L’enfant mystérieux

Chapitre 3Un festin du temps passé.

 

Le lendemain, quand Pierre Bouet s’éveilla, ilfaisait grand jour, – circonstance qui ne lui était jamais arrivéedepuis qu’il avait l’âge d’homme.

Son premier soin, en prenant possession de sesesprits, fut d’aller constater qu’il n’avait pas rêvé et qu’unenfant de chair et d’os se trouvait réellement dans le berceauimprovisé qu’il avait sous les yeux.

Il s’approcha sur la pointe des pieds, soulevadoucement la couverture blanche et toussa de satisfaction en voyantsa petite protégée dormant d’un calme sommeil.

– Allons ! se dit-il, il n’y a pas àregimber : l’enfant existe bien réellement, et pour sûr cen’est pas Marianne qui me l’a donné… D’où diantre peut-ilvenir ?

Cette réflexion porta naturellement la penséede Bouet sur le grand navire noir de la nuit précédente.

Il sortit pour examiner le fleuve.

Mais l’étrange vaisseau avait disparu, et, àl’endroit qu’il avait quitté, on ne voyait plus que la mermoutonnant sous la poussée d’un vent furieux.

Sans savoir pourquoi, le brave homme se trouvatout ému de cette disparition ; il lui sembla que le bâtimentévanoui emportait quelque chose de sa petite fille d’adoption.

Il rentra pensif et presque attristé.

Cependant, une voisine étant venue d’aventurechez les Bouet, la nouvelle ne tarda pas à se répandre dans levillage que la tempête avait jeté un enfant au rivage et que levieux pêcheur l’avait trouvé.

On conçoit l’émotion !…

Ce fut l’étincelle tombant sur une traînée depoudre. Toutes les commères, à vingt arpents à la ronde, se mirenten campagne et défilèrent devant la petite, imaginant sur soncompte les histoires les plus invraisemblables, allant jusqu’à luiattribuer une origine surnaturelle. On parla de loups-garous, desorts, de chasse-galerie, de tout enfin ce qui a valu auxinsulaires d’Orléans leur réputation inattaquable desorciers.

Bref, la matinée entière se passa en racontarset commentaires de cette espèce, et la liste des suppositions futépuisée, sans qu’on approchât de la vérité touchant la manière dontla fillette avait fait son entrée chez le père Bouet.

Ce dernier s’en tenait à son premier récit,tout en opinant cependant dans son for intérieur pourl’intervention directe d’En-Haut ; mais sa manière de voirétait encore bien trop naturelle pour des gens épris dumerveilleux, et la grande majorité des commères murmurait, branlantla tête : « On ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y aqueuque chose : ça n’a pas pu se passer commeça ! »

Quoiqu’il en fût, le curé étant venu à sontour, on procéda dans l’après-midi à la cérémonie du baptême, avecles conditions d’usage. Le digne prêtre, dans l’incertitude sil’enfant avait déjà reçu ou non ce premier des sacrements, ne crutpas devoir laisser cette âme innocente courir le risque des nimbescélestes.

La fillette fut donc conduite à l’église,suivie d’une véritable procession de femmes. De mémoire de bedeau,jamais on n’avait vu tant de monde à un baptême. Aussi, mis enverve par une telle assistance, celui qui était en fonction cetteannée-là fit-il rendre à sa cloche ses sons les plusfulgurants.

On les entendit de l’île Madame, à travers lefracas de la tourmente.

Le parrain n’était autre que maître AntoineBouet, huissier de la paroisse et frère unique du pèreadoptif ; et la marraine, dame Eulalie, née Picard, épouseassez peu chérie du susdit maître Antoine.

Les choses se firent avec une solennité pleined’entrain.

Seulement, lorsqu’il s’agit de donner un nom àla petite néophyte, une difficulté s’éleva. Antoine avait un faiblepour Françoise, tandis que sa femme tenait pourGeorgianna.

Tous deux n’en voulaient pas démordre.

M. le curé dut trancher la question.

– La chose serait bien vite réglée, dit-il, sic’était un garçon : nous l’appellerions Moïse, quiveut dire « sauvé des eaux. » Mais, comme il s’agit d’unefille, choisissons un nom en rapport avec les circonstances de lanuit dernière… Pourquoi ne l’appellerions-nous pas, par exemple,comme cette grande sainte, mère de Marie, qui a préservé de tant denaufrages ?… Pourquoi ne pas l’appelerAnne ?

– Oui, oui, c’est cela… murmura-t-on à laronde.

– Au moins, mettons Anna : c’estplus joli, fit la marraine, qui avait décidément un faible pour lesnoms en a.

– Soit, répondit le prêtre.

