Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 44LE ROCHER.

Mais en se remettant en route, Valentin avait plutôt consulté lepéril de la situation et la nécessité d’y échapper, que lapossibilité de marcher.

Les chevaux, surmenés depuis deux jours, fatigués outre mesurepar l’ouragan, refusaient d’avancer ; ce n’était qu’avec forcecoups d’éperons que l’on parvenait à leur faire faire quelques pasen trébuchant.

Enfin, après une heure d’efforts infructueux, don Tadeo, dont lecheval, noble bête de pure race, pleine de feu et de courage,venait de s’abattre deux fois coup sur coup, fut le premier à faireobserver à Valentin l’impossibilité dans laquelle ils se trouvaientd’aller plus loin.

– Je le sais, répondit le jeune homme en soupirant, lespauvres animaux sont presque fourbus, mais qu’y faire ?crèvons-les s’il le faut : ceci est une question de vie ou demort, nous arrêter c’est nous perdre.

– Marchons donc ! quoi qu’il arrive, répondit donTadeo avec résignation.

– Et puis, continua le jeune homme, une minute de gagnéeest énorme pour nous : Louis peut être de retour au point dujour avec le secours que nous attendons ; si nos chevauxavaient été reposés, nous serions arrivés cette nuit même àl’hacienda, mais dans l’état où ils sont, il n’y faut passonger ; seulement, plus nous irons en avant, plus nous auronsde chances d’échapper à ceux qui nous poursuivent et de rencontrerceux que nous attendons. Mais pardon, don Tadeo, le chef indien mefait un signe, il a probablement quelque chose d’important à mecommuniquer.

Il quitta don Tadeo et se rapprocha de l’Ulmen.

– Eh bien, chef, lui demanda-t-il, qu’avez-vous à medire ?

– Mon frère compte-t-il marcher longtemps encore ? fitl’Indien.

– Mon Dieu, chef, vous m’adressez justement la mêmequestion que don Tadeo, question à laquelle je ne sais commentrépondre.

– Que pense le grand chef ?

– Il m’a dit ce que je sais aussi bien que lui,c’est-à-dire que nos chevaux sont à bout.

– Ooch ! et que va faire mon frère à la cheveluredorée ?

– Le sais-je ? que Trangoil Lanec me conseille :c’est un guerrier renommé dans sa tribu, il trouvera probablementun stratagème pour nous sortir d’embarras.

– J’ignore ce que mon frère nomme un stratagème, mais jecrois avoir une bonne idée.

– Parlez, chef, vos idées sont toujours excellentes, et ence moment je suis convaincu qu’elles seront meilleures quejamais.

L’Indien baissa la tête avec modestie, un sourire de plaisiréclaira une seconde sa figure intelligente.

– Que mon frère écoute, dit-il, peut-être Antinahuel est-ildéjà sur nos traces ; s’il n’y est pas, il ne tardera pas as’y mettre ; s’il nous rejoint pendant la marche, nous seronstués : que peuvent en rase campagne trois hommes contresoixante ? Mais non loin d’ici, je connais un endroit où nousnous défendrons facilement. Il y a plusieurs lunes, dans unemalocca, dix guerriers de ma tribu et moi, nous avons résisté danscette place pendant quinze jours entiers contre plus de centguerriers des visages pâles que j’ai enfin contraints à laretraite ; mon frère me comprend-il ?

– Parfaitement, chef, parfaitement, guidez-nous vers cetendroit, et si Dieu veut que nous l’atteignions, je vous jure queles mosotones de Antinahuel trouveront à qui parler s’ils osent s’yprésenter.

Trangoil Lanec prit immédiatement la direction de la petitetroupe, et lui fit faire un léger détour.

Dans l’intérieur de l’Amérique du Sud, ce qu’en Europe noussommes convenus de nommer routes ou chemins n’existe pas ;mais on rencontre un nombre infini de sentiers tracés par les bêtesfauves, qui se croisent, s’enchevêtrent dans tous les sens etfinissent tous, après des méandres sans nombre, par aboutir à desruisseaux ou à des rivières, qui depuis des siècles serventd’abreuvoirs aux animaux sauvages.

Les Indiens possèdent seuls le secret de se diriger à coup sûrdans ces labyrinthes inextricables ; aussi, après vingtminutes de marche, les voyageurs se trouvèrent-ils, sans savoircomment, au bord d’une charmante rivière d’un tiers de mille delarge, au centre de laquelle s’élevait comme une sentinellesolitaire un énorme bloc de granit.

Valentin poussa un cri d’admiration à l’aspect de cetteforteresse improvisée.

Les chevaux, comme s’ils eussent compris qu’ils étaient enfinarrivés en lieu sûr, entrèrent joyeusement dans l’eau, malgré lafatigue qui les accablait, et nagèrent vigoureusement vers lerocher.

Ce bloc de granit, qui de loin semblait inaccessible, étaitcreux ; par une pente douce intérieure, il était facile demonter au sommet qui formait une plate-forme de plus de dix mètrescarrés de circonférence.

Les chevaux furent cachés dans un coin de la grotte, où ils secouchèrent épuisés, et Valentin s’occupa à barricader l’entrée dela forteresse avec tout ce qui lui tomba sous la main, de façon àpouvoir opposer une vigoureuse résistance tout en restant àcouvert.

Cela fait, on alluma du feu, et on attendit les événements.

César était allé de lui-même se poster sur la plateforme,sentinelle vigilante qui ne devait pas laisser surprendre lagarnison.

Plusieurs fois le Français, que l’inquiétude tenait éveillé,tandis que ses compagnons, succombant à la fatigue, se livraient aurepos, était monté sur la plate-forme pour caresser son chien ets’assurer que tout était tranquille.

Mais rien ne troublait le sombre et mystérieux silence de lanuit ; seulement par intervalles on voyait se dessiner auloin, aux rayons argentés de la lune, les formes confuses dequelque animal qui venait paisiblement se désaltérer à la rivière,où l’on entendait les miaulements plaintifs et saccadés des loupsrouges, auxquels se mêlaient les chants de la hulotte bleue et dumawkawis cachés sous la feuillée.

La nuit tirait à sa fin, l’aube commençait à nuancer l’horizonde ses teintes nacrées, les étoiles s’éteignaient les unes aprèsles autres dans les sombres profondeurs du ciel, et à l’extrêmeligne bleue du llano, un reflet d’un rouge vif annonçait que lesoleil n’allait pas tarder à paraître.

Il faut s’être trouvé seul et isolé dans le désert, pourcomprendre ce que la nuit, cette grande créatrice des fantômes etdes djinns, cache de terrible et de menaçant sous son épais manteaude brume, avec quelle joie et quelle reconnaissance on salue lelever du soleil, ce roi de la création, ce puissant protecteur quirend à l’homme le courage, en lui réchauffant le cœur engourdi etglacé par les lugubres insomnies des ténèbres.

– Je vais me reposer quelques instants, dit Valentin àTrangoil Lanec qui s’éveillait en jetant autour de lui un regardinquiet, la nuit est finie ; je crois que, quant à présent,nous n’avons rien à redouter.

– Silence ! murmura l’Indien en lui serrant le brasavec force.

Les deux hommes prêtèrent l’oreille ; un gémissementétouffé traversa l’espace.

– C’est mon chien ! c’est César qui nous avertit,s’écria le jeune homme, que se passe-t-il donc, mon Dieu ?

Il s’élança sur la plate-forme, où le chef l’eut bientôtrejoint.

En vain regarda-t-il de tous les côtés, rien ne paraissait, lamême tranquillité semblait régner autour d’eux.

Seulement les hautes herbes qui garnissaient les bords de larivière s’inclinaient doucement comme poussées par la brise.

Valentin crut un instant que son chien s’était trompé ;déjà il se préparait à descendre lorsque tout à coup le chef lesaisit par le milieu du corps et le contraignit à se coucher sur laplate-forme.

Plusieurs coups de feu retentirent, une dizaine de ballesvinrent en sifflant s’aplatir sur le rocher, et plusieurs flèchespassèrent par-dessus la plateforme.

Une seconde de plus, Valentin était tué.

Puis éclata un hurlement épouvantable répété par les échos desdeux rives.

C’était le cri de guerre des Aucas qui, au nombre de plus dequarante, apparurent sur le rivage.

Valentin et le chef déchargèrent leurs fusils presque au hasardau milieu de la foule.

Deux hommes tombèrent.

Les Indiens disparurent subitement dans les halliers et dans leshautes herbes.

Le silence un instant troublé se rétablit avec une tellepromptitude que, si les cadavres des Indiens tués n’étaient pasrestés étendus sur le sable, cette scène aurait pu passer pour unrêve.

Le jeune homme profita de la minute de répit que l’ennemi luidonnait pour descendre dans la grotte.

Au bruit de la fusillade et des cris poussés par les Aucas, doñaRosario s’était éveillée en sursaut.

Voyant son père saisir son fusil pour monter sur la plate-forme,elle se jeta dans ses bras en le suppliant de ne pas laquitter.

– Mon père, lui dit-elle, je vous en prie, ne me laissezpas seule, ou bien permettez-moi de vous suivre, ici je deviendraifolle de terreur.

