L’enfant mystérieux

Chapitre 1Le contrebandier.

 

– Lof ! lof !… La barre sous levent !

– Ça y est, capitaine.

– Bon ! Maintenant, amène le foc et lamisaine !

– Tout de suite… le temps de hâler sur lesdrisses… C’est fait.

– Bien, mes amis. Tenez-vous prêts à ameneraussi la grand-voile, quand nous serons en plein vent… Amènepartout !

– Ohé ! ohé !… Voilà, capitaine.

– Toi, Jean, laisse courir un peu… Les autres,attention à l’ancre, et vite !… Une ! deusse !Let go !

– Largue la pioche !Ces commandements et ces répliques se faisaient entendre pendant lanuit du vingt juillet, à quelques encablures de l’île à Deux-Têteset à bord d’une goélette lourdement chargée, venue du bas dufleuve. L’Espérance – tel était son nom – après avoirserré successivement toutes ses voiles avait couru sur son errel’espace d’une centaine de pieds contre le vent d’est, puis jetél’ancre en face de la petite crique où nous avons vu, il y a prèsd’un mois, Antoine Bouet aborder dans son flat. La nuitétait noire, et c’est à peine si de la goélette on pouvaitdistinguer les sombres massifs de la partie nord de l’île, en facede laquelle s’était opéré le mouillage. Il fallait donc que lecapitaine connût parfaitement ces parages, pour y manœuvrer avecautant d’aisance, en pleine obscurité.

L’Espérance, en effet, n’en était pasà son premier atterrissage près des rochers de l’île à Deux-Têtes.Les deux années précédentes, par des nuits semblables, elle avaitjeté l’ancre au même endroit ; puis elle était repartie avantle jour, se dirigeant vers Québec, avec un chargement de poisson etd’huile.

Pourquoi ces escales nocturnes, et pourquoi cemystère dans ses allées et venues ?

Ah ! dame ! c’est que le fisc al’œil aussi vigilant que le bras long, et que l’Espérancen’était pas tout à fait en règle avec cette belle institution.L’audacieuse petite goélette, tout en conservant des alluresextrêmement débonnaires, n’était rien moins que la plus hardiecontrebandière du Saint-Laurent et se moquait sous cape de tous lesdouaniers de Sa Majesté, au Canada. L’accise ne lui faisait paspeur, et elle se souciait comme de Colin-Tampon de ce monument desagesse appelé par nos législateurs : tarifdouanier.

Le gouvernement du Canada avait bien établi lelong du fleuve, aux principaux endroits d’escale, des agents dufisc, chargés de visiter les vaisseaux suspects et de constaterde visu s’ils ne portaient pas autre chose que ce quiétait mentionné dans leur acte de connaissement ;mais la goélette endiablée leur glissait entre les doigts comme uneanguille et semblait douée de quelque pouvoir magique, qui larendait invisible aux moments voulus. Fine voilière et d’unesolidité de charpente à tenir la mer en tout temps,l’Espérance pouvait défier la vigilance la plus active.Quand tous les honnêtes navires prenaient la voie ordinaire,c’est-à-dire longeaient la rive sud, pour se rendre à Québec, lacontrebandière, elle, se faufilait le long des échancrures de lacôte nord, ne marchant que la nuit, se cachant le jour dans lesfjords ou les baies les plus inexplorées. L’attendait-on auloin ? Elle louvoyait par le travers de la baie deMille-Vaches ! Était-elle guettée à la Traverse deSaint-Roch ? On aurait pu la trouver mouillée tranquillement àl’abri des hauts massifs de l’île à Deux-Têtes !

Telle était une de ces courses pleinesd’émotion fournies par l’Espérance, au moment où, dans lanuit du 20 juillet, nous faisons assister le lecteur à sonarrivée.

Comme sa contrebande consistait presqueexclusivement en boissons spiritueuses, dont les droits venaientd’être fortement augmentés, nous ne surprendrons personne en disantque, de la quille au pont, de l’étrave aux cabines de l’arrière,elle était bondée de barils et de tonneaux. Il s’exhalait de cettecargaison les odeurs les plus équivoques, les parfums les moinsdéfinis. C’étaient des effluves d’huiles, des senteurs de poisson,des arômes de gin, – le tout confondu, mêlé, sans caractère précis,à déconcerter le nez le plus subtil, même celui d’un douanier.

Un beau désordre régnait dans cette cale àtout mettre ; mais ce désordre n’était qu’un effet del’art ; il n’était qu’apparent et servait à masquer unerépartition intelligente.

