L’enfant mystérieux

Chapitre 8Ambroise en campagne.

 

Une semaine entière s’écoula sans amener aucunchangement dans la position de notre héroïne.

En butte aux mauvais traitements de sonravisseur ; forcée de préparer les aliments malpropres deTamahou et de lui aider dans la confection de ses engins depêche ; privée surtout de la sereine lumière des beaux joursd’été et de l’influence réparatrice du bonheur de la campagne, ellesouffrit autant de l’âme que du corps, pendant cette longuedétention.

Tous les jours le Sauvage s’absentait, lalaissant seule dans la grotte la plus éloignée ; mais, alors,il avait le soin de fermer la crevasse de communication avec uneénorme pierre, de sorte que la pauvre enfant demeurait plongée dansune obscurité presque complète. Des visions terribles s’emparaientde son esprit, déjà ébranlé par les circonstances qui avaientaccompagné son enlèvement. Elle avait beau se demander pourquoi onl’arrachait ainsi des bras de ses parents d’adoption, pourquoi onla tenait captive sur un îlot du fleuve et quel intérêt pouvaitavoir Tamahou à la dérober, comme il le faisait, à tous lesregards… Aucune explication plausible ne lui venait à l’idée, etforce lui était de s’en prendre à ces nuageuses histoires desorcellerie, comme il en court tant sur la vaporeuse îled’Orléans.

Une nuit – c’était le lundi, 4 juillet – versenviron trois heures du matin, un sifflement aigu retentit àl’ouverture extérieure des grottes.

Tamahou bondit sur ses pieds et, s’emparant deson fusil, alla voir de quoi il s’agissait, sans cependant semontrer.

Le même sifflement se répéta, mais plus douxet modulé d’une certaine façon.

Le Sauvage parut, cette fois, abandonner toutepréoccupation et s’élança vers le dehors.

Un homme surgit aussitôt d’une anfractuositéde la falaise et s’avança vers Tamahou.

Cet homme était Antoine.

– Ah ! c’est toi, compère ? dittranquillement le Montagnais.

– Oui, j’arrive à l’instant. Il y a dunouveau.

– Qui donc ?

– L’île à Deux-Têtes sera fouilléeaujourd’hui, après l’île Madame et l’île aux Reaux.

– Dans quel but ?

– Dans le but de retrouver une jeune fille quia mystérieusement disparu de Saint-François, il y a huit jours.

– Ah ! ah ! auraient-ils éventé lamèche, Antoine ?

– Je ne crois pas. Tout de même, tu feraisbien de prendre tes précautions et de dissimuler adroitementl’ouverture de ta cabane.

– Sois sans crainte. Toi et les tiens, vouspasserez et repasserez ici, sans même soupçonner que cette partiede la falaise est creuse.

– Je m’en rapporte à toi. Tu ferais bien ausside masquer le trou que nous avons creusé là-haut.

– C’est fait.

– Bien : maintenant je ne crains plusrien. Je pourrai conduire moi-même les hommes de Saint-Françoisjusqu’à deux pas de celle qu’ils cherchent, sans aucuneappréhension.

– Nous serons muets comme des poissons sousnos rochers. Je bâillonnerai l’enfant aussitôt que je vousentendrai venir.

– C’est une précaution absolumentnécessaire : elle pourrait attirer l’attention par sescris.

– De plus, je la garrotterai… On ne sait pasde quoi sont capables les femmes, quand elles ont de mauvaisesidées en tête.

– Tu es la prudence en personne, mon braveTamahou.

– On n’est jamais trop sage.

– C’est vrai. D’ailleurs, tes peines te serontamplement payées. Tu connais nos conventions : si tu fais ensorte qu’Anna demeure introuvable jusqu’à la mort de ses parentsadoptifs, je te donnerai assez d’argent pour que tu puisses payerton passage aux États-Unis ou ailleurs et dépister ainsi la policede la reine.

– Justement… Mais, d’ici là, tu me fournirasdes provisions et autres articles indispensables à mon existenceici.

– C’est bien là notre marché. Maintenant,écoute, Tamahou : la moitié de ton salaire estgagné !

– Tu dis ?

– Je dis que, sur les deux personnes dont tudois attendre le départ pour l’autre monde, il y en a une demorte.

– Aoh… déjà ?… Le mari ou lafemme ?

– La femme. Elle a succombé, cette nuit même,à une maladie contractée subitement lors de la disparition de safille.

Tamahou se frotta les mains en ricanant aveccynisme.

– Hé ! hé ! fit-il, ça commencebien !

– J’ai bon espoir que l’autre ne tardera pas àla suivre, ajouta Antoine, en baissant le ton. Ce pauvre Pierre, ilest trop fort en sang pour supporter longtemps de pareillesépreuves.

– Un malheur ne vient jamais seul ! ditsentencieusement Tamahou.

Les deux complices échangèrent encore quelquesparoles ; puis Antoine regagna son flat, tiré sur lesable, à un arpent de là.

Cinq minutes plus tard, il disparaissait aumilieu des brumes du fleuve.

Tamahou rentra dans la grotte. Mais, comme ilallait reprendre son somme interrompu, un bruit de sanglotsétouffés lui arriva.

– Silence, chienne ! hurla-t-il. Que jet’entende seulement une fois de toute la journée, et je te fais tonaffaire ! Le bruit cessa, et Dieu seul sut quel effortdésespéré dut faire la malheureuse Anna pour commander à sadouleur.

C’est qu’en se glissant dans la grotte de sontyran, après la sortie de ce dernier, elle avait entendu une partiede la conversation rapportée plus haut et qu’elle avait appris lafoudroyante nouvelle de la mort de sa mère adoptive.

La pauvre enfant était désormais doublementorpheline !

…………………………

Vers le milieu de l’après-midi de ce mêmejour, Tamahou, qui était absent depuis une couple d’heures, rentraprécipitamment. Il passa aussitôt dans l’appartement, ou plutôt lecachot de sa prisonnière, et lui dit en s’emparant d’un largefoulard :

– Écoute, face pâle, et surtout retiens bienmes paroles : les gens de ta paroisse arrivent… Ils vontfouiller l’île, dans l’espoir de te retrouver…

Anna tressaillit violemment et se dressa surson séant.

– Mais, foi de Sauvage ! continua lemisérable, si tu jettes un cri, si tu fais un geste pour leursignaler ta présence, je t’enfonce dans le cœur ce poignard que tuvois à ma ceinture.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit lapauvre jeune fille, se tordant les bras.

– Je te le jure ! reprit Tamahou, et unMontagnais ne trahit jamais son serment. Pour surcroît deprécaution, je vais te mettre dans l’impossibilité de te condamnertoi-même à la mort.

En prononçant ces dernières paroles, ilassujettit brusquement le foulard sur la bouche d’Anna et luienroula une corde solide autour des membres.

Ainsi ficelée, la prisonnière était dansl’impossibilité absolue de faire le moindre mouvement.

Le Sauvage se faufila dans la première grotteet boucha aussitôt la fissure de communication, au moyen de lagrosse pierre dont il avait l’habitude de se servir à ceteffet.

L’ouverture extérieure, donnant sur le flancde la falaise, fut aussi murée avec soin.

Cela fait, Tamahou attendit.

Une rumeur vague, composée de paroles et decris d’appel, parvenait jusqu’à lui. Cette rumeur ne tarda pas às’accroître et à se rapprocher. Bientôt elle devint assourdissanteet se compliqua de piétinements, d’exclamations et du craquementsec des branches mortes foulées aux pieds.

Tamahou était toujours immobile, l’oreille etl’œil au guet.

Enfin, une sorte d’ébranlement de la voûte descavernes annonça au Sauvage que les chercheurs se trouvaientprécisément au-dessus de sa tête, non loin des cinq bouleaux quicouronnent le cap à cet endroit.

Il redoubla d’attention. Mais le bruit avaitcessé. Les excursionnistes semblaient s’être arrêtés et tenirconseil.

Quelques minutes s’écoulèrent, pendantlesquelles Tamahou n’entendit qu’un brouhaha confus. Puis une voixcria :

– Voici Ambroise qui arrive. Quellesnouvelles, Ambroise ?

– Pas grand-chose, répondit celui auquels’adressait la question.

– Tu vois bien que la Pâquet, du bout del’île, a rêvé et qu’elle n’a pas vu de canot le soir que la petitea disparu ! fit observer la première voix.

– La Pâquet ! Mais elle dort en pleinjour ! Comment voulez-vous qu’elle ne rêve pas la nuit ?répliqua un nouvel organe, facile à reconnaître pour appartenir àAntoine Bouet.

– La Pâquet n’a pas rêvé et un canot a dû, eneffet, quitter Saint-François pour les îles, dans la soirée du 24juin ! s’écria Ambroise.

– Qui te fait dire cela ?

– Une chose bien simple : c’est que jeviens d’en trouver un caché dans un tronc d’arbre creux, à unecouple d’arpents d’ici.

À cette déclaration, Tamahou tressaillit etcrispa ses doigts sur le canon de sa carabine ; mais il nebougea pas autrement.

– Pas possible ! s’écria-t-on de toutesparts.

– Comme je vous le dis.

– Tu radotes, Ambroise ! ricana la voixdu beau parleur. Tu auras pris quelques vieux canot d’écorce,oublié là par des sauvages, pour une embarcation capable de tenirla mer.

– Je ne radote pas le moins du monde… Le canotest en bon ordre ; il est même encore humide, ce qui prouvequ’on s’en est servi depuis peu.

– Bah ! le suintement de l’arbre où il aété enfermé…

– Pas du tout. L’arbre ne peutresuer, puisque c’est une énorme souche à moitiébrûlée.

Il se fit un silence sur le plateau, pendantqu’au-dessous des sentiments bien divers s’agitaient. Tamahou, pâleet les dents serrées, retenait son souffle pour mieux entendre.Anna, au contraire, se tordait dans ses liens et faisait desefforts inouïs pour jeter un cri d’appel à ses compatriotes delà-haut – efforts bien impuissants, du reste, et quin’aboutissaient qu’à resserrer davantage les cordes enrouléesautour de ses membres.

– Eh bien ! à quelle conclusion enarrives-tu ? demanda Antoine, au bout de quelquessecondes.

– Mon avis est qu’il faut continuer nosrecherches, répondit Campagna.

– Mais nous avons fouillé l’île d’un bout àl’autre !

– Recommençons en nous éparpillant.

– C’est ça ! dirent plusieurs voix. Mais,d’abord, allons examiner ce canot.

– Allons ! Les piétinementss’éloignèrent ; les pas cessèrent de se faire entendre, etTamahou put enfin respirer librement. Il s’écoula deux heures. Lesoleil baissait visiblement, et la nuit n’allait pas tarder àvenir.

Soudain une voix cria par une fissure de laporte extérieure :

– Tu peux être tranquille : nouspartons !

Anna fit un soubresaut terrible…Elle venait dereconnaître la voix de son parrain, Antoine Bouet !

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