L’enfant mystérieux

Chapitre 10Remords et peur.

 

Pendant que le yacht de lord Walpole file àtoute vapeur vers Québec, une scène qui étonnera le lecteur sepasse chez Antoine Bouet.

Les deux époux, – qui d’habitude ont le verbesi haut et la langue si bien pendue, – sont assis chacun dans uncoin, les coudes aux genoux et le menton dans les mains, paraissanten proie au plus profond découragement.

Les événements de la journée les ont tout àfait jetés hors de leurs gonds, et c’est avec une vagueappréhension, une sorte de terreur, qu’ils en scrutent laportée.

Que signifie l’arrivée soudaine du capitaineHamelin, après une absence de deux années, coïncidant avec labizarre intrusion de ce monsieur anglais à qui on donne dumilord « gros comme le bras », chaque fois qu’onlui parle ?

Et, surtout, que peut bien faire avec cetétranger du grand monde leur pupille Anna, qui n’a pas reparu à lamaison depuis l’incident de la matinée ?…

Voilà ce qui chiffonne Antoine et choquesouverainement Eulalie.

En effet, si la préoccupation du mari setraduit par une inquiétude qui l’étreint comme un cauchemar, chezla femme, au contraire, c’est le dépit et une sorte d’enviehaineuse qui dominent.

Elle regrette presque de ne pas avoir étranglésa pupille, le matin même, au lieu de ne l’avoir que giflée etgriffée. – « Si nous en sommes quittes pour la peur, cettefois encore, se dit-elle, je m’y prendrai de façon dorénavant à cequ’elle porte mes marques, sans courir lesvoisins pour en faire une exhibition ! »

Elle a même poussé le ressentiment jusqu’àvouloir faire partager à Antoine la solidarité de cette charmantedétermination.

Mais celui-ci s’est contenté de lever lesépaules, en fixant sur elle son regard lugubre.

Impertinence qui lui a valu l’apostrophesuivante :

– Poule mouillée !… Espèce degratte-papier sans énergie !… Va, tu n’es bon qu’à mettre lesveuves dans le chemin… !

– Savoir ! a grondé sourdement le beauparleur.

Puis il a ajouté, après une pause :

– Ce ne sont pas les veuves que tu mets dansle chemin, toi : ce sont les orphelines. Et c’est justement cequi va nous perdre.

Eulalie a compris cette allusion à la scène dela matinée. Aussi réplique-t-elle vivement :

– Des orphelines comme Anna, qui font lesgrandes dames parce qu’elles ont traîné leurs bottines à talonsdans les couvents, aux dépens des autres et à leur détriment, c’estjustement ce qu’il leur faut. Je l’ai rossée, oui. Mais je m’en« bats l’œil. »

Antoine tousse, sans répondre. Et Eulalieprofite de cette approbation tacite pour continuer sa tirade, lacorser d’épithètes grinçantes et l’assaisonner de réflexionsbarbelées…

Mais toute cette artillerie ne peut fairesortir Antoine de son mutisme accablé.

La nuit est venue mettre fin à ce bombardementvigoureux, mais sans effet.

L’épouse, irritée et grondante comme un dogueà la chaîne, a suspendu les hostilités.

Les enfants rentraient.

D’où venaient-ils ?…

C’est ce que nous n’allons pas tarder àsavoir.

– Ah ! vous voilà, vous autres ! fitla mère, se posant en face d’eux comme un point d’interrogation. Ehbien, qu’est-ce qu’il se passe chez la veuve ?

– De drôles de choses… s’empressa de répondreTi-Toine.

– Pas si drôles déjà !… interrompit sasœur : dis plutôt des choses surprenantes.

– Surprenantes, surprenantes… C’est selon.Moi, d’abord, j’ai toujours pris Anna pour une vraie demoiselle…Pas laide, avec ça !… Ah ! mais non !

– Laisse parler Claudia, toi… dit sèchementEulalie. Tu n’es qu’un amoureux bête.

– Merci, m’man.

– Voyons, Claudia, dis-moi tout. D’abord, cetAnglais, est-il vrai qu’il se prétend le père d’Anna ?

– Rien de plus vrai. Tous les voisins sechuchotent la chose. Il paraît aussi que la folle est la femme dumilord et la mère de ma cousine, par conséquent.

– De sorte que cette va-nu-pieds, cettevoleuse d’héritage se trouve être… ?

– Une vraie demoiselle, une comtesse ou uneduchesse future, qui sait !

– Chien de sort !… En voilà une qui estnée coiffée !

– D’un bonnet de soie… observa niaisementTi-Toine.

Et il éclata d’un gros rire, qui n’eut pasd’écho.

Au reste, la figure d’Antoine ne prêtaitnullement à la gaieté. On eût dit un revenant glacé dans sonsuaire. Il lança un regard de travers à son fils et se leva,chancelant comme un homme ivre. Une véritable épouvante se lisaitsur sa face glabre et longue. Après avoir fait quelques tours dansla cuisine, il vint se planter droit devant sa femme et, croisantses longs bras, il lui dit d’une voix singulière :

– Femme, l’heure est venue d’expier… Dieu estcontre nous… Résister plus longtemps serait folie.

– Miséricorde ! gémit l’épouse, avec uncommencement de terreur, qu’as-tu donc, Antoine ?… On ledirait craqué, ma parole !

L’autre continua, comme s’il ne l’eût pasentendue :

– Nous avons joué une partie terrible. Nousl’avons perdue. Il faut payer.

– Eh bien, on paiera, et tout sera dit,nasilla Eulalie, en affectant un ton dégagé.

– C’est justement ce qu’il nous reste à faire.Comme je suis le chef de la famille, c’est à moi de commencer.Bonsoir, femme. À bientôt !

Et, sans ajouter une parole, Antoinesortit.

Eulalie fit un pas pour le retenir. Puis,haussant les épaules, elle revint vers les enfants,disant :

– Laissons-le s’éventer un peu :ça le remettra. Il a ses idées noires, le pauvre homme…Nous autres, soupons : il est grand temps.

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