Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 43LE QUIPOS.

Après un repas frugal, les voyageurs se préparaient à se livrerau repos, lorsque César s’élança en avant en hurlant avecfureur.

Chacun sauta sur ses armes.

Il y eut un moment d’attente suprême.

Enfin un bruit de pas se fit entendre, les buissons s’écartèrentet un Indien parut.

Cet Indien était Antinahuel, le Tigre Soleil.

À la vue de cet homme, doña Rosario ne put retenir un crid’effroi.

Sa mère se jeta vivement devant elle, comme pour laprotéger.

Antinahuel ne sembla pas s’apercevoir de la présence de la jeunefille ni de celle de la Linda : son visage ne perdit rien decette impassibilité froide qui sert de masque aux Indiens ; ilcontinua à s’avancer à pas lents ; sans qu’aucun muscle de sonvisage eût bougé.

Arrivé à quelques pas de Trangoil Lanec, il s’arrêta et lesaluaen s’inclinant et en plaçant sa main ouverte sur sa poitrine.

– Marry-marry, je viens m’asseoir au foyer de mon frère,dit-il de sa voix profonde et gutturale.

– Mon frère est le bienvenu, répondit le chef, le feu vaêtre allumé pour le recevoir.

– Non, je ne veux que fumer avec mon frère pour luicommuniquer une nouvelle importante que sans doute il ignore, etque le chasqui des quatre Utals-Mapus m’a apprise aujourd’huimême.

– Il sera fait ainsi que mon frère le désire, réponditTrangoil Lanec en invitant d’un geste Curumilla à venir prendreplace auprès de lui.

Les trois Indiens s’assirent avec tout le cérémonial usité enpareille circonstance.

Ils allumèrent leurs pipes et fumèrent silencieusement.

Chacun d’eux s’examinait à la dérobée et cherchait à surprendreles pensées de l’autre.

Enfin, après un temps assez long employé à s’envoyerconsciencieusement des bouffées de fumée au visage, Antinahuel pritla parole.

– Voici, dit-il, le quipos que le chasqui, quiarrive de Paki-Pulli, m’a remis vers la septième heure, àmoi, Antinahuel, fils du Chacal Noir, le plus puissant desApo-Ulmènes des Puelches.

Il sortit de dessous son poncho une légère pièce de bois, longued’à peu près dix pouces, très-épaisse, fendue et contenant un doigthumain.

Ce morceau de bois était entouré de fil ; à l’une de sesextrémités il avait une frange de laine, bleue, rouge, noire etblanche.

– Mon frère voit, continua Antinahuel, que sur la lainenoire il y a quatre nœuds pour indiquer que le chasqui a quittéPaki-Pulli quatre jours après la lune ; sur la blanche, il y adix nœuds qui signifient que dix jours après cette époque,c’est-à-dire dans trois jours, les quatre Utals-Mapus confédérésprendront les armes, ainsi que cela a été convenu dans un grandauca-coyog convoqué par les toquis ; sur la rouge, j’ai faitun nœud qui veut dire que les allaregues et les regues placés sousmes ordres se joindront à l’expédition, et que les chefs peuventcompter sur mon concours. Mes frères suivront-ils monexemple ?

– Mon frère a oublié de me dire une chose qui, à mon avis,est cependant d’une grande importance, répondit Trangoil Lanec.

– Que mon frère s’explique.

Antinahuel dirigea un regard sur les blancs qui suivaient cettescène avec inquiétude, mais sans en comprendre les péripéties.

– Contre les visages pâles, dit-il avec un accent de hainemortelle, ces Chiaplos et ces Culme-Huincas, quiprétendent nous asservir.

Trangoil Lanec se redressa, et, regardant son interlocuteur enface :

– Très-bien, dit-il, mon frère est un puissant chef, qu’ilme donne le quipos.

Antinahuel le lui remit.

Le guerrier puelche reçut le quipos, le considéra un instant,puis, saisissant la frange rouge et la frange bleue, il les réunit,fit un nœud sur elles, ensuite il passa le morceau de bois àCurumilla qui imita son exemple.

À cette action, Antinahuel demeura calme et froid.

– Ainsi, dit-il, mes frères refusent leur concours auxchefs ?

– Les chefs des quatre nations peuvent se passer de nous,et mon frère le sait bien, dit Trangoil Lanec, puisque la guerreest terminée et que ce quipos est faux.

Le toqui fit un mouvement de colère qu’il réprima aussitôt.

Trangoil Lanec continua d’une voix ironique :

– Pourquoi, en venant ici, au lieu de nous présenter cequipos, Antinahuel ne nous a-t-il pas dit franchement qu’il venaitchercher auprès de nous ses prisonniers blancs qui se sontéchappés ? nous lui aurions répondu que ces prisonniers sontsous notre protection désormais, que nous ne les lui rendrons pas,et qu’il ne parviendra jamais, par ses paroles fourchues, à nousdécider à les lui livrer.

– Très-bien, fit Antinahuel, les lèvres serrées, telle estla résolution de mes frères ?

– Oui, et que mon frère sache bien que nous ne sommes pashommes à nous laisser tromper.

Le toqui se leva la rage au cœur, mais le visage toujoursimpassible.

– Vous êtes des chiens et des vieilles femmes,dit-il ; demain je viendrai avec mes mosotones prendre mesprisonniers et donner en pâture vos cadavres aux urubus.

Les deux Indiens sourirent avec mépris, et ils s’inclinèrentgravement pour saluer le départ de leur ennemi.

Le toqui dédaigna de répondre à cette courtoisie ironique ;il tourna le dos et rentra dans le bois du même pas lent etsolennel dont il était arrivé, semblant mettre ses adversaires audéfi de s’attaquer à lui.

À peine eut-il quitté le camp que Trangoil Lanec se lança surses traces.

Le guerrier indien ne s’était pas trompé ; à son réveil,furieux de voir ses prisonniers échappés, Antinahuel avaitsoupçonné Trangoil Lanec d’avoir protégé leur évasion. Malgré lesprécautions prises par l’Ulmen, le toqui avait découvert sa piste,et son seul but, en se présentant au camp, avait été de connaîtrele nombre des ennemis qu’il aurait à combattre, et s’il lui seraitpossible de rentrer en possession de ceux qui avaient cru sesoustraire à sa vengeance. Il savait qu’il ne courait aucun risqueen se présentant comme il l’avait fait.

L’absence du chef fut de courte durée.

Au bout d’une heure à peine il était de retour.

Ses compagnons, inquiets de ce qui venait de se passer, levirent revenir avec la plus grande joie.

– Que mes frères ouvrent les oreilles, dit-il.

– Nous écoutons, répondit Valentin.

– Antinahuel est campé à peu de distance, il saitmaintenant que nous ne sommes pas assez forts pour lutter contrelui ; son seul but, en venant ici, était de nous compter, ilse prépare à nous attaquer. Que veulent faire mes frères ?notre position est grave.

– Pourquoi ne pas avoir tué ce misérable ? s’écria laLinda avec violence.

L’Ulmen secoua la tête.

– Non, répondit-il, je ne le pouvais pas, la loi indiennem’a empêché de le faire ; il s’est présenté comme ami à monfoyer, un hôte est sacré, ma sœur ne l’ignore pas.

– Ce qui est fait est fait, dit Valentin, il n’y a plus à yrevenir. Il nous faut maintenant trouver le moyen de sortir, coûteque coûte, de la position terrible dans laquelle nous sommes.

– Nous nous ferons tuer avant de consentir que ce misérables’empare de nos prisonniers, dit résolument le comte.

– Certes, mais avant d’employer ce moyen extrême, il mesemble que nous pourrions en trouver un autre.

– Je n’en vois pas, dit tristement Trangoil Lanec ;nous ne sommes plus ici en Araucanie, je ne connais que fort peul’endroit où nous nous trouvons, la plaine est nue et ne nous offreaucun abri ; Antinahuel nous écrasera facilement.

– Peut-être il ne faut pas nous abandonner ainsi à undécouragement indigne de nous, reprit énergiquement Valentin ;nous sommes quatre hommes de cœur, nous ne devons pasdésespérer ; voyons, don Tadeo, quel est votre avis ?

Depuis qu’il avait retrouvé sa fille, le chef des Cœurs Sombresn’était plus le même ; il ne semblait plus vivre que pour elleet par elle ; rien de ce qui se passait autour de lui n’avaitle pouvoir de l’intéresser.

En ce moment, assis au pied d’un arbre, il tenait doña Rosariosur ses genoux et la berçait comme une enfant, avec de douxsourires.

Cependant, à la question de Valentin, il releva brusquement latête.

– Je ne veux pas que ma fille retombe au pouvoird’Antinahuel, dit-il avec force, en la serrant sur sapoitrine : quoi qu’il arrive, je veux la sauver !

– Nous aussi, nous le voulons ; seulement, les chefsindiens ne connaissent pas le pays ; vous qui êtes Chilien,peut-être pourriez-vous nous donner un renseignement utile, carnous ne savons quel moyen employer pour échapper à l’éminent périlqui nous menace.

Don Tadeo réfléchit un instant, jeta un regard circulaire surles montagnes, et répondit à Valentin qui attendait sa réponse avecanxiété :

– Ce moyen, je vous le fournirai si Dieu nous continue satoute-puissante protection ; nous ne sommes qu’à dix lieuestout au plus d’une de mes haciendas.

– Vous en êtes sûr ?

– Oui, grâce au ciel !

– En effet, s’écria la Linda avec joie, l’hacienda de laPaloma ne doit pas être éloignée.

– Et vous croyez que si nous pouvons atteindre cettehacienda…

– Nous serons sauvés, interrompit don Tadeo, car j’ai lacinq cents peones dévoués avec lesquels je ne craindrai pasl’effort d’une armée indienne tout entière.

– Oh ! fit la Linda, ne perdons pas un instant, donTadeo, écrivez un mot à votre majordome ; dites-lui dansquelle situation désespérée vous vous trouvez, et ordonnez-luid’accourir à votre secours avec tous les hommes qu’il pourrarassembler.

– C’est le ciel qui vous inspire, Madame, s’écria don Tadeoavec joie.

– Oh ! répondit la Linda avec une expressionimpossible à rendre, c’est que moi aussi je veux sauver mafille !

Doña Rosario fixa sur elle un regard humide de larmes,s’approcha doucement, et lui dit d’une voix pleine detendresse :

– Merci, ma mère !

Sa fille lui avait pardonné !…

La pauvre femme se laissa tomber à genoux sur la terre, et,joignant les mains, elle rendit grâce au ciel d’un si grandbonheur.

Cependant don Tadeo avait tracé quelques mots à la hâte sur unpapier que lui avait donné le comte.

– Voilà ce que j’écris, dit-il.

– Nous n’avons pas le temps de lire ce billet, il fautqu’il parte à l’instant, répondit vivement le comte, je me chargede le porter, indiquez-moi seulement le chemin que je dois suivrepour me rendre à l’hacienda.

– Je le connais, dit flegmatiquement Curumilla.

– Vous ? chef.

– Oui.

– Très-bien, en ce cas vous m’accompagnerez ; si l’unde nous reste en route, l’autre le remplacera.

– Ooch ! je sais un chemin par lequel nousarriverons en moins de deux heures.

– Partons, alors.

Ils montèrent à cheval.

– Veille sur elle ! dit Louis en serrant la main deson ami.

– Amène le secours ! répondit celui-ci en lui rendantson étreinte.

– J’arriverai ou je serai tué, s’écria le jeune homme avecélan.

Et enfonçant les éperons dans les flancs de leurs chevaux, lesdeux hommes disparurent dans un nuage de poussière.

Valentin suivit son frère de lait du regard aussi longtempsqu’il put l’apercevoir, puis il se retourna vers TrangoilLanec.

– Et nous, dit-il, en route ! en route !

– Tout est prêt, répondit le chef.

– Maintenant, dit Valentin en s’adressant à don Tadeo,notre sort est entre les mains de Dieu ; nous avons fait toutce qu’il était humainement possible de faire pour échapper àl’esclavage ou à la mort, de sa volonté seule dépend notresalut.

– Valentin ! Valentin ! s’écria don Tadeo aveceffusion, vous êtes aussi intelligent que dévoué, Dieu ne nousabandonnera pas.

– Qu’il vous entende ! fit le jeune homme avecmélancolie.

– Courage, ma fille ! dit la Linda avec une expressionde tendresse infinie.

– Oh ! je ne crains plus rien maintenant, répondit lajeune fille avec un sourire de bonheur, n’ai-je pas auprès de moimon père et… ma mère ! ajouta-t-elle avecintention.

La Linda leva les yeux au ciel avec reconnaissance.

Dix minutes plus tard, ils avaient quitté le bois et suivaientau grand trot la route sur laquelle le comte et Curumilla lesprécédaient en courant à toute bride.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer