L’enfant mystérieux

Chapitre 11Où Antoine danse une gigue macabre et où la Démone meurt… dejoie.

 

Ce n’était pas seulement des idées noiresqu’avait Antoine Bouet.

Son esprit était hanté par toutes les harpiesdu remords et du désespoir…

Il se sentait entraîné sur la pentevertigineuse qui mène à un abîme quelconque, – meurtre ousuicide.

Tant de crimes inutiles !…

Et, parmi tous ces crimes, le plus atroce detous, un fratricide !

Ce frère unique, dont il avait causé la mort,il le revoyait en imagination, tendant vers son bourreau des mainssuppliantes, tandis que lui, Antoine, achevait impitoyablementl’œuvre fatale !

Et cette autre victime, cette vieille femmepresque centenaire qu’il avait étranglée de ses propres mains, maisqu’un miracle avait sauvée, ne surgirait-elle point du fond de larivière où son maigre corps se balançait au gré des vagues, pourvenir le menacer, pendant ses nuits sans sommeil, de ses yeuxverdâtres, qui faisaient une si étrange impression !…

Antoine frissonnait à cette idée.

Puis, émergeant du sein de ce brouillard oùflottait sa pensée, se dressait l’image de sa pupille, qu’il avaitreléguée sur une île déserte, au pouvoir d’un sauvage brutalqu’aucun des freins de la civilisation ne retenait !…

Ces deux spectres et cette enfant dansaientsous son crâne une gigue macabre qui lui donnait le vertige.

Positivement, il se sentait devenir fou.

Voilà pourquoi il était sorti et pourquoi ilne cessait, en marchant, de se répéter : « Il faut enfinir !… Je suis perdu ! »

Sa grange s’allongeait dans la pénombre, à unarpent en arrière de la maison, tout au plus.

Les deux ventaux de la grande porte quifermait la batterie, largement ouverts, laissaient béanteune ouverture noire, où miroitait, par intermittence, la pailleéparse ou liée en gerbes.

C’est dans ce trou carré et sombre qu’AntoineBouet s’engouffra.

Il marchait d’un pas de somnambule, marmottantd’étranges choses, et n’apportait aucune hésitation dans sesactes.

Après s’être orienté pendant quelquessecondes, il alla décrocher à une cheville de bois, fichée dans undes pans de la batterie, un rouleau de cordes. Puis il semunit d’une échelle, qui servait à communiquer avec le fenil, etrevint au milieu de l’aire.

Là, il parut réfléchir durant quelquessecondes…

Peut-être allait-il renoncer à son projet oul’ajourner…

Mais, le cas échéant, il eût été troptard…

Car, d’un des coins de la grange, derrière unvieux crible hors d’usage, surgit une voix moqueuse, quidisait :

– Eh bien, maître Antoine, qu’est-ce que tuattends donc ?

– Allons, mon ami Antoine, un petit coup decœur !… Ça ne sera pas long, va ! reprit une autre voix,tout aussi narquoise, mais cassée et vieillotte, celle-là.

Le beau parleur tressaillit…

Un instant, son cerveau surexcité luiconseilla d’aller voir de près si ces voix, qu’il reconnaissaitbien, appartenaient à des personnes réelles, ou plutôt ne venaientpas de ce monde mystérieux où il allait bientôt pénétrer.

Mais, le silence s’étant fait de nouveau, ilse crut le jouet d’une hallucination, bien excusable en un pareilmoment, et il dressa son échelle contre une poutre, pressé d’enfinir.

En un clin d’œil, il était à cheval sur cettepotence improvisée, à laquelle il attacha l’une des extrémités dela corde.

Cela fait, il enroula cette dernière autour dela poutre, jusqu’à ce qu’il n’eut plus en mains que la longueurvoulue pour ne pas toucher terre au moment de la suprême crise.

Un œil se trouvant tout fait au bout libre dela corde – qui était une longe – Antoine s’en servit pour former unnœud coulant, qu’il se passa aussitôt autour du cou.

Alors, d’un coup de pied, il jeta l’échellepar terre et, sans une seconde d’hésitation, il se laissa choirhors de la poutre, grâce à un brusque mouvement des reins…

Comme si elles eussent attendu cette minuteprise pour entrer en scène, deux ombres surgirent d’un coin de lagrange et s’approchèrent du supplicié, qui battait l’air de sesmembres convulsés. C’étaient Tamahou et la Démone. Ils riaient tousdeux d’un mauvais rire.

Et le dernier souvenir de ce monde que dutemporter l’âme du misérable Antoine Bouet fut l’image grimaçante deses deux complices !

Quand enfin le pendu cessa de gigoter, Tamahoudit à la sorcière :

– À présent, détalons… Puisque notre hommes’est chargé lui-même de la besogne que nous venions faire, il n’ya plus qu’à retourner là-bas.

Puis il ajouta en aparté :

– Ce garçon-là avait du bon ! Mais cettebrève oraison funèbre du sauvage fut perdue pour sa compagne, commepour le reste du monde, car la sorcière venait de s’affaisser mortesur place, sans même avoir poussé un ouac !

La joie l’avait tuée !

Ce que voyant, Tamahou sortit en toute hâte ets’élança au pas de course vers la grève, où il avait laissé soncanot. On eût dit que tous les diables de l’enfer lui donnaient lachasse, tant il allait !

Comme il s’éloignait du rivage, pagayant avecardeur, une raie de feu sillonna l’obscurité qui embrumait lefleuve, et une forte détonation retentit.

Tamahou tressauta et, pesant davantage sur sonaviron, il fit glisser le canot avec une vélocité silencieuse surle fleuve qu’assombrissait de plus en plus l’écharpe de lanuit.

Cette détonation, venant du large, fut bientôtsuivie d’un bruit de chaînes dans les écubiers et de cestrépidations que produit la vapeur en s’échappant avec force desconduits qui l’emprisonnent.

C’était le Desperate qui arrivait deQuébec.

Il était alors près de minuit.

Une chaloupe se détacha aussitôt des flancs dupetit navire, ayant à son bord, outre les rameurs et le capitaine,deux des plus illustres médecins de la capitale.

Ces deux hommes allaient disputer à la mort lafemme de lord Walpole, la mère de l’Enfantmystérieux !

…………………………

Quand ils reprirent le chemin de Québec, lelendemain soir, la Dame blanche était hors dedanger.

Mieux que cela, elle avait recouvré laraison.

Une crise terrible la lui avait faitperdre.

Une crise non moins terrible venait de la luirendre !

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