– Ma fille, répondit don Tadeo, votre mère reste près devous, moi je dois rejoindre nos amis ; voudriez-vous que, dansune circonstance comme celle-ci, je les abandonnasse ? c’estma cause qu’ils défendent, ma place est auprès d’eux !…voyons, du courage, ma Rosarita chérie, le temps estprécieux !

La jeune fille se laissa tomber sur le sol avec accablement.

– C’est vrai ! dit-elle, pardonnez-moi, mon père, maisje ne suis qu’une femme et j’ai peur !…

Sans prononcer une parole, la Linda avait tiré son poignard ets’était embusquée à l’entrée de la grotte.

En ce moment Valentin parut.

– Merci, don Tadeo, lui dit-il, vous ne nous êtes pasindispensable là-haut, tandis qu’ici, au contraire vous pouvez nousêtre fort utile. Les Serpents Noirs tenteront sans doute detraverser la rivière et de s’introduire dans cette grotte dont ilsconnaissent certainement l’existence, pendant qu’une partie deleurs compagnons nous occupera par une fausse attaque ; restezdonc ici, je vous prie, et surveillez leurs mouvements avec soin,de votre vigilance dépend le succès de notre défense.

Valentin avait raisonné juste. Les Indiens, reconnaissantl’inutilité d’une fusillade contre un bloc de granit sur lequels’aplatissaient leurs balles sans causer le moindre mal à leursadversaires, avaient changé de tactique. Ils s’étaient séparés endeux bandes, dont l’une tiraillait pour attirer l’attention de lagarnison du rocher, tandis que l’autre, dirigée par Antinahuel,avait remonté pendant une centaine de pas le cours de la rivière,arrivés à une certaine distance, les Indiens avaient construit à lahâte plusieurs radeaux sur lesquels ils se laissaient emporter aucourant qui les conduisait tout droit sur le rocher.

Valentin et son compagnon, sachant qu’ils n’avaient rien àcraindre de ceux qui, du rivage, tiraient sur eux, redescendirentdans la grotte où devait se concentrer toute la défense.

Le premier soin du jeune homme fut de placer doña Rosario àl’abri des balles, derrière un pan de rocher qui formait uneexcavation assez profonde pour qu’une personne pût s’y tenir sansêtre trop mal à l’aise. Ce devoir rempli, il prit son poste auprèsde ses compagnons en avant de la barricade.

Un radeau monté par sept ou huit Indiens, drossé avec violencepar le courant, vint tout à coup choquer contre le rocher.

Les Indiens poussèrent leur cri de guerre et s’élancèrent enbrandissant leurs armes, mais les trois hommes auxquels la Lindaavait absolument voulu se joindre se jetaient sur eux, et avantqu’ils eussent pu reprendre leur aplomb, dérangé par la rapiditéavec laquelle ils abordaient, ils les assommèrent à coups de crossede fusil et rejetèrent leurs corps à la rivière.

César avait sauté à la gorge d’un Indien d’une taille colossale,qui déjà levait sa hache sur don Tadeo, et l’avait étranglé.

Mais à peine en avaient-ils fini avec ceux-là que deux autresradeaux survinrent, suivis presque immédiatement d’un troisième etd’un quatrième, portant au moins une trentaine d’hommes à euxquatre.

Un instant la mêlée fut terrible dans cet endroit resserré oùl’on combattait poitrine contre poitrine, pied contre pied ;la Linda, tremblant pour sa fille, les cheveux épars, les yeuxétincelants, se défendait comme une lionne, puissamment secondéepar ses trois compagnons qui faisaient des prodiges de valeur.

Mais accablés par le nombre, les assiégés furent enfin obligésde reculer et de chercher un abri derrière la barricade.

Il y eut une minute de trêve pendant laquelle les Aucas secomptèrent.

Six des leurs étaient étendus morts, plusieurs autres avaientdes blessures graves.

Valentin avait reçu un coup de hache sur la tête, mais grâce àun brusque mouvement qu’il avait fait de côté, la blessure étaitpeu profonde.

Trangoil Lanec avait le bras gauche traversé, don Tadeo et laLinda n’étaient pas blessés.

Valentin jeta un regard chargé d’une douleur suprême versl’endroit de la grotte qui servait de refuge à la jeune fille, puisil ne songea plus qu’à faire noblement le sacrifice de sa vie.

Le premier il recommença la lutte.

Soudain une violente fusillade partit du rivage.

Plusieurs Indiens tombèrent.

– Courage ! s’écria Valentin, courage ! voici nosamis !

Suivi de ses compagnons, une seconde fois il escalada labarricade et se rejeta dans la mêlée.

Tout à coup un cri d’appel d’une expression déchirante retentitdans la grotte.