À peine la goélette fut-elle maintenue par samaîtresse ancre, qu’une chaloupe s’en détacha et vint atterrir aufond de la crique.

Des trois hommes qui la montaient, un seulsauta à terre, tandis que les deux autres maintenaient la chaloupeà flot.

L’homme qui venait de débarquer – un beaugrand garçon de vingt-cinq ans à peu près – s’avança avecprécaution vers le tunnel de verdure formé par le ravin entrevu parAntoine Bouet, lors de son premier voyage. Il démasqua le foyerd’une lanterne sourde et disparut bientôt sous les rameauxentrelacés des sapins.

Après avoir avancé d’une quinzaine de pas enligne directe, le visiteur tourna brusquement à gauche et disparutsous une voûte de rochers en surplomb, au-dessus du ravin. C’étaitune sorte de cache naturelle, complètement ensevelie et masquée parla verdure environnante. Elle pouvait mesurer huit ou six verges entous sens. On eût dit que les eaux du torrent, à une époquereculée, s’étaient ruées pendant des siècles sur cette partie duroc, l’avaient entamée, creusée, jusqu’à ce que, rencontrant ungranit inattaquable, elles avaient dû se frayer un chemin par uneautre voie, filtrer à travers les fissures qui béaient encore auxparois, puis se creuser vers la mer le sillon rocheux que venait deparcourir l’homme à la lanterne.

Celui-ci promena sa lumière autour de lui,examina tous les enfoncements et se rendit même compte de ladisposition de certaines pierres détachées, qui jonchaient le sol.Cela fait, il déposa sa lanterne par terre et se dirigea vers untrou profond, s’ouvrant sur la droite de la cache.

Un sourire de satisfaction illuminait safigure.

Arrivé en face du trou, l’homme se baissa et ydisparut jusqu’à mi-corps, cherchant avec ses mains quelque chosequ’il s’attendait à rencontrer de suite, sans doute, car ilsemblait y aller à coup sûr.

Ses mains ne touchèrent que les parois humidesde l’excavation !

L’homme retira ses épaules du trou et, d’unbond, se trouva sur pied.

– Quelqu’un est venu ! s’écria-t-il d’unevoix sourde ; nous sommes découverts !

Et, sortant précipitamment de la cache, ils’engagea dans le ravin, pour rejoindre la chaloupe. Mais, à cemoment, une forte détonation réveilla tous les échos du voisinage,et une balle vint ricocher sur les pierres, à quelques pouces duvisiteur nocturne.

Ce coup de fusil semblait partir de la crêtemême du couloir rocheux, au fond duquel cheminait notre inconnu, àen juger par la forte odeur de poudre brûlée qui se répanditjusqu’à lui.

– Faut-il être bête pour manquer un homme desi près ! ricana-t-il, en sortant aussitôt un pistolet de sapoche et tirant au jugé.

Un éclat de rire strident répondit seul à cenouveau coup de feu. Puis tout rentra dans le silence.

Le marin ne s’amusa pas à attendre la ripostede son mystérieux adversaire. Hâtant le pas, il rejoignit sescamarades de la chaloupe.

Ceux-ci, du reste, avaient entendu les deuxdétonations et arrivaient au pas de course.

– Qu’est-ce qu’il y a donc ?demandèrent-ils à la fois.

– Il y a que notre cache a été découverte etque le découvreur vient de me flanquer un coup de fusil !répondit tranquillement l’homme à la lanterne.

– Vous êtes blessé, capitaine ? firentvivement les deux autres.

– Pas le moins du monde, mes amis, répliquacelui que l’on venait d’appeler capitaine, – et qui n’était autreeffectivement que le commandant de l’Espérance. – Legaillard qui m’a canardé presque à bout portant peut se vanterd’être un fier maladroit…

– C’est fort heureux pour vous, interrompit undes matelots.

– À moins qu’il n’ait trop bu de l’eau-de-vieque nous avions laissée dans la cache, acheva le capitaine.

– Quoi, le petit baril ?…

– Disparu, enlevé, bu probablement.

– Halloh !… Mais c’est grave,ça !

– Très grave.

– Qu’allons-nous faire ?

– Tonnerre d’un nom !… fouiller l’île etnous emparer du curieux.

– Mais s’il y en a plusieurs ?… si c’estune famille, par exemple ?

– Nous aviserons avant d’opérer ledébarquement. L’essentiel, pour le quart d’heure, est de savoir àqui nous avons affaire.

– À vos ordres, capitaine.

– Vous allez retourner à bord et dire ausecond Marcel de ne garder que Jean avec lui et de m’envoyer unecouple de fusées, l’une bleue, l’autre rouge. La fusée rougeindiquera que tout va bien sur l’île et qu’il n’y a pas à s’occuperde nous ; la fusée bleue, au contraire, devra le mettre surses gardes, et il s’apprêtera à lever l’ancre au moindre indice,pour gagner la côte nord, le long des caps. Est-ceentendu ?

– Compris, capitaine.

– Maintenant, allez vite et prenez vos armes àbord. Pour moi, je vais me dégourdir un peu, en vous attendant.Vous me trouverez ici ou dans le voisinage.

Les deux matelots s’éloignèrent. Resté seul,le capitaine se prit à arpenter la petite plage de la crique,réfléchissant à l’étrange événement de tout à l’heure. Il avaitbeau tourner et retourner dans son esprit la tentative de meurtredont il avait failli être la victime, aucune explicationsatisfaisante ne se présentait…

– Bah ! fit-il insoucieusement, quandbien même on découvrirait aujourd’hui le secret de la cache, le malne serait pas grand : c’est ma dernière expédition, Dieumerci !… Oui, mais il faut la mener à bonne fin… J’ai là unecargaison qui me coûte les yeux de la tête et qui est toute mafortune… Si tout cela allait être confisqué !… Brrrou !rien qu’à y penser, je me sens froid dans le dos et le cœur mechavire… Chère Anna ! elle serait perdue pour moi… oui perdue,car je ne l’épouserais pas sans être moi-même aussi riche qu’elle.Les mauvaises langues de l’île gloseraient-elles de la bellefaçon ! Non, non, la Providence ne m’abandonnera pas audernier moment, et j’arriverai à bon port – à moins de trahison,s’entend. Mais qui donc pourrait me trahir à Saint-François ?…Je n’y ai pas un ennemi, que je sache. Au contraire, je me sensaimé de toutes ces braves gens… Allons, quelle mouche m’a doncpiqué, que me voilà tout songeur, comme si j’avais à mes troussesla légion entière des douaniers de Québec !… Chassons cesvilaines idées et pensons plutôt aux joies du retour !

Tout en monologuant de la sorte, le jeunecapitaine avait doublé une des pointes qui enserrent la crique ets’était engagé machinalement sur la grève qui regarde l’île auxReaux.

Il continua de marcher ainsi pendant unedizaine de minutes, sans s’apercevoir qu’il s’éloignait notablementde son point de départ.

Un quartier de lune brillait de temps à autreentre de grandes masses de nuages et inondait d’une vague clarté lagrève solitaire. Les grands arbres allongeaient leur ombre sur lesable jaune ; et le capitaine prenait un singulier plaisir àrêver ainsi, seul, loin de tout regard importun, à l’objet de sescontinuels rêves… Et puis, cette douce mélancolie du retour aupays, à la paroisse, au foyer, que chaque voyageur a plus ou moinsressentie, le prenait au cœur et le berçait sur ses vagueslangoureuses…

Il marchait, il marchait toujours.

Le sable doux et fin de la plage étouffait lebruit de ses pas. Quant à l’agression de tout à l’heure, il n’ypensait seulement plus : car chez lui l’insouciance du marins’alliait au courage de l’homme fortement trempé.

Arrivé en face des premiers contrefortsméridionaux de l’île, le capitaine fut soudain distrait de sespensées par la vue d’une lumière qui brillait à quelques distanceen avant de lui.

Cette lumière, bien faible, du reste, semblaitfiltrer à travers les parois rocheuses de la falaise et projetaitune vague traînée blanche jusque sur le sable de la grève.

– Tiens ! les grottes seraient-elleshabitées maintenant ? se dit le capitaine, en s’arrêtant. Aufait, pourquoi pas ? continua-t-il dans sa pensée : il mesemble que le coup de fusil de tout à l’heure n’a pas été tiré parles anges. Voilà justement l’affaire : mon assassin estlà !

Aussitôt cette conclusion arrêtée, le marinprit son parti. Il visita soigneusement les capsules de sonrevolver et se disposa à aller reconnaître son ennemi inconnu.

Mais, à ce moment même, un cri perçantretentit dans les grottes – cri de femme affolée, suprême appel ausecours. Le capitaine tressaillit de la tête aux pieds et s’élançadans la direction des falaises.

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