Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 18DANS LA GUEULE DU LOUP.

Nous sommes forcé d’interrompre notre récit, afin de raconterdifférents incidents qui étaient arrivés dans le camp des Aucas, àla suite du combat livré aux Espagnols dans le défilé.

Les hommes embusqués au sommet des rochers leur avaient faitsouffrir des pertes sensibles.

Les principaux chefs araucaniens, échappés sains et saufs à lalutte acharnée du matin, avaient été grièvement blessés, frappéspar des mains invisibles.

Le général Bustamente, jeté à bas de son cheval, avait reçu uneballe qui, heureusement pour lui, n’avait fait qu’entamer assezlégèrement les chairs.

Les Araucans, furieux de cette attaque à laquelle ils étaientloin de s’attendre, et dans le premier paroxysme de la colère,avaient juré de se venger sans désemparer.

Résolution qui mettait les aventuriers dans une position fortcritique.

Le général Bustamente avait été enlevé évanoui du champ debataille et caché dans les bois, ainsi que la Linda.

Don Pancho, presque immédiatement pansé, revint promptement àlui.

Son premier mouvement fut de chercher à savoir où il était et des’informer de ce qui s’était passé.

Antinahuel le lui dit :

– Quelle conduite tiendra mon frère ? lui demanda legénéral.

– Le Grand Aigle a ma parole, répondit le chef avec unregard louche, qu’il tienne sa parole, je tiendrai la mienne.

– Je n’ai pas la langue double, dit le général, que jerevienne au pouvoir et je restituerai au peuple araucan leterritoire qui lui a appartenu.

– Alors, que mon père ordonne, j’obérai, repritAntinahuel.

Un sourire d’orgueil plissa la lèvre dédaigneuse du général, ilcomprit que tout n’était pas encore fini pour lui et se prépara àjouer hardiment cette dernière partie, d’où dépendait sa fortune ousa perte.

– Où sommes-nous ? demanda-t-il.

– Embusqués en face des visages pâles qui nous ont sirudement salués, il y a une heure, à notre entrée dans laplaine.

– Et que prétend mon frère ?

– M’emparer d’eux, répondit Antinahuel, ces hommesmourront.

Sur ces derniers mots, il salua le général et se retira.

Après son départ, don Pancho resta plongé dans une sombremélancolie ; cette obstination des Aucas à réduire une poignéed’aventuriers, dont la résistance serait longue sans doute, pouvaitfaire manquer le plan que déjà il mûrissait dans sa tête, endonnant aux patriotes le temps de se préparer à cette luttenouvelle.

Pour la réussite de ses projets, la célérité était la conditionsine qua non, et il maudissait l’orgueil des Indiens, quileur faisait sacrifier à une vaine entreprise, sans autre intérêtque la mort de quelques hommes, des questions pour lui d’un si hautintérêt.

La tête tristement appuyée sur la main, il se plongeait dans cesréflexions lorsqu’il sentit qu’on le tirait légèrement par sonhabit.

Il se retourna avec surprise et retint avec peine un crid’horreur.

Doña Maria, les vêtements déchirés et maculés de sang et deboue, le visage enveloppé de compresses et de linges sanglants.

La courtisane devina l’impression qu’elle avait produite surl’homme que jusqu’à ce moment elle avait tenu courbé devant elle,obéissant à ses moindres caprices, elle comprit qu’avec la beautés’était en allé l’amour ; un sourire amer crispa seslèvres.

– Je vous fais horreur, don Pancho ? dit-elle d’unevoix lente, avec un accent de tristesse indéfinissable.

– Madame ! fit vivement le général.

Elle l’interrompit.

– Ne vous abaissez pas à un mensonge indigne de vous et demoi. Qu’a d’étonnant ce qui se passe ? n’en est-il pastoujours ainsi ?

– Madame, croyez bien…

– Vous ne m’aimez plus, vous dis-je, don Pancho, je suislaide, à présent, reprit-elle avec amertume ; du reste ne vousai-je pas tout sacrifié, il ne me restait plus que ma beauté, jevous l’ai donnée avec joie.

– Je ne répondrai pas aux récriminations déguisées que vousm’adressez, j’espère vous prouver par mes actes que…

– Laissons là, interrompit-elle violemment, ces banalitésdont ni vous ni moi ne croyons un mot ; si l’amour ne peutplus nous unir, que la haine soit le lien qui nous attache l’un àl’autre : nous avons le même ennemi.