La Linda se retourna, et poussant un rugissement de bête fauve,elle se précipita sur Antinahuel entre les bras duquel doña Rosariose débattait vainement.

Antinahuel, étourdi par cette attaque imprévue, lâcha la jeunefille et fit face à l’adversaire qui osait lui barrer lepassage.

Il eut une seconde d’hésitation en reconnaissant la Linda.

– Arrière ! lui dit-il d’une voix sourde.

Mais la Linda sans lui répondre se jeta sur lui à corps perdu etlui planta son poignard dans la poitrine.

– Meurs donc, chienne, hurla-t-il en levant sa hache.

La Linda tomba.

– Ma mère ! ma mère ! s’écria doña Rosario avecdésespoir en s’agenouillant près d’elle et la couvrant debaisers.

Le chef se baissa pour saisir la jeune fille, mais alors unnouvel adversaire se dressa terrible devant lui.

Cet adversaire était Valentin.

Le toqui, la rage au cœur de voir que la proie dont il secroyait certain lui échappait sans retour, s’élança sur le Françaisen lui portant un coup de hache que celui-ci para avec sonrifle.

Alors les deux ennemis, les yeux étincelants, les dents serréespar la colère, se saisirent à bras le corps, s’enlacèrent l’un àl’autre comme deux serpents, et roulèrent sur le sol en cherchantmutuellement à se poignarder.

Cette lutte avait quelque chose d’atroce, auprès de cette femmequi agonisait et de cette autre à demi-folle de douleur etd’épouvante.

Valentin était adroit et vigoureux, mais il avait affaire à unhomme contre lequel il n’aurait pu résister s’il n’avait étéaffaibli par la blessure que lui avait faite la Linda.

Le corps huileux de l’Indien n’offrait aucune prise au Français,tandis que son ennemi, au contraire, l’avait saisi par la cravateet l’étranglait de la main droite, pendant que de la gauche iltâchait de lui enfoncer son poignard dans les reins.

Ni Trangoil Lanec ni don Tadeo ne pouvaient porter secours àleur compagnon, occupés qu’ils étaient à se défendre eux-mêmescontre les Aucas qui les serraient de près.

C’en était fait de Valentin. Déjà ses idées perdaient leurlucidité, il ne résistait plus que machinalement, lorsqu’il sentitles doigts qui serraient son cou se détendre graduellement ;alors, dans un dernier mouvement de rage, il réunit toutes sesforces, par une secousse violente il parvint à se dégager et à serelever sur les genoux.

Mais son ennemi, loin de l’attaquer ou de chercher à sedéfendre, poussa un profond soupir et retomba en arrière.

Antinahuel était mort.

– Ah ! s’écria la Linda avec une expression impossibleà rendre, elle est sauvée !…

Et elle retomba évanouie entre les bras de sa fille, serrantencore dans ses mains avec une force inouïe son poignard, dont elleavait percé le cœur du chef en se traînant sur les genoux jusqu’àce qu’elle pût l’atteindre.

On s’empressa autour de la malheureuse femme qui venait, entuant l’ennemi le plus acharné de sa fille, de réparer si noblementses fautes en se sacrifiant.

Longtemps les soins qu’on lui prodigua furent inutiles.

Enfin, elle soupira faiblement, ouvrit les yeux, et fixant unregard voilé sur ceux qui l’entouraient, elle saisit convulsivementsa fille et don Tadeo, les rapprocha d’elle et les contempla avecune expression de tendresse infinie, tandis que d’abondantes larmescoulaient sur son visage déjà couvert des ombres de la mort.

Ses lèvres remuèrent, une écume sanglante apparut aux coins desa bouche et d’une voix basse et entre-coupée ellemurmura :

– Oh ! j’étais trop heureuse !… tous deux vousm’aviez pardonné !… mais Dieu n’a pas voulu ! cette mortterrible désarmera-t-elle sa justice !… priez… priez pourmoi !… afin que plus tard nous nous retrouvions auciel !… je meurs… adieu !… adieu !…

Un frémissement convulsif agita tout son corps, elle se relevapresque droite et retomba comme frappée de la foudre.

Elle était morte.

– Mon Dieu, s’écria don Tadeo en levant les yeux au ciel,pitié, pitié pour elle !

Et il s’agenouilla auprès du corps.

Ses compagnons l’imitèrent pieusement, et prièrent pour lamalheureuse que le Tout-Puissant venait si subitement de rappeler àlui.

Dès qu’ils avaient vu tomber leur chef, les Indiens avaientdisparu.

 

Deux heures plus tard, grâce aux peones amenés par le comte etCurumilla, la petite troupe arrivait saine et sauve à l’hacienda dela Paloma, conduisant avec elle le corps de doña Maria.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer