L’enfant mystérieux

Chapitre 4Une histoire de loup-garou.

 

Jean Plante, de l’Argentenay, dit-il, étaitcomme Ambroise Campagna : il ne croyait pas aux loups-garous,il riait des revenants, il se moquait des sorts. Quand onen parlait devant lui, il ne manquait jamais de dire avec un grosricanement :

– Je voudrais bien en rencontrer un de vosrevenants ou de vos loups-garous : c’est moi qui vousl’arrangerais de la belle manière !

Propos inconvenants, vous l’avouerez, et qu’onne devrait jamais rencontrer dans la bouche d’un chrétien quirespecte les secrets du bon Dieu !

Ne va pas croire, au moins, Ambroise, que jedis ça pour toi. Je parle en général.

Il faut vous dire que Jean Plante vivait alors– il y a de ça une vingtaine d’années – dans un vieux moulin àfarine situé en bas des côtes de l’Argentenay, à pas moins de dixarpents de la plus proche habitation. Il avait avec lui, pendant lejour, son jeune frère Thomas, pour lui aider à faire lesmoulanges ; mais, la nuit, il couchait tout fin seulau second étage.

C’est qu’il n’était pas peureux, Jean, etqu’on aurait bien couru toute l’île avant de trouver sonpareil !

Il était, en outre de ça, pas mal ivrogne, etcolère en diable quand il se trouvait chaud, – ce qui luiarrivait sept jours sur huit. Dans cet état, je vous assure qu’ilne faisait pas bon le regarder de travers ou lui dire un mot plushaut que l’autre ; le méchant homme était capable de vousflanquer un coup de la grande faux que l’on voyait toujoursaccrochée près de son lit.

Or, il arriva qu’un après-midi où Jean Planteavait levé le coude un nombre incalculable de fois, un quêteux seprésenta au moulin et lui demanda la charité pour l’amour du bonDieu.

– La charité, fainéant ?… Attends un peu,je te vas la faire, la charité ! cria Jean Plante, qui courutsur le pauvre homme et lui donna un grand coup de pied dans lederrière.

Le quêteux ne dit pas mot ; mais ilbraqua sur le meunier une paire de z’yeux qui aurait dû lefaire réfléchir. Puis il descendit tranquillement l’escalier ets’en alla.

Au pied de la côte du moulin, le quêteuxrencontra Thomas qui arrivait avec une charge d’avoine.

– La charité, pour l’amour du bon Dieu ?demanda-t-il poliment, en ôtant son vieux chapeau.

– Va au diable : j’ai pas le temps !répondit durement Thomas, qui se mit à fouetter ses bœufs.

Comme tout à l’heure, le quêteux ne soufflamot ; mais il étendit lentement sa main droite du côté dumoulin et disparut au milieu des arbres.

Ici le narrateur fit une pause habile pourexciter davantage la curiosité de son auditoire, lequel, pourtant,suspendu aux lèvres d’Antoine Bouet, n’avait pas besoin de cetaiguillon. Puis il secoua la cendre de sa pipe sur son pouce etreprit :

Le quêteux n’avait pas plus tôt fait ce gesteque, cric ! crac ! le moulin s’arrêta net.

Jean lâcha un juron et s’en fut voir ce qu’ily avait. Mais il eut beau examiner la grand-roue, les petites rouesd’engrenage, et tout le bataclan… rien. Tout paraissait en ordre.L’eau ne manquait pas non plus.

Il appela son frère :

– Hé ! Thomas !

– Ensuite ?

– Le moulin est arrêté.

– Je le vois bien.

– De quoi est-ce que ça dépend ?

– J’en sais rien.

– Comment, t’en sais rien ! Mais, c’estqu’il faut le savoir, mon garçon !

– C’est pas mon affaire, à moi. Regarde cequ’il a, ton moulin.

– Ah ! ah ! c’est pas tonaffaire !… On va voir ça, mon garçon. Rempoche-moi un peud’avoine que tu viens de jeter dans la moulange : il y a despierres dedans, je le gagerais.

– Y a pas de cailloux dans mon avoine. Je lesaurais vus, je suppose.

– T’as pas la vue bonne, aujourd’hui. Rempochetout de suite, ou sinon…

– Viens-y donc pour voir ! réponditaigrement Thomas.

Mais il n’eut pas plus tôt aperçu les yeuxgris, tout pleins d’étincelles, de son frère Jean, qu’il se baissaimmédiatement et se mit en devoir de vider le grand entonnoir où,comme vous savez, on jette le grain destiné à être moulu.

La meule se trouva à découvert.

Jean se baissa à son tour, tâta, palpa, fittoutes les simagrées imaginables…

Rien !

– C’est pas mal drôle, tout de même, cetteaffaire-là, marmotta-t-il entre ses dents : tout est en ordre,et, cependant, le moulin ne veut pas marcher.

– Je sais ce que c’est ! fit tout à coupThomas, en se frappant le front.

– Si tu le sais, dis-le donc, imbécile.

– C’est le maudit quêteux de tout à l’heurequi lui a jeté un sort.

– Cré bête ! tiens, v’là où je les loge,moi, les sorts, ricana Jean Plante, en allongeant à son frère unmaître coup de pied.

Ce pauvre Thomas, il en souleva de terre etalla retomber sur les mains à dix pieds plus loin.

Quand il se releva, il était bleu de colère etil courut tout droit sur Jean. Mais le meunier, qui pouvait enrosser une demi-douzaine comme celui-là, lui prit les poignets etl’arrêta court.

– Halte-là ! mon gars, dit-il ; onne lève pas la main sur Jean Plante, ou il en cuit.

Thomas vit bien qu’il n’était pas le plusfort. Il ne répondit point, et pleurant de rage, il alla ramasserson chapeau. Puis il sortit en montrant le poing à son frère et enlui disant d’un ton de menace :

– Quand tu me reverras !…

Jean resta donc seul.

Tout le reste de l’après-midi, il l’employa àessayer de faire marcher son moulin ; mais, bernique ! lagrand-roue faisait un tour, puis, crac ! la mécaniques’arrêtait net.

– On verra demain ce qui l’empêche d’aller, sedit à la fin Jean Plante. En attendant, fêtons, puisqu’iln’y a pas autre chose à faire.

Et notre homme installa sa cruche sur la tableet se mit à boire, que c’était une bénédiction. Un verre de rhumn’attendait pas l’autre, si bien qu’à minuit, il était soûl commetrois cent mille Polonais.

Il songea alors à se coucher.

C’est une chose facile à faire quand on est àjeun et qu’un bon lit nous attend ; mais, lorsque les jambesrefusent le service, il faut s’y prendre à plusieurs fois avant deréussir. Or, cette nuit-là, le meunier avait les siennes mollescomme de la laine. Il se cognait à tous les meubles et prenait desembardées qui l’éloignaient toujours de sa paillasse.

Finalement il se fâcha.

– Ah ! ça ! dit-il en se disposant àessayer une dernière fois, de ce coup-là, je me lance pour la mortou pour la vie.

Et il prit son élan, les bras en avant. Maisce ne fut pas sa couchette qu’il atteignit : ce fut la portede l’escalier, qui était restée ouverte.

Jean roula jusqu’en bas comme un paquet delinge et se trouva dehors, à la belle étoile.

Essayer de remonter ? Impossible. Ilfallut donc passer la nuit là, au beau milieu du bois et avec laterre dure pour paillasse.

Aussi, quoique saoul, Jean ne put fermerl’œil. Il s’amusa à compter les étoiles et à voir les nuagesglisser sur la lune.

Vers environ deux heures du matin, un grandvent du nord s’éleva, qui, s’engouffrant dans la cage del’escalier, éteignit la chandelle restée allumée dans lemoulin.

– Merci, monsieur le vent, dit JeanPlante : vous êtes plus ménager que moi, vous soufflez machandelle.

Et il se mit à ricaner. Mais son plaisir nedura pas longtemps.

La lumière reparut au bout de cinq minutes,et, pendant une bonne heure, elle se promena d’une fenêtre àl’autre, comme si une main invisible l’eût fait marcher. En mêmetemps, il arrivait de l’intérieur du moulin des bruits de chaînes,des gémissements, des cris étouffés, que c’était à faire dresserles cheveux sur une tête chauve et à croire que tous les diablesd’enfer faisaient sabbat là-dedans. Puis, quand ce tapage effrayanteut cessé, ce fut autre chose. Des feux follets bleus, verts,livides, rouges, se mirent à danser et courir sur le toit, d’unpignon à l’autre. Il y en eut même qui vinrent effleurer la figuredu pauvre ivrogne, au point qu’ils lui roussirent un peu lachevelure et la barbe. Enfin, pour combler la mesure, une espèce degrand chien à poil roux, haut de trois pieds, au moins, rôdait aumilieu des arbres, s’arrêtant parfois et dardant sur le meunierdeux gros yeux qui brillaient comme des charbons enflammés.

Jean Plante avait froid dans le dos et lescheveux droit-à-pic sur la tête, comme des broches àtricoter.

Il essaya plusieurs fois de se relever pourprendre sa course vers les maisons ; mais la terreur leparalysait autant que l’ivresse, et il ne put en venir à bout qu’aupetit jour, alors que toutes les épouvantes de la nuit avaientdisparu.

Avec la clarté, Jean retrouva son courage etse moqua de ce qu’il avait vu. Pourtant il lui resta une certainesouleur, qui l’empêcha d’abord d’en rire bien franchement.Mais il n’eut pas plus tôt lampé deux ou trois bons verres, qu’ilredevint gouailleur comme la veille et se mit à défier tous lesrevenants et tous les loups-garous du monde de venir lui fairepeur.

La journée se passa en essais inutiles pourfaire repartir le moulin. Il était ensorcelé tout de bon, car iln’y eut pas tant seulement moyen de lui faire faire de suite deuxtours de roue.

Jean vit approcher le soir avec une certainedéfiance. Il avait beau se dire qu’il avait rêvé la nuitprécédente… son esprit n’était pas en repos. Mais, comme l’orgueill’empêchait de monter aux maisons, où l’on n’aurait pas manqué dele railler, il coucha bravement au moulin, – non toutefois sansavoir soigneusement fermé portes et fenêtres.

