L’enfant mystérieux

Chapitre 9Le coffret.

 

Il est plus facile d’imaginer que de décrirela scène d’émotions multiples qui suivirent.

Le sentiment de la paternité est un des pluspuissants que Dieu ait gravés dans le cœur de l’homme, un de ceuxque ni le temps, ni les événements n’ont le pouvoir d’altérer.

Pendant vingt années, lord Walpole avait errépar le monde, mordu au cœur, comme Prométhée sur le Caucase, par levautour de ce fantôme de souvenir : sa femme et safille !

Et voilà qu’au moment où, vieilli etdécouragé, il ne songeait plus qu’à l’oubli, – voilà qu’ilretrouvait ensemble la mère et l’enfant !

Son cœur débordait à la fois d’amertume et dejoie, selon qu’il portait son regard sur le lit où gisait la folle,ou sur la sympathique et touchante figure d’Anna.

Après s’être fait raconter minutieusementl’étrange événement de la nuit du 15 septembre 1840, – pendantlaquelle une chaloupe, partie d’un grand navire qui capeyait sousune bourrasque de vent d’ouest, vint déposer la petite Anna dansles bras de Pierre Bouet, – Richard Walpole fit cetteréflexion :

– Il est bien difficile de se rendre compte dumotif qui poussa ma femme à se défaire ainsi de son enfant, si cen’est pourtant…

Comme le gentleman s’arrêtait, hésitant,madame Hamelin demanda :

– Quelle est votre pensée, milord ?

– Si ce n’est, continua-t-il, que lamalheureuse mère, se sentant envahir par le sombre nuage qui aobscurci sa raison, n’ait voulu éviter à son enfant le risque d’unelongue traversée de l’Océan, dans ces conditions…

– C’est très probable, milord. Vous devezavoir raison… Mais !… fit-elle tout à coup, il y a bienquelque chose qui pourrait nous éclairer là-dessus…

– Quoi donc, madame ?

– Le coffret !

– Oui, oui, ma mère, vous avez raison,interrompit le capitaine Hamelin. Le secret de tous ces mystèresdoit être là.

– De quel coffret voulez-vous parler,madame ? demanda Walpole, vivement intéressé.

– Le marin qui mit dans les bras de PierreBouet l’Enfant mystérieux – comme tout le monde l’appela –lui confia en même temps un coffret de bois précieux, fermé d’unesi singulière façon, qu’on n’a jamais pu l’ouvrir. Il aurait fallule briser, et les bonnes gens ont toujours reculé devant cettefâcheuse nécessité. Puis on l’a serré précieusement et oublié, sansdoute… Ne croyez-vous pas, milord, que ce petit coffre renfermepeut-être quelques papiers qui puissent vous éclairercomplètement ?

– Je n’en doute pas, madame. Mais où est-il,ce coffret ?

– Il est chez… mon tuteur, dans un des tiroirsde ma commode, répondit Anna. En voici la clé… Mais qui oseral’aller chercher ? Pas moi, à coup sûr.

– Ce sera moi, mademoiselle, répondit lecapitaine, avec résolution.

– Merci, fit Anna, remettant une clé au jeunemarin. C’est le premier tiroir à gauche. Vous savez où est lemeuble ?

– À sa place habituelle, je suppose ?

– Non pas. J’ai monté d’un étage depuisl’installation de mon tuteur chez moi. C’est sous le toit, dans unepetite chambre, à gauche de l’escalier.

– Très bien ! fit Hamelin. Je reconnais,à ce changement, votre excellent parrain. Et il prit la clé, puissortit aussitôt.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, qu’ilrevenait, portant la boîte mystérieuse, dans laquelle se trouvait,à n’en pas douter, la solution de bien des problèmes.

Richard Walpole la reconnut sans peine ets’écria :

– Ce coffret a appartenu à ma femme ! Laserrure est à combinaison, et il est même impossible d’ensoupçonner l’existence.

Puis, après l’avoir examiné attentivement, ilessaya d’abord, en appuyant le pouce sur le centre de certainesmoulures, son propre nom, à lui, puis celui d’Eugénie, puis enfinle nom d’Anna.

Le coffret s’ouvrit aussitôt. Il était remplide papiers et contenait, en outre, trois photographies : unhomme, une femme et un tout jeune enfant. Les papiers étaientl’acte de naissance de Richard Walpole et d’Eugénie Latour, leurcontrat de mariage, puis un extrait des registres de la cathédralede Québec relatif au baptême d’Anna Walpole, leur fille.

