Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 42LA BARRANCA.

Lorsque Valentin s’était élancé dans la barranca, il avait obéià ce premier mouvement du cœur qui fait courir à l’homme les plusgrands dangers, braver les plus imminents, périls pour venir enaide à ceux qu’il aime.

Son amour pour doña Rosario était certes assez fort pour leporter à cette action, mais dans cette circonstance, il n’y avaiteu d’autre mobile chez lui que celui de se dévouer pour son frèrede lait, et rendre à un père désolé l’enfant qui faisait sajoie.

Dès qu’il fut suspendu sur la pente abrupte du précipice, obligéde sonder le terrain avec soin, de tâtonner avant de poser le piedou de saisir une broussaille, son exaltation se dissipa pour faireplace à cette froide et lucide détermination de l’homme brave quicalcule chacun de ses mouvements et ne se hasarde qu’aveccertitude.

La tâche qu’il avait entreprise n’était rien moins que facile àaccomplir. Dans cette descente périlleuse, le secours des yeux luidevenait inutile, les mains seules et les pieds, servaient à leguider.

Souvent il sentait crouler sous son pied la pierre sur laquelleil avait cru trouver un point d’appui, ou se briser dans sa main labranche qu’il avait saisie pour se retenir.

Il entendait gronder au fond de l’abîme les eaux dont lesmurmures semblaient l’attirer ; et bien que tout fût ombreautour de lui, il se sentait pris de vertige en supputant dans sapensée la profondeur probable de l’abîme au-dessus duquel il étaitsuspendu.

Mais inébranlable dans sa résolution, il descendait toujours,suivant autant que cela lui était possible, la trace de son chien,qui, à une courte distance au-dessous de lui, s’arrêtait de tempsen temps pour le guider par ses jappements.

Il devait avoir atteint une grande profondeur, car ayant parhasard levé la tête, il n’aperçut pas le ciel au-dessus de lui,l’horizon s’était rétréci de plus en plus et tout s’était fonduavec la ténébreuse obscurité de la barranca.

Il s’arrêta un instant pour reprendre haleine, tout en répétantà son chien ces mots qu’il n’avait cessé de lui crier depuis lecommencement de la descente :

– Cherche, César, cherche !

Le chien fut muet.

Inquiet, Valentin renouvela son appel et se pencha en avant parun mouvement instinctif.

Alors il lui sembla apercevoir à quelque vingt pieds au-dessousde l’endroit où il se trouvait, une forme blanche, mais dont lescontours étaient tellement vagues et indécis qu’il se crut le jouetd’une illusion, et se pencha davantage encore pour s’assurer qu’ilne se trompait pas.

Il fixa malgré lui cet objet, quel qu’il fût, avec une attentionsi soutenue, une ténacité si grande, qu’il sentit un commencementd’ivresse envahir son cerveau ; ses tempes battirent avecforce, un bourdonnement se fit dans ses oreilles ; fasciné peuà peu, attiré, pour ainsi dire graduellement par cette attentionmême, tout en se rendant compte d’une manière lucide des phénomènesqui se produisaient en lui, tout en comprenant le danger inévitablequi le menaçait, il n’eut pas la force de détourner son regard decet objet et le fixa, au contraire, davantage encore avec cettevolupté indéfinissable mêlée de terreur et de souffrance que l’onéprouve dans de semblables circonstances.

Au moment où il s’abandonnait sans résistance à cette attractionfatale, il se sentit vigoureusement rejeté en arrière.

L’illusion se dissipa aussitôt. De même qu’un homme délivré d’uncauchemar effrayant, il jeta autour de lui un regard incertain.

César, les quatre pattes fortement arqueboutées sur le roc,tenait entre ses dents serrées un pan de son poncho.

Valentin devait la vie à l’instinct merveilleux du chien deTerre-Neuve.

Auprès de César était la Linda.

– Pouvez-vous me répondre maintenant ? lui dit-elled’une voix brève.

– Parfaitement, señorita, répondit-il.

– Vous m’aiderez à sauver ma fille, n’est-ce pas ?

– C’est pour me mettre à sa recherche que je suis descendudans ce gouffre.

– Merci, caballero, fit-elle avec effusion, elle est prèsd’ici ; Dieu a voulu que je sois arrivée assez à temps pour lapréserver d’une horrible chute ; soutenue par votre précieuxanimal qui est venu à mon secours, j’ai retenu ma fille au momentoù elle allait disparaître au fond du gouffre ; je l’aicouchée sur un buisson : elle est évanouie et n’a pasconscience de ce qui lui est arrivé ; venez, au nom duciel ! venez, je vous en prie !

Et elle l’entraîna rapidement sur la pente de la barranca.

Le jeune homme la suivit.

La Linda semblait transfigurée, la certitude d’avoir sauvé safille d’une mort affreuse faisait rayonner son visage d’une joiedélirante.

Elle courait sur la pente du précipice avec une rapidité et unmépris du danger qui faisaient courir un frisson de terreur dansles veines de Valentin.

Doña Rosario gisait évanouie, ainsi que l’avait dit la Linda,étendue ou plutôt couchée comme dans un hamac au milieu d’un épaisfourré de lianes enroulées, entrelacées, formant les paraboles lesplus extravagantes autour de cinq ou six énormes myrtes, elle sebalançait mollement dans ce lit improvisé au-dessus d’un abîme deplus de mille toises.

En l’apercevant, la première impression de Valentin fut unsentiment de terreur folle qui lui fit froid au cœur, en songeant àl’épouvantable position dans laquelle se trouvait la jeunefille.

Mais dès que le premier moment fut passé, qu’il put regarder desang froid, il reconnut qu’elle était parfaitement en sûreté aumilieu de ce fourré qui aurait facilement soutenu un poids décuplede celui de la frêle enfant qu’il portait.

Cependant l’orage s’était calmé peu à peu, le brouillard s’étaitdissipé, le soleil avait reparu, bien qu’il fût encore parintervalles obscurci par des nuées qui passaient sur son disque,emportées par les derniers souffles de la tempête expirante.

Valentin connut alors toute l’horreur de la situation que lesténèbres lui avaient cachée jusqu’à ce moment.

Il ne put se rendre compte, en regardant le chemin qu’il avaitsuivi, de la façon dont il était venu jusque-là, comment il nes’était pas brisé mille fois.

Remonter était impossible.

Descendre l’était encore plus.

À partir du bouquet de myrtes auprès duquel il était arrêté, lesmurs du précipice descendaient en ligne droite sans aucune sailliesur laquelle on pût mettre le pied.

Un pas de plus en avant, il était mort.

Un frisson involontaire parcourut tous ses membres, une sueurfroide perla à la racine de ses cheveux, tout brave qu’il était ileut peur.

La Linda ne voyait rien, ne songeait à rien, elle regardait safille !

Valentin cherchait en vain comment il sortirait de ce mauvaispas. Seul, à la rigueur, il serait peut-être parvenu avec desdifficultés inouïes à remonter, mais avec deux femmes, dont uneétait évanouie, il n’y fallait pas songer.

Un cri de César lui fit vivement lever la tête.

Louis avait trouvé le moyen que Valentin désespérait detrouver.

Réunissant les lasos que les cavaliers chiliens portentconstamment pendus à la sangle de leurs chevaux, il les avaitsolidement attachés les uns au bout des autres et en avait formédeux cordes qu’il faisait glisser dans le précipice, aidé par donTadeo et les Indiens.

Valentin poussa un cri de joie, doña Rosario était sauvée.

Aussitôt que les lasos arrivaient à sa portée, le jeune hommeles saisit, et certain de leur solidité, il les réunit et fit unechaise à la marinière.

Mais une nouvelle difficulté se présenta :

Comment aller chercher au milieu des lianes la jeune filleévanouie ?

La Linda sourit de son embarras.

– Attendez, dit-elle.

Et bondissant comme une panthère, elle s’élança au milieu dufourré qui plia sous son poids, souleva sa fille dans ses bras, etd’un bond aussi sûr et aussi rapide que le premier, elle seretrouva sur la pente du précipice.

Valentin ne put retenir un cri d’admiration à ce trait inouïd’audace, que l’amour maternel était seul capable d’inspirer.

Le jeune homme attacha doña Rosario sur la chaise, il fit signede hisser.

Alors les guerriers puelches, dirigés par le comte, attirèrentdoucement à eux les lasos, tandis que Valentin et la Linda,s’accrochant tant bien que mal aux pointes des rochers et auxbroussailles, maintenaient la jeune fille et garantissaient soncorps délicat du contact des pierres aiguës qui auraient pu lablesser, au risque de se briser eux-mêmes vingt fois en perdantl’équilibre ou en faisant un faux pas.

Enfin, après des efforts et des peines inouïs, ils parvinrent auniveau du chemin.

Dès que don Tadeo aperçut sa fille, il se précipita vers elleavec un cri rauque et inarticulé, et la pressant contre sa poitrinehaletante il poussa un sanglot semblable à un rugissement et fonditen larmes.

Sous les embrassements passionnés de son père, la jeune fille netarda pas à revenir à la vie, ses joues se colorèrent, un soupirsortit de sa poitrine, elle rouvrit les jeux.

– Oh ! s’écria-t-elle en se serrant avec une terreurd’enfant contre son père, et lui jetant les bras autour du cou, monpère, j’ai cru mourir, quelle horrible chute !

– Ma fille, lui dit don Tadeo avec un geste d’une suprêmenoblesse, ta mère s’est la première élancée à tonsecours !

La Linda rougit de bonheur et tendit d’un air suppliant les brasà sa fille.

Celle-ci la regarda avec un mélange de crainte et de tendresse,fit un geste comme pour se jeter dans ces bras qui lui étaientouverts ; mais soudain elle frissonna et se réfugia dans lesein de son père en murmurant à vois basse :

– Oh ! je ne peux pas ! je ne peux pas !

La Linda poussa un profond soupir, essuya les larmes quiinondaient son visage et se retira à l’écart, disant avecrésignation :

– C’est juste ! qu’ai-je fait pour qu’elle mepardonne !… ne suis-je pas son bourreau ?

Les deux Français jouissaient intérieurement du bonheur de donTadeo, bonheur qu’il leur devait en partie.

Le Chilien s’approcha d’eux, leur serra chaleureusement la main,et se tournant vers doña Rosario :

– Ma fille, lui dit-il, aime ces deux hommes, aime-lesbien, car jamais tu ne pourras t’acquitter envers eux.

Les jeunes gens rougirent.

– Allons, allons, don Tadeo, fit Valentin, nous n’avonsperdu que trop de temps déjà, songeons que les Serpents Noirs nouspoursuivent ; voyons, à cheval et partons.

Malgré la brusquerie apparente de cette réponse, doña Rosario,qui comprit l’extrême délicatesse qui l’avait dictée, jeta au jeunehomme un regard d’une douceur ineffable, accompagné d’un sourirequi le paya amplement des périls qu’il avait courus pour elle.

La caravane se remit en marche.

La Linda, qui jusqu’alors avait été plutôt souffertequ’acceptée, fut traitée désormais avec égards par chacun, lepardon de don Tadeo, pardon si noblement accordé, l’avaitréhabilitée aux yeux de tous.

Doña Rosario elle-même se surprenait parfois à lui sourire, bienqu’elle ne se sentît pas encore le courage de répondre à sescaresses.

La pauvre femme, dont le repentir était sincère, se trouvaitheureuse du pardon tacite que sa fille semblait lui accorder, carelle n’osait espérer qu’elle n’oubliât jamais entièrement lestortures qu’elle lui avait infligées.

Au bout d’une heure on parvint au Jaua-Karam.

En cet endroit, la montagne était séparée en deux par uneentaille d’une profondeur incommensurable et d’une largeur de plusde vingt-cinq pieds.

Le chemin se trouvait ainsi brusquement interrompu ; maisplusieurs madriers énormes, jetés d’un bord à l’autre du précipice,formaient une solution de continuité sur laquelle les voyageursétaient obligés de passer, au risque de se rompre le cou à chaquepas.

Heureusement que dans ce pays les chevaux ; et les mulessont tellement habitués à marcher dans des chemins fantastiques etimpossibles, qu’ils se tiennent sans trébucher et vont sans aucunecrainte sur ces ponts et d’autres bien plus dangereux encore.

Ce passage difficile a été nommé par les Aucas Jaua-Karam, parceque, d’après ce que rapporte la légende, à l’époque où fut tentéela conquête de l’Araucanie, un sorcier huiliche, qui jouissaitd’une grande réputation de sagesse dans sa tribu, poursuivi de prèspar des soldats castillans, sauta sans hésiter le précipice,soutenu dans cette traversée périlleuse par les génies de l’airenvoyés par Pillian pour le sauver, au grand ébahissement desEspagnols, qui se retirèrent tout penauds d’avoir vu leur victimeleur échapper ainsi.

Quoi qu’il en soit de la vérité un peu apocryphe de cettelégende, toujours est-il que le pont existe tel que nous l’avonsdécrit, et que les voyageurs le traversèrent sans coup férir, maisnon pas sans trembler.

– Ah ! s’écria Trangoil Lanec en montrant aux jeunesgens le chemin qui s’élargissait et se continuait à quelques millesplus loin dans un llano immense, à présent que nous avonsde l’espace devant nous, nous sommes sauvés.

– Pas encore ! répondit Curumilla en désignant dudoigt une colonne de fumée bleuâtre qui montait en spirale vers leciel.

– Ooch ! reprit le chef, seraient-ce encoreles Serpents Noirs ? ils nous auraient donc précédés au lieude nous suivre ? comment se fait-il qu’ils se hasardent ainsisur le territoire chilien ? Retirons-nous pour la nuit dans cepetit bois de Chiri moyas qui se trouve là sur la droite,et veillons avec soin si nous ne voulons pas être surpris et faitsprisonniers, car cette fois je ne réponds pas que nous nousretirions sains et saufs de leurs mains.

Bientôt toute la troupe fut cachée, comme une nichée d’oiseauxpoltrons, au fond d’un fourré inextricable, où il était impossiblede soupçonner sa présence.

Pour surcroît de précautions, aucun feu ne fut allumé, et lesquelques paroles que les voyageurs échangeaient entre eux n’étaientprononcées qu’à voix basse et à l’oreille.

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