Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 26LE MILAN ET LA COLOMBE.

Le général Bustamente avait mis à profit la bonne volonté subitedont Antinahuel avait fait preuve à son égard.

Aussi, deux jours après les événements que nous avons rapportés,l’armée araucanienne était-elle fortement retranchée sur le Biobio,dans une position inaccessible.

Antinahuel, en chef expérimenté, avait établi son camp au sommetd’une colline boisée qui dominait le seul gué de la rivière.

Un rideau d’arbres avait été laissé pour dissimuler la présencede l’armée, si bien que nul n’aurait pu, à moins de renseignementspositifs, la croire dans cette position.

Les divers contingents des Utals-Mapus étaient arrivés en toutehâte au rendez-vous assigné par le toqui ; d’instants eninstants il en arrivait encore.

La force totale de l’année était en ce moment d’environ neufmille hommes.

Le Cerf Noir, avec un corps de guerriers d’élite, battait lacampagne dans tous les sens afin de surprendre les coureursennemis.

Les maloccas, ou invasions araucaniennes, ne sont quedes surprises, aussi la prudence déployée par les chefs dans cesexpéditions est-elle extrême.

Rien ne donnait à supposer aux Indiens que les blancs sedoutassent du coup de main qu’ils méditaient.

Ils voyaient sur la rive opposée du Biobio les troupeaux paîtreen liberté et les huasos vaquer tranquillement à leurs affaires,comme si de rien était.

Le général Bustamente interrogeait l’horizon à l’aide d’unelongue-vue.

Antinahuel était retiré sous son toldo avec la Linda et doñaRosario.

La jeune fille n’était au camp que depuis une heure.

La pauvre enfant portait sur son visage pâli les traces desfatigues qu’elle avait éprouvées ; une sombre tristesse étaitrépandue sur ses traits.

Elle se tenait debout, les yeux baissés devant le toqui, dont leregard brûlant ne la quittait pas une seconde.

– Mon frère voit que j’ai tenu ma promesse, lui dit laLinda avec un mauvais sourire à l’adresse de la jeune fille.

– Oui, répondit le toqui, je remercie ma sœur, moi aussij’ai tenu la mienne.

– Mon frère est un grand guerrier, il n’a qu’uneparole ; avant d’entrer sur le territoire des Huincas, ilserait bon qu’il fixât le sort de sa prisonnière.

– Cette jeune vierge n’est pas ma prisonnière, réponditAntinahuel, dont le regard étincela, elle sera la femme du grandtoqui des Aucas.

– Soit ! fit la Linda en haussant les épaules,Antinahuel est le maître.

Le chef se leva, et s’approchant de la jeune fille :

– Ma sœur est triste, lui dit-il avec douceur, la longueroute qu’elle a faite l’a fatiguée sans doute, un toldo est préparépour ma sœur, elle se reposera quelques heures, et puis aprèsAntinahuel lui fera connaître ses intentions.

– Chef, répondit la jeune fille avec mélancolie, mon corpsn’éprouve pas de fatigue, je suis forte, vos mosotones ont été bonspour moi, ils ont eu pitié de ma jeunesse et m’ont traitée avecdouceur.

– Le chef l’avait ordonné, dit galamment Antinahuel.

– Je vous remercie d’avoir donné ces ordres, cela me prouveque vous n’êtes pas méchant.

– Non, fit Antinahuel, j’aime ma sœur.

La jeune fille ne comprit point cette déclaration d’amour àbrûle-pourpoint, et se méprit sur le sens des paroles qui luiétaient adressées.

– Oh ? oui, dit-elle naïvement, vous m’aimez, vousavez pitié de moi, vous ne voudrez pas me voir souffrir !

– Non, j’apporterai tous mes soins à ce que ma sœur soitheureuse.

– Oh ! ce serait bien facile, si vous le vouliezréellement ! s’écria-t-elle en lui jetant un regard de prièreet en joignant les mains.

– Que faut-il faire pour cela ? je suis prêt à obéir àma sœur.

– Bien vrai ?

– Que ma sœur parle ! fit le chef.

– Les larmes d’une pauvre jeune fille ne peuventqu’attrister un grand guerrier comme vous !

– C’est la vérité, dit-il doucement.

– Rendez-moi à mes amis, à mes parents !s’écria-t-elle avec effusion ; oh ! si vous faites cela,chef, je vous bénirai ! je vous garderai une éternellereconnaissance, car je serai bien heureuse !

Antinahuel recula tout interdit en se mordant les lèvres aveccolère.

La Linda éclata de rire.

– Vous voyez, dit-elle, il vous est très-facile de larendre bien heureuse !

Le chef fronça les sourcils d’un air courroucé.

– Holà ! frère, reprit la Linda, ne nous fâchons pas,je vous prie, et laissez-moi un instant causer avec cette colombeeffarouchée.

– Pourquoi faire ? dit le toqui avec impatience.

– Caramba ! pour lui expliquer clairement vosintentions ; au train dont vous y allez, vous n’en finirezjamais.

– Bon.

– Seulement, faites bien attention que je ne répondsnullement de la bien disposer à votre égard.