Les photographies représentaient les jeunesépoux et l’enfant, à peine âgée de quelques semaines, qui venait deleur naître.

Mais la trouvaille la plus importante fut unelettre – ou le brouillon d’une lettre – adressée à lord Walpole, etque celui-ci décacheta d’une main fiévreuse.

Cette lettre se lisait ainsi :

Québec, nuit du 14 sept. 1840.

Mon cher Richard,

Vous me demandez. J’accours. Mais,hélas ! arriverai-je à temps ?… Arriverai-je même jusqu’àvous, là-bas, de l’autre côté de l’Océan ?… J’en doute. Monâme est triste à mourir, et mon cœur malade.

Ô Richard ! pourquoi m’avez-vousquittée ?… Vous reverrai-je ?…

J’emmène l’enfant, notre cher trésor. Sije meurs sans vous revoir, mon Richard, vous reconnaîtrez votrefille au médaillon qu’elle porte au cou, puis à une toute petitetache de naissance sur la nuque, à la racine des cheveux.

Que Dieu vous garde et nous protègetous !

Votre femme affectionnée

Eugénie Latour-Walpole.

Walpole n’eut pas plutôt achevé de lire cettelettre, qu’il s’approcha d’Anna et, lui courbant doucement la tête,regarda son cou à l’endroit indiqué.

Une étoile, d’un rose un peu viné, grandecomme l’ongle d’un enfant, se dessinait visiblement sur la peaulaiteuse de la nuque, au milieu d’un fouillis de poils follets decouleur dorée.

L’Anglais baisa cette jolie étoile etmurmura : This is my pole star. – « Voici monétoile polaire ! »

Puis, à haute voix :

– Il n’y a plus de doute possible : elleest bien ma fille, et j’en bénis le Tout-Puissant !

Alors il la prit dans ses bras, l’assit surses genoux et, la berçant comme un bébé, il laissa couler librementles douces larmes dont son cœur de père était gonflé.

Longtemps le noble lord s’abandonna au douxbalancement des flots de souvenirs que le contact de cette petitefille éveillait dans son âme… Il revoyait la mère – sa femme, à lui– telle qu’il l’avait quittée en 1840, après sa première année demariage, et la petite d’aujourd’hui reproduisait bien le typegracieux de la jeune femme de cette époque déjàlointaine !

Comme l’enfant qu’il berçait, la mère avaitété blonde, et il se rappelait avoir déjà admiré autrefois lechatoiement si doux à l’œil de ces masses de cheveux s’irisant à lalumière ou prenant les teintes de la paille mûre, quand l’ombre lesvoilait à demi…

L’assistance respectait cette mélancoliquerêverie de lord Walpole. Pas une parole n’était échangée…

Le silence était si complet, que l’on pouvaitdistinctement entendre la respiration saccadée de lafolle, dans la pièce voisine.

Soudain la malade s’agita, se mit sur sonséant, promena autour d’elle des regards enfiévrés, comme si ellecherchait quelqu’un ; puis elle retomba sur sa couche, enmurmurant deux noms : Ma fille ! Richard !

Une nouvelle crise se déclarait.

Arraché brusquement à son émotion, lordWalpole bondit sur ses pieds et, tenant Anna par la main, il serendit près de sa femme.

Elle était renversée sur ses traversins, etune fièvre terrible se lisait sur sa figure apoplectique.

Walpole prit aussitôt une décision.

– Capitaine Hamelin ! appela-t-il.

Celui-ci accourut.

– Le yacht est-il sous vapeur ?

– Sans doute, milord.

– Vous allez retourner à bord et vous rendre àQuébec aussi vite que possible. Là, vous vous ferez indiquer lesdeux meilleurs médecins de la capitale et me les amènerez sansretard. Dites-leur de quoi il s’agit, afin qu’ils ne viennent pasles mains vides.

– Milord, il est cinq heures… Avant minuit,les deux premiers médecins de la ville seront ici.

– Allez, mon cher capitaine. Je sais que voustiendrez parole.

Hamelin prit congé de sa mère et d’Anna, enquelques mots rapides, puis il s’élança au dehors.

Vingt minutes plus tard, un coup de siffletstrident annonça que le Desperate mettait son hélice enmouvement.

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