– Don Tadeo de Leon ! fit-il avec colère.

– Oui, don Tadeo de Leon, celui qui, il y a quelques joursà peine, nous a abreuvés de tant d’humiliations.

– Mais je suis libre aujourd’hui, s’écria-t-il avec unaccent terrible.

– Grâce à moi, dit-elle avec intention, car tous vos lâchespartisans vous avaient abandonné.

– Oui, répondit-il, c’est vrai, vous seule m’êtes restéefidèle.

– Les femmes sont ainsi, elles ne comprennent pas lessentiments bâtards, chez elles tout est franchement dessiné, ellesaiment ou elles haïssent ; mais assez sur ce chapitre, il fautvous hâter de profiter de votre liberté : vous connaissezl’habileté et la froide bravoure de votre ennemi, si vous lui endonnez le temps, en peu de jours il deviendra un colosse dont ilvous sera impossible de saper les larges bases de granit.

– Oui, murmura-t-il comme en se parlant à lui-même, je lesais, je le sens, hésiter c’est tout perdre ! mais quefaire ?

– Ne pas se désespérer d’abord, et examiner tout ce qui sepassera ici. Oh ! ajouta-t-elle en penchant la tête en avant,entendez-vous ce bruit ? c’est peut-être le secours que nousattendons qui nous arrive.

Il se fit un grand mouvement dans le bois, c’était l’escorte dedon Ramon qui était entourée et faite prisonnière par lesIndiens.

Antinahuel apparut, amenant un personnage que les deuxinterlocuteurs reconnurent aussitôt.

Cet homme était don Ramon Sandias.

En apercevant la Linda, il fit un saut de frayeur, et si le chefne l’avait pas retenu, il se serait enfui au risque de se fairetuer par les Indiens.

– Misérable ! s’écria le général en lui serrant lagorge.

– Arrêtez, dit la Linda en dégageant le sénateur plus mortque vif.

– Comment, vous défendez cet homme ! s’écria legénéral au comble de l’étonnement, vous ne savez donc pas qui ilest ? non-seulement il m’a indignement trahi avec son compliceCornejo, mais encore c’est lui qui vous a fait cette affreuseblessure.

– Je sais tout cela, répondit la Linda avec un sourire quidonna la chair de poule au pauvre diable, qui crut sa dernièreheure arrivée, mais, continua-t-elle, la religion commande l’oubliet le pardon des injures, j’oublie et je pardonne à don RamonSandias, et vous ferez comme moi, don Pancho.

– Mais… voulut-il dire.

– Vous ferez comme moi, reprit-elle de sa voix la pluscalme, avec un regard significatif.

Le général comprit que la Linda avait une idée, il n’insistapas.

– Bon, dit-il, puisque vous le désirez, doña Maria, jepardonne comme vous ; tenez, don Ramon, voici ma main,ajouta-t-il en la lui tendant.

Le sénateur ne savait pas s’il devait en croire ses oreilles,mais à tout hasard il saisit avec empressement cette main qui luiétait tendue et la secoua de toutes ses forces.

Antinahuel sourit avec mépris au dénouement de cette scène dont,malgré toute son astuce, il ne devina pas la portée.

– S’il en est ainsi, dit-il, je vous laisse ensemble, ilest inutile d’attacher ce prisonnier.

– Parfaitement inutile, appuya don Pancho.

– Oui, fit le toqui, je vois que vous vous entendez.

– On ne peut pas mieux, chef, on ne peut pas mieux, repritle général avec un sourire d’une expression indéfinissable.

Antinahuel se retira.

Sitôt qu’il fut seul avec la Linda et le général, don Ramon nemit plus de bornes à sa reconnaissance.

– Oh ! mes chers bienfaiteurs, s’écria-t-il avecenthousiasme, en s’élançant vers eux.

– Un instant, caballero, s’écria don Pancho, nous avons àcauser, maintenant.

Le sénateur s’arrêta tout interdit.

– Avez-vous donc supposé, dit la Linda, qu’un plat coquinde votre espèce puisse nous inspirer la moindre pitié ?

– Mais, continua le général, nous avons tenu à être lesseuls à disposer de vous.

