Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 35L’ULTIMATUM.

Antinahuel avait rejoint depuis deux jours déjà les mosotonesauxquels il avait confié la garde de doña Rosario.

Les deux troupes étaient confondues en une seule.

Le toqui avait eu d’abord l’intention de traverser les premiersplateaux des Andes et de se retirer chez les Puelches.

Mais la bataille qu’il avait perdue avait eu pour les Araucansdes conséquences terribles.

Leurs principales tolderias avaient été incendiées par lesEspagnols, leurs villes saccagées, les habitants tués ou emmenésprisonniers.

Ceux qui avaient pu fuir avaient d’abord erré sans but dans lesbois ; mais dès qu’ils avaient appris que le toqui étaitparvenu à s’échapper, ils s’étaient réunis et lui avaient expédiédes envoyés, pour lui demander secours et l’obliger à se remettre àla tête d’une armée destinée à sauvegarder leurs frontières.

Antinahuel, heureux du mouvement de réaction qui s’opérait parmises compatriotes, en avait profité pour affermir son pouvoirchancelant depuis la défaite qu’il avait éprouvée.

Il avait changé son itinéraire et s’était, à la tête d’unecentaine d’hommes seulement, rapproché du Biobio, tandis que parson ordre ses autres guerriers s’étaient dispersés sur tout leterritoire pour appeler le peuple aux armes.

Le toqui ne prétendait plus comme autrefois étendre ladomination araucanienne ; son seul désir était maintenantd’obtenir, les armes à la main, une paix qui ne fût pas tropdésavantageuse pour ses compatriotes.

En un mot, il voulait réparer autant que possible les désastrescausés par sa folle ambition.

Pour une raison que seul Antinahuel connaissait, don Tadeo etdoña Rosario ignoraient complètement qu’ils se trouvaient aussiprès l’un de l’autre ; la Linda était demeurée invisible, donTadeo se croyait encore séparé de sa fille par une grandedistance.

Antinahuel avait assis son camp au sommet de la montagne oùquelques jours auparavant il se trouvait avec toute l’arméeindienne, dans cette forte position qui commandait le gué duBiobio.

Seulement l’aspect de la frontière chilienne avait changé.

Une batterie de huit pièces de canon avait été élevée pourdéfendre le passage, et l’on apercevait distinctement de fortespatrouilles de lanceros qui parcouraient la rive et surveillaientavec soin les mouvements des Indiens.

Il était environ deux heures de l’après-midi. À part quelquessentinelles araucaniennes appuyées immobiles sur leurs longueslances en roseau, le camp semblait désert ; un silence profondrégnait partout.

Les guerriers, accablés par la chaleur, s’étaient retirés sousl’ombre des arbres et des buissons pour faire la sieste.

Soudain un appel de trompette retentit sur le bord opposé dufleuve.

L’Ulmen chargé de la garde des avant-postes fit répondre par unappel semblable et sortit pour s’enquérir de la cause de cebruit.

Trois cavaliers revêtus de riches uniformes se tenaient sur larive ; près d’eux un trompette faisait flotter un drapeauparlementaire.

L’Ulmen arbora le même signe et s’avança dans l’eau au-devantdes cavaliers, qui de leur côté avaient pris le gué.

Arrivés à moitié de la largeur du fleuve, les quatre cavalierss’arrêtèrent d’un commun accord et se saluèrent courtoisement.

– Que veulent les chefs de faces pâles ? demandal’Ulmen avec hauteur.

Un des cavaliers répondit aussitôt :

– Va dire à celui que tu nommes le toqui des Aucas, qu’unofficier supérieur de l’armée chilienne a une communicationimportante à lui faire.

L’œil de l’Indien étincela sous sa fauve prunelle à cetteinsulte ; mais reprenant presque aussitôt un visageimpassible :

– Je vais m’informer si notre grand toqui est disposé àvous recevoir, dit-il dédaigneusement ; mais je doute qu’ildaigne écouter des Chiaplo-Huincas.

– Drôle ! reprit le premier interlocuteur avec colère,hâte-toi de m’obéir, ou sinon…

– Soyez patient, don Gregorio, au nom du ciel !s’écria un des deux officiers en s’interposant.

L’Ulmen s’était éloigné.

Au bout de quelques minutes il fit du rivage signe aux Chiliensqu’ils pouvaient avancer.

Antinahuel, assis à l’ombre d’un magnifique espino, attendaitles parlementaires, entouré de cinq ou six de ses Ulmènes les plusdévoués.

Les trois officiers s’arrêtèrent devant lui et restèrentimmobiles sans descendre de cheval.

– Que voulez-vous ? dit-il d’une vois dure.

– Écoutez mes paroles et retenez-les bien, repartit donGregorio.

– Parlez et soyez bref, fit Antinahuel.

Don Gregorio haussa les épaules avec dédain.

– Don Tadeo de Leon est entre vos mains, dit-il.

– Oui, l’homme auquel vous donnez ce nom est monprisonnier.

– Fort bien ; si demain à la troisième heure du jouril ne nous est pas rendu sain et sauf, les otages que nous avonspris et plus de quatre-vingts prisonniers qui sont en notre pouvoirseront passés par les armes à la vue des deux camps, sur le bordmême de la rivière.

