L’enfant mystérieux

Chapitre 6Antoine Bouet le beau parleur.

 

Cet Antoine Bouet était décidément un fiercoquin, il n’y a pas à le cacher. Et, puisque nous avons lâché cegros mot, complétons la biographie du personnage. Aussi bien, ilest appelé à jouer dans l’histoire que nous racontons un rôle tropproéminent, pour que nous ne fassions pas connaître son caractèrejusque dans ses moindres replis.

De dix ans moins âgé que son frère, AntoineBouet présente avec lui un contraste frappant, non seulement sousle rapport du physique, mais encore, et surtout, du côté moral.Lorsque Pierre est un petit vieillard rondelet, large d’épaules etcourt de jambes, Antoine, lui, n’offre de développement que dans lesens de la longueur ; quand le premier ne laisse voir surtoute sa grassouillette personne que des lignes arrondies, descontours moelleux, le second, au contraire, est fait d’anglessaillants ou rentrants, énergiquement accusés sous une peau sècheet brune ; autant l’aîné a le regard bienveillant etl’expression enjouée, autant le cadet se distingue par un œil duret une physionomie renfrognée. De même, sous le rapport moral,autant celui-là est gai et naturellement porté aux entraînements ducœur, autant celui-ci se plaît à paraître lugubre et à n’écouterque la voix de ses intérêts ou de ses passions.

Ils sont enfin l’antipode l’un de l’autre.

Et pourtant, seuls enfants d’un cultivateur àl’aise, ayant hérité chacun d’une moitié du patrimoine paternelamplement suffisante pour les faire vivre tous deux hors desatteintes du besoin, combien de raisons n’ont-ils pas eues pour queleurs penchants et leur humeur se soient développés semblablement,soumis qu’ils ont été aux mêmes influences !

Mais non. Pierre est resté laborieux, sage,économe, content de son lot et le faisant valoir le pluspossible ; tandis qu’Antoine, pris de la fièvre du mouvement,a voulu faire son petit voyage aux États-Unis et tâter de la viedes manufactures.

Il avait environ vingt-six ans quand cetteterrible maladie de yankisme s’abattit sur ses épaules, –et des milliers de nos compatriotes savent par expérience qu’on nerésiste guère à une affection comme celle-là.

Il afferma donc son bien, vendit un clos pourse faire de l’argent de poche, et le voilà parti pour la grandeRépublique, cet Eldorado des jeunes gens à humeur vagabonde qui sefigurent naïvement que la Fortune, chez l’étranger, est moinsmarâtre qu’au pays.

Antoine ne tarda pas à dégringoler du haut deses illusions. Ce fut quand, après avoir épuisé sa premièremise de fonds, il se trouva en face d’une cruellenécessité : le travail. Jusque là, il avait cru vaguementqu’aux États-Unis l’argent se gagnait à estropier la langueanglaise et à respirer l’âcre fumée des usines. Aussi, la chutefut-elle rude pour un garçon qui n’avait jamais fait autre chose,dans son pays, que se promener d’une paroisse à l’autre dans lecabriolet paternel et courir les veillées, à la recherche desjolies filles.

Toutefois, l’orgueil lui tint lieu de courage,et, pendant quatre années, Antoine végéta dans les manufactures dela Nouvelle-Angleterre, travaillant dur, gagnant peu et dépensanttout. À peine se put-il amasser de quoi payer ses frais de route,lorsque, la désillusion étant complète, il songea au retour.

Une autre mésaventure l’attendait au pays. Iln’avait pas mis le pied dans son île natale, qu’on lui apprit lafuite de son fermier, quelques jours auparavant. Ce drôle, aprèsavoir épuisé la terre confiée à ses soins par une culture sansassolement et sans engrais, n’avait trouvé rien de mieux à faire,en apprenant la prochaine arrivée du propriétaire, que de vendresecrètement tout ce qu’il put et de prendre la poudred’escampette.

Le voilà donc bien avancé, notre ami Antoine,avec un patrimoine diminué, une terre épuisée et tout un matérielde culture disparu dans les poches d’un filou ! C’était bienla peine, ma foi, d’aller au-delà de la ligne quarante-cinqapprendre à nasiller une langue étrangère et à faire de labrique !

L’ex-manufacturier fut donc obligé de recourirà une fâcheuse extrémité, qui est ordinairement l’indice ducommencement de la décadence chez un cultivateur : il dutemprunter sur hypothèque.

C’était ouvrir la porte aux embarras d’argentet aux rentes à payer. Un emprunt en appelle un autre, jusqu’à cequ’enfin les intérêts accumulés ne peuvent plus être soldés et quela terre passe au laminoir du shérif, pour en sortir… amincie de labelle façon.

Antoine n’arriva pas là de suite ; maisles choses allaient leur petit bonhomme de chemin dans cettedirection, et rien n’était fait pour en enrayer la marchefuneste.

Dix ans se passèrent de la sorte. Au lieu detravailler ferme et de chercher à améliorer sa culture, Antoine selaissait tout doucement entraîner vers la ruine complète.Insouciant comme un homme qui n’a pas à s’occuper de l’avenir, ilpassait une bonne partie de son temps en promenades avec des amisde l’Argentenay ou en ripailles dans ce joyeux coin de l’îled’Orléans.