– Vous reconnaissez, n’est-ce pas, reprit la Linda, quevous êtes bien réellement en notre pouvoir, et que si nous voulonsvous tuer, cela nous est facile ?

Le sénateur resta anéanti.

– Maintenant, ajouta le général, répondez catégoriquementaux questions qui vous seront adressées ; je dois vous avertirqu’un mensonge ferait tomber votre tête.

Un nouveau tremblement agita le sénateur.

– Comment vous trouvez-vous ici ?

– Oh ! d’une manière bien simple, général, je viens àl’instant d’être surpris par les Indiens.

– Où alliez-vous ?

– À Santiago.

– Seul ?

– Non pas, diable ! j’avais une escorte de cinquantecavaliers. Hélas ! ajouta-t-il avec un soupir, ce n’était pasassez.

Au mot d’escorte, le général et la Linda se lancèrent un coupd’œil d’intelligence.

Don Pancho continua son interrogatoire.

– Qu’alliez-vous faire à Santiago ?

– Hélas ! je suis fatigué de la politique, monintention était de me retirer dans ma quinta de Cerro Azuel, aumilieu de ma famille.

– Vous n’aviez pas d’autre but ? demanda legénéral.

– Ma foi non.

– Vous en êtes sûr ?

– Certes… Ah ! attendez, fit-il en se ravisant,j’étais chargé d’une mission.

– Là ! vous voyez bien !

– Oh ! mon Dieu ! je l’avais oublié, je vousassure.

– Hum ! et quelle était cette mission ?

– Je l’ignore.

– Comment, vous l’ignorez ?

– Ma foi oui, j’étais chargé d’une dépêche.

– Donnez.

– Voilà !

Le général s’en empara, brisa le cachet et la parcourutrapidement des yeux.

– Bah ! fit-il en la froissant entre ses doigtscrispés, cette dépêche n’a pas le sens commun, elle est du genre decelles que l’on confie aux gens de votre espèce.

Le sénateur feignit de prendre cette phrase pour uncompliment.

– C’est ce que j’avais pensé aussi, dit-il avec un sourirequi avait la prétention d’être agréable, mais dont la terreur quidécomposait ses traits faisait à son insu une affreuse grimace.

À cette réponse saugrenue, le général ne put retenir sonsérieux, il éclata d’un franc éclat de rire, auquel le sénateurs’associa avec empressement, sans savoir pourquoi.

Doña Maria mit fin à cette hilarité en prenant la parole.

– Don Pancho, dit-elle, rendez-vous auprès de Antinahuel,il est important que demain au lever du jour il fasse demander uneentrevue aux aventuriers qui se sont perchés comme des hiboux ausommet du rocher.

– Mais, il refusera, observa le général étonné.

– Il faut qu’il accepte, chargez-vous de le convaincre.

– J’essaierai.

– Il faut réussir.

– Je réussirai, puisque vous l’exigez.

– Pendant votre absence, moi, je causerai avec cethomme.

– À votre aise, je me retire.

De quels arguments se servit le général pour amener le toqui àparlementer avec les assiégés ? il est certain qu’il yréussit.

Lorsqu’il rejoignit doña Maria, celle-ci terminait saconversation avec le sénateur, en lui disant d’une voixsardonique :

– Arrangez-vous comme vous pourrez, cher monsieur, si vouséchouez, je vous livre aux Indiens qui vous brûleront tout vif.

– Hum ! fit don Ramon avec épouvante, s’ils apprennentque c’est moi qui ai fait cela, que m’arrivera-t-il ?

– Vous serez brûlé.

– Diable ! diable ! la perspective n’est pasagréable ; franchement, est-ce que vous ne pourriez pascharger un autre de cette commission ?

Doña Maria sourit avec finesse.

– Tranquillisez-vous, lui dit-elle, vous m’aurez pourcomplice, je vous aiderai.

– Oh ! alors, fit-il avec joie, je suis certain deréussir.

La Linda lui tint parole, elle l’aida à exécuter le hardi projetqu’elle avait conçu.

Don Pancho s’abstint d’interroger la courtisane.

Il savait qu’elle travaillait pour lui, cela lui suffisait. Ilattendait patiemment qu’elle jugeât convenable de lui faire sesconfidences.

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