Le Grand Chef des Aucas – Tome II

Chapitre 2DANS LE CABILDO.

Après le départ de Valentin et de Trangoil Lanec, don GregorioPeralta avait prodigué à son ami les soins les plus empressés.

Don Tadeo, nature essentiellement ferme, vaincu un instant parune émotion terrible, au-dessus de toutes les forces humaines,n’avait pas tardé à revenir à lui.

En rouvrant les yeux, il avait jeté un regard désespéré autourde lui ; alors le souvenir se faisant jour dans son cerveau,il avait laissé tomber avec accablement sa tête dans ses mains ets’était abandonné pendant quelques minutes à sa douleur.

Dès qu’il avait vu que ses soins n’étaient plus nécessaires, donGregorio, avec ce tact inné chez toutes les organisations d’élite,avait compris que cette immense douleur avait besoin d’une solitudecomplète, et s’était retiré sans que son ami se fût aperçu de sondépart.

On dit et on répète à satiété que les larmes soulagent, qu’ellesfont du bien ; ceci peut être vrai pour les femmes, naturesnerveuses et impressionnables, dont la douleur s’échappe le plussouvent avec les larmes, et qui, lorsqu’elles sont taries, sonttout étonnées d’être consolées.

Mais si les larmes font du bien aux femmes, ce que nousadmettons facilement, en revanche, nous certifions qu’elles fonthorriblement souffrir les hommes.

Les larmes, chez l’homme, sont l’expression de l’impuissance, del’impossibilité contre laquelle la volonté la plus implacable sebrise comme un brin de paille.

L’homme fort qui en est réduit à pleurer, s’avoue vaincu ;il succombe sous le poids du malheur : la lutte lui devientimpossible à soutenir plus longtemps ; aussi ces pleurs qu’ilverse lui retombent goutte à goutte sur le cœur et le lui brûlentcomme un fer rouge.

Pleurer, c’est le plus affreux supplice auquel puisse êtrecondamné un homme de cœur et d’intelligence !

Don Tadeo pleurait.

Don Tadeo, ce Roi des ténèbres, qui cent fois avait regardé ensouriant la mort en face ! qui vivait par unmiracle !

Lui, dont la volonté de fer avait broyé si rapidement tout cequi s’était opposé à l’exécution de ses projets ; lui, quid’un mot, d’un geste, d’un froncement de sourcils, gouvernait desmilliers d’hommes courbés sous son caprice.

Cet homme pleurait !

Il était là, faible et inerte, sans force et sans courage,pleurant comme un enfant !

Poussant des rugissements de bête fauve qui menaçaient de faireéclater sa poitrine, contraint de reconnaître enfin qu’il n’existequ’une volonté suprême au monde, une force unique, celle deDieu !

Mais don Tadeo n’était pas un de ces hommes qu’une douleur, siintense qu’elle soit, puisse longtemps abattre ; enfonçantavec rage ses poings dans ses yeux brûlés de fièvre, il seredressa, fier, terrible.

– Oh ! tout n’est pas fini encore !s’écria-t-il.

Passant alors sa main sur son front inondé d’une sueurfroide :

– Courage ! ajouta-t-il, j’ai un peuple à sauver avantde songer à ma fille ! les affections de famille ne doiventpasser qu’après les devoirs de l’homme d’État ; continuonsnotre métier de dictateur.

Il frappa dans ses mains.

Don Gregorio parut.

D’un coup d’œil il vit les ravages que la douleur avait faitsdans l’âme de son ami, mais il vit aussi que le Roi des ténèbresavait vaincu le père.

Il était environ sept heures du matin.

Les solliciteurs encombraient déjà toutes les salles ducabildo.

– Quelles sont vos intentions au sujet du généralBustamente ? demanda don Gregorio.

Don Tadeo était calme, froid, impassible ; toute traced’émotion avait disparu de son visage, qui avait la blancheur et larigidité du marbre.

Assis auprès d’une table sur laquelle il frappait nonchalammentavec un couteau à papier, il écouta cette question avec cet airpréoccupé d’un homme absorbé par de sérieuses réflexions.

– Mon ami, répondit-il, nous avons hier, par un moyen queje déplore, puisqu’il a coûté la vie à bien du monde, sauvé laliberté de notre pays sur le point de périr, et assuré la stabilitéde son gouvernement ; mais si, grâce à vous et à tous lespatriotes dévoués qui ont combattu à nos côtés, j’ai renversé pourtoujours don Pancho Bustamente et annihilé ses projets ambitieux,je n’ai pas pour cela pris sa place. Si je le faisais, je serais àmon tour un traître, et le pays n’aurait échappé à un péril quepour tomber dans un autre au moins aussi grand.

– Mais vous êtes le seul homme qui…

– Ne dites pas cela, interrompit vivement don Tadeo, je neme reconnais pas le droit d’imposer à mes concitoyens des idées etdes vues qui peuvent être fort bonnes, du moins, je les croistelles, mais qui ne sont peut-être pas les leurs. L’homme quivoulait nous asservir est abattu, sa tyrannie ne pèse plus surnous, mon rôle est fini. Je dois laisser au peuple, dont jem’honore d’être un des membres les plus obscurs, le droit dedésigner librement l’homme qui veillera désormais à ses intérêts etle gouvernera.

– Qui vous dit, mon ami, que cet homme ne sera pasvous ?

– Moi ! répondit don Tadeo d’une voix ferme.

Don Gregorio fit un geste de surprise.

– Cela vous étonne, n’est-ce pas, mon ami ? mais quevoulez-vous, c’est ainsi ; hier j’ai expédié des exprès danstoutes les directions, afin que personne ne se méprît sur mesintentions ; je n’aspire qu’à déposer le pouvoir, fardeau troplourd pour ma main fatiguée, et à rentrer dans la vie privée dontpeut-être, ajouta-t-il avec un sourire de regret, je n’aurais pasdû sortir.

– Oh ! ne parlez pas ainsi, don Tadeo ! s’écriavivement don Gregorio, la reconnaissance du peuple vous est acquiseà jamais !

– Fumée que tout cela, mon ami, répondit don Tadeo avecironie, savez-vous si le peuple est content de ce que j’aifait ? Qui vous prouve qu’il ne préférerait pasl’esclavage ? Le peuple, mon ami, est un grand enfant quetoujours on a mené avec des mots, et qui n’a jamais eu de louangesque pour ses oppresseurs, de statues que pour ses tyrans !…Finissons-en, ma résolution est prise, rien ne pourra lachanger.

– Mais… voulut ajouter don Gregorio.

Don Tadeo l’arrêta d’un geste.

– Un mot encore, dit-il ; pour être homme d’État, monami, il faut marcher seul dans la voie qu’on s’est tracée, n’avoirni enfants, ni parents, ni amis, ne compter les hommes que commeles pions d’un vaste échiquier ; enfin, ne pas sentir battreson cœur, sans cela il arrive un moment où, soit par fatigue, soitautrement, on écoute malgré soi les battements de ce cœur, et alorson est perdu ; celui qui est au pouvoir ne doit avoir d’humainque l’apparence.

– Que voulez-vous faire ?

– D’abord envoyer à Santiago le général Bustamente ;bien que cet homme ait mérité la mort, je ne veux pas prendre surmoi la responsabilité de sa condamnation ; assez de sang a étéhier versé par mes ordres, il partira demain avec le généralCornejo et le sénateur Sandias ; ces deux personnages ne lelaisseront pas échapper, ils ont trop intérêt à son silence ;du reste, il sera assez bien escorté pour être à l’abri d’un coupde main, si, ce que je ne crois pas, ses partisans tentaient de ledélivrer.

– Vos ordres seront ponctuellement exécutés.

– Ce sont les derniers que vous recevrez de moi, monami.

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’aujourd’hui même, je vous remettrai lepouvoir.

– Mais… mon ami.

– Plus un mot, je vous en prie, je l’ai résolu ;maintenant, accompagnez-moi auprès de ce pauvre jeune Français, quia si noblement, au péril de sa vie, défendu ma malheureusefille.

Don Gregorio le suivit sans répondre.

Le comte de Prébois-Crancé avait, d’après les instructions dedon Gregorio, été placé dans une chambre où les plus grands soinslui étaient donnés.

Son état était des plus satisfaisants ; sauf une grandefaiblesse, il se sentait beaucoup mieux.

La visite de don Tadeo lui fit plaisir.

Trangoil Lanec ne s’était pas trompé ; par un hasardmiraculeux, les poignards n’avaient fait que glisser dans leschairs ; la perte du sang causait seule la faiblesse queressentait le jeune homme, dont les blessures commençaient déjà àse fermer, et qui, dans deux ou trois jours au plus tard, pourraitreprendre son train de vie ordinaire.

Par une espèce de bravade, un peu dans son caractère, Louisétait habillé, à demi-couché dans un vaste fauteuil il lisaitlorsque don Tadeo et don Gregorio pénétrèrent dans sa chambre.

Don Tadeo s’approcha vivement de lui et lui serra la main.

– Mon ami, lui dit-il avec chaleur, c’est Dieu qui vous ajetés, vous et votre compagnon, sur mon passage ; je vousconnais à peine depuis quelques mois, et déjà j’ai contracté enversvous deux, envers vous surtout, de ces dettes sacrées dont il estimpossible de s’acquitter jamais.

À ces paroles amicales, l’œil du jeune homme rayonna, un sourirede plaisir plissa ses lèvres et une légère rougeur monta à sesjoues pâlies.

– Pourquoi attacher un aussi haut prix au peu que j’ai pufaire, don Tadeo ? dit-il ; hélas ! j’aurais donnéma vie pour vous conserver doña Rosario.

– Nous la retrouverons, fit énergiquement don Tadeo.

– Oh ! si je pouvais monter à cheval, s’écria le jeunehomme, je serais déjà sur ses traces !

En ce moment la porte s’ouvrit et un péon dit quelques mots àvoix basse à don Tadeo.

– Qu’il vienne ! qu’il vienne ! s’écria-t-il avecagitation ; et se tournant vers Louis, qui le regardaitétonné, nous allons avoir des nouvelles, lui dit-il.

Un Indien entra.

Cet Indien était Joan, l’homme que Curumilla n’avait pas voulutuer.

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