs de notre famille : mon fils,ajouta-t-il, tu es le dernier de notre race, don Tadeo de Léon estaussi le dernier de la sienne ; depuis l’arrivée des visagespâles, la famille de cet homme s’est fatalement trouvée toujours,partout, dans toutes les circonstances, en lutte avec la nôtre, ilfaut que don Tadeo meure, afin que sa race maudite disparaisse dela surface de la terre et que la nôtre reprenne sa force et sasplendeur ; jure-moi de tuer cet homme que jamais je n’ai puatteindre ! je le jurai : bon, me dit-il, Pillian aimeles enfants qui obéissent à leur père, que mon fils monte sonmeilleur cheval et qu’il se mette à la recherche de son ennemi,afin que, lorsqu’il l’aura tué, son cadavre brûle sur mon tombeauet me réjouisse dans l’autre vie ; puis d’un signe mon pèrem’ordonna de partir. Sans répliquer je sellai, ainsi qu’il mel’avait commandé, mon meilleur cheval, je vins dans la ville nomméeSantiago, résolu à tuer mon ennemi n’importe où je le rencontreraispour obéir à mon père.

– Eh bien ? demanda la Linda en voyant qu’ils’interrompait brusquement.

– Eh bien reprit-il d’une voix sourde, je vis cette femme,j’oubliai tout, serment, haine, vengeance, pour ne plus songer qu’àl’aimer, et mon ennemi vit encore.

La Linda lui lança un regard de dédain, Antinahuel ne leremarqua pas et continua :

– Un jour cette femme me trouva mourant, percé de coups,gisant abandonné au fond d’un fossé sur une route, elle me fitrelever par ses peones, me conduisit dans son toldo en pierre, etpendant trois lunes veilla seule à mon chevet, obligeant à seretirer la mort, qui déjà s’était penchée sur moi.

– Et quand mon frère fut guéri ? dit la Linda.

– Quand je fus guéri, reprit-il avec exaltation, jem’enfuis comme un tigre blessé, portant dans mon cœur une plaieincurable. Longtemps j’ai lutté, j’ai combattu contre moi-même pourvaincre cette passion insensée, tout a été inutile ; il y adeux soleils, lorsque j’ai quitté ma tolderia, ma mère que j’aimaiset que je vénérais, a voulu s’opposer à mon départ, elle savait quec’était l’amour qui m’entraînait loin d’elle, que c’était pour voircette femme que je la quittais, eh bien, ma mère…

– Votre mère ? fit la courtisane haletante.

– Comme elle s’obstinait à ne pas me laisser partir, jel’ai broyée sans pitié sous les sabots de mon cheval !s’écria-t-il d’une voix stridente.

– Oh ! s’écria la Linda avec horreur, en reculantmalgré elle.

– Oui, c’est horrible, n’est-ce pas, de tuer sa mère ?de la tuer pour une fille d’une race maudite !… Oh !ajouta-t-il avec un ricanement terrible, ma sœur medemandera-t-elle encore si j’aime cette femme ?… Pour elle…pour la voir… pour l’entendre m’adresser une de ces douces parolesqu’elle me disait de sa voix harmonieuse et musicale comme un chantd’oiseau, quand elle veillait près de moi, ou seulement la voir mesourire, comme elle le faisait autrefois, je sacrifierais avec joieles intérêts les plus sacrés, je me plongerais dans le sang de mesamis les plus chers, rien ne m’arrêterait.

Pendant qu’il parlait ainsi, la Linda, tout en l’écoutant,réfléchissait profondément ; lorsqu’il se tut, elle luidit :

– Je vois que mon frère aime bien réellement cettefemme ; qu’il me pardonne, je croyais qu’il n’éprouvait pourelle qu’un de ces caprices passagers qu’un lever et un coucher desoleil voient naître et mourir, je me suis trompée, je saurairéparer ma faute.

– Que veut dire ma sœur ?

– Je veux dire que si j’avais connu la passion de monfrère, je n’aurais pas infligé à cette fille les rudes châtimentsque je lui ai fait subir.

– Pauvre enfant ! soupira-t-il.

La Linda sourit avec ironie.

– Oh ! mon frère ne connaît pas les femmes pâles,dit-elle, ce sont des vipères que l’on a beau écraser, et quitoujours se redressent pour piquer au talon celui qui appuie lepied dessus. On ne discute pas avec la passion, sans cela je diraisà mon frère : remerciez-moi, car en tuant cette femme je vouspréserve d’atroces douleurs ; cette femme ne vous aimerajamais ! plus vous vous ferez humble devant elle, plus elle setiendra froide, hautaine et méprisante devant vous !