– Ah ! fit Antinahuel désappointé.

– Non, mais je vous garantis qu’après notre conversationelle saura parfaitement à quoi s’en tenir sur vos projets surelle : cela vous convient-il ?

– Oui, ma sœur a la langue dorée, elle l’endormira.

– Hum ! je ne crois pas ; cependant je vaisessayer pour vous être agréable, dit-elle avec un sourireironique.

– Bien, pendant la conversation de ma sœur, je visiterai lecamp.

– C’est cela, fit la Linda, de cette façon vous ne perdrezpas votre temps.

Antinahuel sortit après avoir lancé à la jeune fille un regardqui lui fit baisser les yeux en rougissant.

Restée seule avec doña Rosario, la Linda l’examina un instantavec une telle expression de méchanceté haineuse que la jeune fillese sentit frémir d’effroi malgré elle.

La vue de cette femme produisait sur elle cet effet étrange quel’on attribue au regard du serpent : elle se sentait fascinéepar cet œil glauque au regard froid qui se rivait sur elle avec unefixité insupportable.

Après quelques minutes qui parurent un siècle à la pauvreenfant, la Linda se leva, s’approcha lentement d’elle et lui posantrudement la main sur l’épaule :

– Pauvre fille ! lui dit-elle d’une voix :incisive, depuis, bientôt un mois que tu es prisonnière, en es-tudonc encore à deviner pour quelle raison je t’ai faitenlever ?

– Je ne vous comprends pas, madame, répondit doucement lajeune fille, vos paroles sont pour moi des énigmes dont je cherchevainement le sens.

– Pauvre innocente ! reprit la courtisane avec un riremoqueur, il me semble pourtant que la nuit où nous nous sommestrouvées face à face au village de San-Miguel je t’ai parlé assezfranchement.

– Tout ce qu’il m’a été possible de comprendre, madame,c’est que vous me haïssez pour une raison que j’ignore.

– Que t’importe la raison, puisque le fait existe !Oui, je te hais, misérable ! je me venge sur toi des torturesqu’une autre personne m’a fait endurer ; qu’est-ce que cela mefait à moi, que tu ne m’aies rien fait ! je ne te connaispas ! en me vengeant sur toi, ce n’est pas toi que jehais ! c’est celui qui t’aime ! dont chacune de teslarmes brise le cœur ! Mais ce n’est pas assez des tourmentsque je te réserve, s’il les ignore, je veux qu’il en soit témoin,je veux qu’il expire de désespoir en apprenant ce que j’ai fait detoi, à quel état d’abaissement et de mépris je t’ai réduite.

– Dieu est juste, madame, répondit la jeune fille avecfermeté, je ne sais quels forfaits vous méditez, mais il veillerasur moi et ne laissera pas s’accomplir cette atroce vengeance dontvous me menacez.

– Dieu ! misérable créature, s’écria la Linda avec unricanement farouche, Dieu n’est qu’un mot ! il n’existepas ! prie-le, car tu n’as plus que lui qui puisse te venir enaide !

– Il ne me faillira pas, madame ! répondit-elle,prenez garde que bientôt, courbée sous sa main puissante, à votretour vous imploriez en vain sa miséricorde et ne trouviez que satardive mais implacable justice !

– Va ! misérable enfant ! tes menaces nem’inspirent que du mépris.

– Je ne menace pas, madame, je suis une malheureuse jeunefille, que la fatalité a jetée innocente entre vos mains, je tâchede vous attendrir.

– Vaines prières, que les tiennes ! Eh bien,soit ! ajouta-t-elle en s’animant à la colère qui grondait enelle, lorsque mon heure sera venue, je ne demanderai pas plus depitié que je n’en aurai pour toi !

– Dieu vous pardonne le mal que vous voulez me faire,madame.

Pour la deuxième fois, malgré elle, la Linda éprouvait uneémotion indéfinissable, dont elle cherchait vainement à s’expliquerla cause ; mais elle se raidit contre ce pressentiment secretqui semblait l’avertir que sa vengeance s’égarait et qu’en voulantfrapper trop fort elle se trompait.

– Écoute, lui dit-elle d’une voix brève et saccadée, c’estmoi qui t’ai fait enlever, tu le sais ; mais tu ignores dansquel but, n’est-ce pas ? eh bien, ce but je vais te le faireconnaître : l’homme qui sort d’ici, Antinahuel, le chef desAraucans, est un misérable ! eh bien, il a conçu pour toi unepassion immonde, monstrueuse comme son esprit féroce est seulcapable d’en concevoir ; écoute, sa mère a voulu le détournerde cette passion, il a tué sa mère !

– Oh ! s’écria la jeune fille avec horreur.

– Tu trembles, n’est-ce pas ? reprit la Linda ;c’est un être bien abject, en effet, que cet homme ! il n’a decœur que pour le crime, il ne reconnaît de lois que celles que sespassions et ses vices lui imposent ! eh bien, cet être hideux,ce scélérat odieux, t’aime, te dis-je, il est amoureux de toi, mecomprends-tu ? je ne sais ce qu’il aurait donné pour teposséder, pour faire de toi sa maîtresse ; moi, je t’ai vendueà cet homme, tu lui appartiens, tu es son esclave, il a le droit defaire de toi ce qu’il voudra, et il en abusera, sois encertaine !