– Vous ferez ce que vous voudrez, cet homme mourra,répondit froidement le chef. Antinahuel n’a qu’une parole : ila juré de tuer son ennemi, il le tuera.

– Ah ! c’est ainsi ? eh bien, moi, don GregorioPeralta, je vous jure que de mon côté je tiendrai strictement lapromesse que je viens de vous faire.

Et tournant bride subitement, il s’éloigna suivi de ses deuxcompagnons.

Cependant il entrait plus de bravade que d’autre chose dans lamenace faite par Antinahuel ; si l’orgueil ne l’avait pasretenu, il aurait renoué l’entretien, car il savait que donGregorio n’hésiterait pas à faire ce dont il l’avait menacé.

Le chef regagna tout pensif son camp et entra sous sontoldo.

La Linda, assise dans un coin sur des pellones,réfléchissait ; doña Rosario s’était laissée aller ausommeil.

À la vue de la jeune fille, je ne sais quelle émotion éprouva lechef, mais le sang reflua avec force à son cœur, et s’élançant verselle, il imprima un ardent baiser sur ses lèvres entr’ouvertes.

Doña Rosario se réveilla en sursaut, bondit à l’autre extrémitédu toldo en poussant un cri d’épouvante, et jeta autour d’elle unregard vague, comme pour implorer un secours que malheureusementelle ne pouvait pas espérer.

– Que signifie cela ? s’écria le chef avec colère,d’où vient cet effroi que je t’inspire, jeune fille ?

Et il fit quelques pas pour se rapprocher d’elle.

– N’avancez pas ! n’avancez pas ! au nom duciel ! s’écria-t-elle.

– Pourquoi ces grimaces ? tu es à moi, te dis-je,jeune fille ; bon gré malgré, il faudra que tu cèdes à mesdésirs !

– Jamais ! fit-elle avec angoisse.

– Allons donc, dit-il ; je ne suis pas une face pâle,moi, les pleurs de femmes ne me font rien, je veux que tu sois àmoi !

Il s’avança résolument vers elle.

La Linda, toujours plongée dans ses réflexions, semblait ne pass’apercevoir de ce qui se passait auprès d’elle.

– Madame ! madame ! s’écria la jeune fille en seréfugiant à ses côtés ; au nom de ce qu’il y a de plus sacrésur la terre, défendez-moi, je vous en prie !

La Linda releva la tête, la regarda froidement et éclatant toutà coup d’un rire sec et nerveux qui glaça la pauvre enfantd’épouvante :

– Ne t’ai-je pas avertie de ce qui t’attendait ici ?dit-elle en la repoussant durement ; que ton sorts’accomplisse !

Doña Rosario fit quelques pas en arrière en trébuchant, les yeuxhagards et le corps agité de mouvements convulsifs.

– Oh ! s’écria-t-elle d’une voix déchirante,maudite ! soyez maudite ! femme sans cœur !

– Allons, reprit Antinahuel avec fureur,finissons-en !

Il se précipita vers elle.

La malheureuse échappa encore à cette flétrissante atteinte.

C’était un horrible spectacle que celui de la scène qui sepassait sous ce toldo.

Cette jeune fille qui fuyait çà et là, haletante et à demi-follede frayeur devant cet Indien féroce qui la poursuivait ; etcette femme qui, tranquillement assise devant la porte dont ellebarrait le passage, applaudissait aux efforts du misérable.

– Chienne ! s’écria tout à coup Antinahuel ens’adressant à la Linda, aide-moi au moins à la saisir.

– Ma foi non ! répondit en riant la courtisane ;cette chasse de la colombe par le vautour me divertit trop pour queje m’en mêle.

À cette réponse cynique, la fureur du chef ne connut plus debornes ; d’un coup de pied il envoya la Linda rouler à dix pasen dehors, et s’élança d’un bond de jaguar sur sa victime qu’ilarrêta par sa robe.

Doña Rosario était perdue.

Soudain elle se redressa, un éclair passa dans son regard, etfixant résolument son bourreau confondu :

– Arrière ! s’écria-t-elle en brandissant sonpoignard ; arrière, ou je me tue !

Malgré lui le misérable demeura immobile, cloué au sol.

Il comprit que ce n’était pas une vaine menace que lui faisaitla jeune fille.

En ce moment une main se posa sur son épaule.

Il se retourna.

Le visage hideux et grimaçant de la Linda se pencha à sonoreille :

– Aie l’air de céder, murmura-t-elle à voix basse ; jete promets de te la livrer cette nuit sans défense.

Antinahuel la regarda d’un œil soupçonneux.

La courtisane souriait.

– Tu me le promets ? dit-il d’une voix rauque.

– Sur mon salut éternel ! répondit-elle.

Cependant doña Rosario, l’arme haute et le corps penché enavant, attendait le dénouement de cette scène effroyable.

Avec une facilité que les Indiens possèdent seuls, Antinahuelavait composé son visage et entièrement changé l’expression de saphysionomie.

Il lâcha le bord du vêtement que jusque-là il avait tenu, et fitquelques pas en arrière :

– Que ma sœur me pardonne, dit-il d’une vois douce ;j’étais fou, on ne doit rien exiger des femmes par la force. Laraison est rentrée dans mon esprit, que ma sœur se calme, elle esten sûreté maintenant, je me retire, je reparaîtrai en sa présenceque sur son ordre exprès.

Après avoir salué la jeune fille qui ne savait à quoi attribuersa délivrance, il sortit du toldo.

Dès qu’elle fut seule, doña Rosario se laissa tomber épuisée surle sol et fondit en larmes.

Cependant Antinahuel avait résolu de lever son camp et des’éloigner, certain que s’ils perdaient sa trace, les Chiliensn’oseraient massacrer leurs otages et leurs prisonniers dans lacrainte de causer la mort de don Tadeo.

Ce projet était bon, le chef le mit de suite à exécution avecune adresse telle que les Chiliens ne se doutèrent pas du départdes Araucans.

Un peu en avant du convoi, la Linda et doña Rosario marchaientsous la garde de quelques mosotones.

La jeune fille, brisée par les émotions terribles qu’elle avaitéprouvées, ne se tenait que difficilement à cheval ; unefièvre intense s’était emparée d’elle, ses dents claquaient avecforce, et elle jetait autour d’elle des regards empreints defolie.

– J’ai soif ! murmura-t-elle d’une voix presqueinarticulée.

Sur un signe de la Linda, un des mosotones s’approcha, etdétachant une gourde qu’il portait pendue au côté :

– Que ma sœur boive, dit-il.

L’enfant s’empara de la gourde, la colla à ses lèvres et but àlongs traits.

La Linda fixait les yeux sur elle avec une expressionétrange.

– Bon, dit-elle sourdement.

– Merci, murmura doña Rosario en rendant la gourde presquevide.

Cependant peu à peu ses yeux s’alourdirent, un engourdissementgénéral s’empara d’elle et elle tomba en arrière en murmurant d’unevoix éteinte :

– Mon Dieu ! que se passe-t-il donc en moi ? jecrois que je vais mourir !

Un mosotone la reçut dans ses bras et la plaça sur le devant desa selle.

Tout à coup la jeune fille se redressa comme frappée d’unecommotion électrique, ouvrit un œil sans regard et s’écria d’unevoix déchirante :

– À mon secours !

Elle retomba.

À ce cri d’appel suprême poussé par la jeune fille, la Lindasentit malgré elle son cœur défaillir, elle eut un instant devertige ; mais se remettant presque aussitôt :

– Je suis folle, dit-elle avec un sourire.

Elle fit signe au mosotone qui portait doña Rosario des’approcher et l’examina attentivement.

– Elle dort, murmura-t-elle avec une expression de hainesatisfaite ; quand elle se réveillera, je serai vengée.

En ce moment la position de Antinahuel était assezcritique : trop faible pour rien entreprendre contre lesChiliens qu’il voulait contraindre à lui accorder une paixavantageuse pour son pays, il cherchait à gagner du temps enparcourant la frontière de façon à ce que ses ennemis ne sachant oùle trouver, ne pussent lui imposer des conditions qu’il nevoulaitpas accepter. Bien que les Aucas répondissent à l’appel deses émissaires et se levassent avec empressement pour venir grossirses rangs, il fallait donner aux tribus, la plupart fort éloignées,le temps de se concentrer sur le point qu’il leur avaitindiqué.

De leur côté, les Espagnols dont la tranquillité intérieureétait désormais assurée grâce à la mort du général Bustamente, nese souciaient que fort médiocrement de continuer une guerre quin’avait plus d’intérêt pour eux. Ils avaient besoin de la paix afinde réparer les maux causés par la guerre civile ; aussi sebornaient-ils à garnir leurs frontières et cherchaient-ils, partous les moyens, à amener des conférences sérieuses avec lesprincipaux chefs araucans.

Don Gregorio Peralta avait été blâmé de la menace qu’il avaitfaite à Antinahuel, lui-même avait reconnu la folie de sa conduiteen apprenant le départ du toqui avec son prisonnier.

Un autre système avait donc été adopté. On avait seulement gardéen otage dix des principaux chefs, les autres bien endoctrinés etchargés de présents avaient été rendus à la liberté.

Tout portait à croire que ces chefs de retour dans leurs tribusrespectives emploieraient leur influence pour conclure la paix etdémasquer devant le conseil les menées de Antinahuel, menées quiavaient mis la nation à deux doigts de sa perte.

Les Araucans sont passionnés pour la liberté, pour eux touteconsidération cède devant celle-là : être libre !

Aussi était-il facile de prévoir que les Aucas, malgré leurprofonde vénération pour leur toqui, n’hésiteraient pas à ledéposer, lorsque leurs chefs d’une part et les capitainesd’amis – capitanes de amigos – de l’autre, leur feraientcomprendre que cette liberté était compromise et qu’ilss’exposaient à en être privés pour toujours, à tomber sous le jougespagnol, s’ils continuaient leur politique agressive.

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