Antinahuel fit un mouvement.

– Mais, continua-t-elle, mon frère aime, je lui rendraicette femme ; avant une heure je la lui livrerai, sinoncomplètement guérie, du moins hors de danger, et sans attendrel’accomplissement de la promesse qu’il m’a faite, je le laisserailibre d’en disposer comme bon lui semblera.

– Oh ! si ma sœur fait cela, s’écria Antinahuel ivrede joie, je serai son esclave !

Doña Maria sourit avec une expression indéfinissable, elle avaitatteint son but.

– Je le ferai, dit elle, seulement le temps presse, nous nepouvons rester ici davantage, des devoirs impérieux nous réclament,mon frère l’oublie sans doute.

Antinahuel lui jeta un regard soupçonneux.

– Je n’oublie rien, dit-il, l’ami de ma sœur sera délivré,dussé-je, pour obtenir ce résultat, faire tuer mille guerriers.

– Bon ! mon frère réussira.

– Seulement je ne partirai que lorsque la vierge aux yeuxd’azur aura repris connaissance.

– Que mon frère se hâte donc de donner l’ordre du départ,car dans dix minutes cette frêle enfant sera dans l’état qu’ildésire.

– Bien ! fit Antinahuel, dans dix minutes je seraiici.

Il sortit du cuarto d’un pas précipité.

Dès qu’elle fut seule, la Linda s’agenouilla devant la jeunefille, la délivra des cordes qui la serraient encore, lui lava levisage avec de l’eau fraîche, releva ses cheveux et banda avec soinla blessure qu’elle avait au front.

– Oh ! pensa-t-elle, par cette femme, je te tiens,démon, va ! agis comme bon te semblera, je suis toujoursassurée maintenant de t’obliger à faire toutes mes volontés.

Elle souleva doucement la jeune fille, la plaça sur le fauteuilà dossier qui se trouvait dans le cuarto, répara tant bien que malle désordre de la toilette de sa victime, et lui appuya sous lesnarines un flacon de sels d’une grande puissance.

Ces sels ne tardèrent pas à produire de l’effet : le râlecessa, la poitrine fut moins oppressée, la jeune fille poussa unprofond soupir et ouvrit les yeux en jetant autour d’elle desregards languissants. Mais subitement son œil se fixa sur la femmequi lui prodiguait des soins, une nouvelle pâleur couvrit sestraits qui avaient repris une teinte rosée, elle ferma les yeux etfut sur le point de s’évanouir de nouveau.

La Linda haussa les épaules, elle sortit un second flacon de sapoitrine et entr’ouvrant la bouche de la pauvre enfant, elle versasur ses lèvres violacées quelques gouttes de cordial.

L’effet en fut prompt comme la foudre.

La jeune fille se redressa subitement et tourna la tête vers laLinda.

En ce moment Antinahuel rentra.

– Tout est prêt, dit-il, nous pouvons partir.

– Quand vous voudrez, répondit doña Maria.

Le chef regarda la jeune fille et sourit avec joie.

– J’ai tenu ma promesse, fit la Linda.

– Je tiendrai la mienne, dit-il.

– Que faites-vous de cette enfant ?

– Elle reste ici ; j’ai pourvu à tout.

– Partons, alors, et se tournant vers doña Rosario :au revoir, señorita, lui dit-elle avec un sourire méchant.

Doña Rosario se leva comme poussée par un ressort, et luisaisissant les bras :

– Madame, lui dit-elle d’une voix triste, je ne vous maudispas, Dieu veuille, si vous avez des enfants, qu’ils ne soientjamais exposés à souffrir les tortures auxquelles vous m’avezcondamnée !

À cette parole qui lui brûla le cœur comme un fer rouge, laLinda poussa un cri de terreur, une sueur froide inonda son frontpâli et elle sortit de la salle en trébuchant.

Antinahuel la suivit.

Bientôt le bruit des chevaux qui s’éloignaient apprit à la jeunefille que ses ennemis s’étaient éloignés et qu’enfin elle setrouvait seule.

La pauvre enfant, libre de se livrer à sa douleur, fondit enlarmes et laissa tomber sa tête dans ses mains en s’écriant avecdésespoir :

– Ma mère ! ma mère ! si vous vivez encore oùêtes-vous donc ? que vous n’accourez pas au secours votrefille !

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