– Oh ! vous n’avez pas fait cet odieux marché !s’écria la jeune fille avec stupeur.

– Si, je l’ai fait, reprit-elle en grinçant des dents, etce serait à recommencer, je le ferais encore ! oh ! tu nesais pas quel bonheur j’éprouverai à te voir, toi, blanche colombe,vierge immaculée, rouler dans la fange ; chacune de tes larmesrachètera une de mes douleurs !

– Mais vous n’avez donc pas de cœur, madame ?

– Non, je n’en ai plus ; il y a longtemps qu’il a ététordu et brisé par le désespoir, aujourd’hui je me venge !

La jeune fille eut un moment de vertige, elle fondit en larmeset tomba aux pieds de son bourreau, en éclatant en sanglotsdéchirants.

– Pitié, madame ! s’écria-t-elle d’une voixnavrante ; oh ! vous venez de le dire : vous avez euun cœur ! vous avez aimé ! au nom de ce que vous avezaimé, pitié ! pitié ! pour moi, pauvre orpheline quijamais ne vous ai fait de mal !

– Non, non, pas de pitié ! l’on n’en a pas eu pourmoi.

Et elle la repoussa durement.

Mais la jeune fille, cramponnée à sa robe, la suivait en setraînant sur les genoux.

– Madame ! au nom de ce que vous avez aimé sur laterre, pitié ! pitié !

– Je n’aime plus rien que la vengeance ! oh !fit-elle avec un sourire hideux, c’est bon de haïr, on oublie sadouleur ! les larmes de cette misérable enfant me font dubien !

Doña Rosario n’entendait pas ces affreuses paroles ; enproie au plus violent désespoir, elle continuait à pleurer et àsupplier.

Seulement, le mot enfant frappa son oreille, une lueur se fitdans son cerveau.

– Oh ! madame ! s’écria-t-elle ; oh !je savais bien que vous étiez bonne et que je parviendrais à vousattendrir ! oh ! Dieu a eu pitié de moi !

– Que veut dire cette folle ? fit la Linda.

– Madame ! reprit doña Rosario, vous avez eu desenfants ! vous les avez aimés ! oh ! bien aimés,j’en suis sûre !

– Silence ! malheureuse ! s’écria la Linda ;silence ! ne me parle pas de ma fille !

– Oui ! continua doña Rosario ; c’est cela,c’était une fille, une douce et charmante créature ! oh !vous l’adoriez ! madame !

– Si j’adorais ma fille !… s’écria la Linda avec unrugissement de hyène.

– Eh bien ! au nom de cette fille chérie, pitié !pitié ! madame !

La Linda éclata subitement d’un rire frénétique et se pencha surla jeune fille, en fixant sur elle des yeux flamboyants.

– Misérable ! s’écria-t-elle d’une voix saccadée parla rage ; quel souvenir viens-tu d’évoquer ! mais c’estpour venger ma fille, ma fille qui m’a été dérobée, que je veuxfaire de toi la plus infortunée de toutes les créatures, c’est afinde la venger que je t’ai vendue à Antinahuel !

Doña Rosario resta un instant comme frappée de la foudre,cependant peu à peu elle revint à elle, se redressa lentement, etregardant bien en face la courtisane qui triomphait :

– Madame, lui dit-elle, vous n’avez pas de cœur, soyezmaudite !… Dieu vous punira cruellement !… quant à moi,je saurai me soustraire aux outrages dont vous me menacezvainement.

Et d’un geste rapide comme la pensée, elle arracha de laceinture de la Linda une dague effilée et aiguë, que celle-ci yportait constamment depuis qu’elle vivait avec les Indiens.

La Linda se précipita vers elle.

– Arrêtez, madame, lui dit résolument la jeune fille ;un pas de plus et je me frappe ! oh ! je ne vous crainsplus maintenant, je suis maîtresse de ma vie ! je vous ledisais bien que Dieu ne m’abandonnerait pas !

Le regard de la jeune fille était si ferme, sa contenance sidéterminée, que la Linda s’arrêta malgré elle.

– Eh bien ! reprit doña Rosario avec un sourire demépris, vous ne triomphez plus à présent, vous n’êtes plus aussicertaine de votre vengeance ! que cet homme, dont vous m’avezmenacée, ose approcher de moi, je me plongerai ce poignard dans lecœur ! je vous remercie, madame, car c’est à vous que je doisce moyen suprême d’échapper au déshonneur.

La Linda la regarda avec rage ; mais elle ne répondit pas,elle était vaincue.

En ce moment, il se fit un grand tumulte dans le camp ; despas pressés s’approchèrent du toldo dans lequel se trouvaient lesdeux femmes.

La Linda reprit son siège en composant son visage, afin decacher aux yeux des arrivants les sentiments qui l’agitaient.

Doña Rosario avec un sourire de joie glissa le poignard dans sonsein.

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