Tout alla bien jusqu’à minuit.

Jean se flattait que les scènes de la veillene se renouvelleraient pas et qu’il pouvait compter sur un bonsomme. Mais, ding ! ding ! le douzième tintement del’horloge n’avait pas fini de résonner, que le tapage recommença.Pan ! un coup de poing ici ; boum ! un coup de piedlà… Puis des lamentations !… puis des grincements dechaînes !… puis des éclats de rire… des chuchotements… deslueurs soudaines… des souffles étranges qui passaient dans lachambre… un charivari à faire mourir de frayeur !

Jean, lui, se fâcha blanc. Il bondit sur safaux, et, jurant comme un possédé, il fureta dans toutes leschambres du moulin, sans même en excepter le grenier.

Mais, chose curieuse, quand le meunierarrivait dans un endroit, le bruit y cessait aussitôt pour sereproduire à la place qu’il venait de quitter.

C’était à en devenir fou.

De guerre lasse, Jean Plante regagna son litet ramena les couvertures par-dessus sa tête – ce qui ne l’empêchapas de grelotter de fièvre tout le reste de la nuit.

Cela dura ainsi pendant une semaine.

Le soir de la huitième journée – qui setrouvait être le propre jour de la Toussaint – Jean veillait encoreseul au moulin. Il n’avait pas été à la messe, sous prétexte qu’ilfaisait trop mauvais, aimant mieux passer son temps àbuvasser et braver le bon Dieu.

Il était pourtant bien changé, le pauvrehomme. Sa figure bouffie et ses yeux brillants de fièvre disaientassez quelle affreuse semaine d’insomnie il avait passée.

Au dehors, le vent du nord-est faisait rage,fouettant les vitres avec une petite pluie fine, qui durait depuisle matin. Pas la moindre lune au firmament. Une nuit noire comme del’encre !

Jean était accoté sur la table, en face de sonéternelle cruche, qu’il regardait d’un air hébété. La chandellefumait, laissant retomber sur le suif le bout de sa longue mèchecharbonnée. Il faisait noir dans la chambre.

Tout à coup, l’horloge sonna onze heures.

Jean Plante tressaillit et fit mine de selever. Mais l’orgueil le fit retomber sur sa chaise.

– Il ne sera pas dit que je céderai…murmura-t-il d’une voix farouche. Je n’ai pas peur, moi !…non, je n’ai peur de rien !

Et il se versa à boire d’un air de défi.

Minuit arriva. L’horloge se mit à sonnerlentement ses douze coups : ding ! ding !ding !…

Jean ne bougea pas. Il comptait les coups etregardait partout, les yeux grands comme des piastres.

Au dernier tintement, flac ! une rafalede vent ouvrit violemment la porte, et le grand chien roux de lapremière nuit entra.

Il s’assit sur son derrière, près duchambranle, et se mit tranquillement à regarder Jean Plante, sansdétourner la vue une seule seconde.

Pendant cinq bonnes minutes, le meunier et lechien se mirèrent comme ça, – le premier, plein d’épouvante et lescheveux droits sur la tête ; le second, calme et menaçant.

À la fin, Jean n’y put tenir. Il se leva etvoulut moucher la chandelle pour mieux voir.

La chandelle s’éteignit sous ses doigts.

Jean chercha vite un paquet d’allumettes, quidevait se trouver sur la table.

Le paquet d’allumettes n’y était plus.

Alors il eut véritablement peur et se mit àreculer dans la direction de son lit, observant toujours l’animalimmobile.

Celui-ci se leva lentement et commença à sepromener de long en large dans la chambre, se rapprochant peu à peudu lit.

Ses yeux étaient devenus brillants comme destisons, et il les tenait toujours fixés sur le meunier.

Quand il ne fut plus qu’à trois pas de JeanPlante, le pauvre homme perdit la tête et sauta sur sa faux.

– C’est un loup-garou ! cria-t-il d’unevoix étranglée.

Et, ramenant avec force son arme, il en frappafurieusement l’animal.

Aussitôt, il arriva une chose biensurprenante. Le moulin se prit à marcher comme un tonnerre, pendantqu’une lueur soudaine envahissait la chambre.

Thomas Plante venait de surgir, tenant entreses doigts une allumette enflammée.

Le grand chien avait disparu !

Sans souffler mot, Thomas ralluma lachandelle. Puis, apercevant son frère qui tenait toujours safaux :

– Ah ! ça ! dit-il, qu’est-ce que tufaisais donc là, à la noirceur ?… Deviendrais-tu fou, parhasard ?

Jean, livide et hagard, ne répondait pas. Ilregardait Thomas, à qui il manquait un bout de l’oreilledroite.

– Qui t’a arrangé l’oreille comme ça ?demanda-t-il, enfin, d’une voix qui n’était plus qu’un souffle.

– On me l’a coupée ! répondit durementThomas.

Jean se baissa et ramassa par terre un boutd’oreille de chien, encore saignant.

– C’était donc toi ! murmura-t-il.

Et, portant la main à son front, il éclata derire. Jean Plante était fou !

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