Et, comme si cette manière de vivre n’écornaitpas encore assez vite son avoir, maître Antoine, dont le caractères’aigrissait de jour en jour, se fit recevoir huissier et se jeta àcorps perdu dans la chicane. Normand comme ses ancêtres, il se prità adorer Thémis et à chérir les procès. Jamais on ne vit plaideurplus endiablé – et pourtant Dieu sait s’il s’en trouve deformidables dans nos campagnes avoisinant Québec ! Il plaidaitpour tout, pour tous et à cause de tout. Une barrière restéeouverte, une clôture à laquelle il manquait une perche, un chienqui lui aboyait aux mollets, un ruisseau dont un des méandresenvahissait sa terre… tout était pour lui matière à procès. Lafabrique de la paroisse, le conseil municipal, les commissairesd’écoles, les inspecteurs de voirie, le gardien d’enclos lui-mêmen’avaient qu’à se bien tenir et à marcher droit, car Antoine lesguettait, et, au moindre écart, vlan ! le papier timbré leurarrivait sous larges enveloppes.

Les avocats de Québec étaient dans lajubilation et ne parlaient de rien moins que de faire unesouscription entre eux pour présenter à Antoine Bouet un témoignagenon équivoque de leur estime.

Ce n’était pas tout. À force de manipuler lesassignations, les brefs de saisies et autres belles choses écritessur papier timbré d’huissier, Antoine était passé jurisconsulte. Onle consultait comme un oracle, et il ne manquait jamais d’envenimerles questions les plus simples, de manière à en faire surgir debons gros procès. Beau parleur, habile et finaud, rien ne lui étaitplus aisé que de circonvenir les crédules habitants de sonentourage et de se faire passer à leurs yeux pour un homme degrande capacité.

Disons enfin, pour terminer cette courtebiographie, que le digne huissier ne se possédait pas desatisfaction, lorsqu’il avait quelque ordreà porter ouquelque saisie à faire. Mais la joie, chez lui, se traduisait d’unedrôle de façon. Elle était toute intérieure et nullement sur lafigure ou dans les manières. Ce qui faisait que jamais maîtreAntoine n’avait la mine plus lugubre et la parole moinsencourageante, que dans ces circonstances-là.

Quand on le voyait passer tout gourmé dans sagrande redingote râpée, la physionomie vent debout et fredonnantquelque complainte larmoyante, on pouvait se dire à coup sûr :« Antoine a quelque grosse saisie à faire aujourd’hui, car ila pris sa figure des dimanches. »

Au reste, le terrible huissier n’en avaitguère d’autre à cette époque. Soit que ses implacables fonctionseussent déteint sur son moral, ou soit plutôt qu’en vieillissantson caractère naturellement morose se fût développé outre mesure,toujours est-il qu’Antoine Bouet était devenu tout à fait lugubre,au moment où nous le mettons en scène.

Il voyait tout en noir et faisait ses délicesà prédire toutes sortes de malheurs. Les grains avaient-ils bonneapparence et balançaient-ils au soleil d’août leurs épis lourds etjaunissants ?… « – Hum ! hum ! grommelait-il,ça pousse trop bien : gare la grêle ou lagelée ! »

Un habitant possédait-il quelque belle bête,par exemple un superbe cheval, admiré et envié desconnaisseurs ?… Le fatidique Antoine ne manquait pas dedire : « – Trop beau pour une brute ! Il aura lesouffle ou attrapera des écarts, un de cesjours… »

Comptait-on sur la pluie pour faire lever lessemences ?… Le prophète annonçait une longue sécheresse !Fallait-il du soleil après des orages répétés ?… Allonsdonc ! on en avait pour quinze jours de ce déluge !

Singulier homme ! Il n’était jamais àcourt quand il lui fallait décourager.

C’est avec des dispositions semblables qu’ilprit femme, cinq ans à peu près avant l’époque où commence notrerécit.

Nous devons à la vérité de dire que, si cetévénement amena du changement chez lui, ce ne fut pas pour le mieux– bien au contraire. C’est en vain que la douce Eulaliechercha à mettre un peu de rose dans le noir de ce caractère :elle y perdit sa logique et ses glapissements ; en vain aussiqu’elle donna à ce père ténébreux un gros garçon et une fille dodueà fendre avec l’ongle : Antoine n’en devint que pluslugubre.

Disons ici, à la louange de cette femmeestimable, qu’elle ne pouvait rien pour amener la guérison moralede son mari : car l’envie ne se guérit pas, – et Antoine Bouetétait mordu au cœur par ce terrible serpent.

La prospérité de son frère – tandis quelui-même marchait vers la ruine – l’exaspérait. Il ne luipardonnait pas d’être laborieux, économe, bon cultivateur. Lesbelles tiges de blé, de seigle et d’avoine qui se balançaient dansles champs de Pierre, tout à côté de ses clos incultes ou malentretenus, à lui, paraissaient à ses yeux comme autantd’accusateurs lui reprochant son incurie ; et il ne pouvaitvoir les beaux grands bestiaux et les superbes moutons paissantdans l’herbe haute et drue de la prairie voisine, sans maudire lebonheur insolent de son aîné.

Hâtons-nous d’ajouter toutefois que cesmanifestations haineuses étaient tout intérieures et ne setraduisaient jamais au dehors. Hypocrite autant que méchant,Antoine était, au contraire, le premier à féliciter son heureuxfrère de cette prospérité qui lui donnait le cauchemar.

C’est qu’en homme de loi entendu, lecoquin n’ignorait pas que Pierre n’ayant pas d’enfants et nepouvant emporter ses biens dans l’autre monde, les dits biensdevaient fatalement lui revenir, à lui Antoine – sauf peut-être lapart de Marianne. Mais Marianne étant elle-même sans parentsconnus, il y avait mille à parier contre un que tout le magotresterait dans la famille Bouet, c’est-à-dire dans les poches dufrère cadet.

Cette considération était plus que suffisantepour faire prendre patience à un homme habile comme notre huissier.Aussi se montrait-il, vis-à-vis du détenteur d’un héritage sichaudement convoité, non seulement serviable et empressé, maisencore d’une obséquiosité hors ligne.

Tel était, par le gros et le menu, AntoineBouet le beau parleur.

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