La cérémonie se termina sans autre incident,et le cortège reprit le chemin de la maison. Tout y était enbranle. La mère Bouet, assistée de voisines complaisantes, cuisait,fricotait, rissolait, que c’était merveille. Une partie de labasse-cour avait été égorgée. Il n’y avait même pas jusqu’à unpetit porc plein d’avenir et pouvant encore raisonnablement comptersur plusieurs mois de gaudriole, qui n’eût étéimpitoyablement sacrifié en vue du festin de Gamache qui sepréparait. Vers six heures, la table se dressa. On lui avait ajoutéune rallonge considérable, faite de planches étendues sur desbarils vides de farine et recouvertes de belles nappes de toile dupays. Le couvert était mis pour trente invités : il vintquarante soupeurs plus affamés les uns que les autres. Il en arrivamême de l’Argentenay, sur la rive nord de l’île. Mais ce surcroîtde monde n’embarrassa pas les maîtres du logis, habitués qu’ilsétaient à ces sortes de surprises. On improvisa une seconde tableavec de nouvelles planches, et les non-invités furent aussi bienaccueillis que le reste de la compagnie. Puis, quand tout le mondefut installé, au moment du premier coup de fourchette, le pèreBouet fit faire la tournée d’usage à une respectable cruche de cebon rhum du temps, qui n’a plus son pareil aujourd’hui.

Chacun prit son petit coup, et la crucherevint vide, – ce qui ne l’empêcha pas de reparaître plusieurs foisdurant le souper, plus pleine que jamais.

Ce fut alors que commença le festin.

Il nous faudrait ici la plume de Rabelais pourdécrire cet engloutissement pantagruélique, cette absorptionincroyable de volailles farcies, de pommes de terre frites, cetteeffrayante consommation de rôtis de lard gros comme des pavés, decroquignoles larges comme des barrières…

C’est que nos pères savaient manger,ratatinette ! c’est que, comparés aux nôtres, leurs estomacsétaient de véritables malstroms en miniature où disparaissait en unclin d’œil, pour chacun d’eux, ce qui aujourd’hui constituerait lerepas de quatre hommes ordinaires.

Oh ! les beaux convives que nos pères, etquels fiers buveurs ils faisaient !

Pendant trois heures entières, on se bourrad’aliments. Quand la masse ingérée faisait mine de ne plus vouloirprendre le chemin de l’estomac, on lui dépêchait un verre de rhumqui la mettait à la raison ; et, haut les fourchettes !on continuait comme de plus belle.

La moitié, au moins, du petit cochon siprématurément enlevé à sa gaudriole y passa – sans compterun mouton tout entier, dont il ne resta que les ossements, unedouzaine d’odalisques de la basse-cour, avec leur sultan, et unevingtaine de tourtières grandes comme des fonds detonnes.

De quoi nourrir une compagnie de grenadierspendant huit jours !

Néanmoins, comme toute chose en ce monde,cette débauche de mâchoires finit… par finir. Couteaux etfourchettes commencèrent par ralentir leur jeu, pour finalementreposer inoffensifs sur les assiettes vides.

Le fricot était terminé. Mais on nese leva pas de table, pour cela. L’inépuisable cruche fit encoreune fois le recensement des convives, versant à chacun une dernièrerasade de rhum.

Puis vinrent les histoires.

D’abord anodines et d’une gaieté fortementépicée, elles ne tardèrent pas à prendre une tournure plus enrapport avec la prédilection ordinaire des narrateurs et auditeurs.De drolatiques, elles devinrent sérieuses, puis extraordinaires,puis tout à fait lugubres.

Ce fut Antoine Bouet, l’huissier beau parleur,l’avocat du village, qui les amena sensiblement sur ce terrain, oùil était chez lui.

Ambroise Campagna venait de terminer unehistoire dans laquelle un quêteux avait jeté unsort aux bêtes à cornes de son oncle, BaptisteMorency ; et, comme il était quelque peu esprit fort, ceCampagna, il n’avait pas manqué d’ajouter :

– Vous en croirez ce que vous voudrez ;mais, pour moi, je trouve que tous ces contes-là, c’est desbêtises.

– Des bêtises ! interrompit vivementAntoine ; tu en parles bien à ton aise, Ambroise Campagna. Ilpourrait bien t’en cuire, mon garçon, pour refuser ainsi de croireaux châtiments que le bon Dieu nous envoie par l’entremise de sespauvres.

Il faut dire ici, par parenthèse, que cefinaud d’Antoine avait toujours le nom de Dieu à la bouche, bienqu’il fût moins croyant que n’importe qui.

– C’est vrai ! murmura-t-on, Ambroiseaura queque chose.

– Remarque, ami Ambroise, que je ne te lesouhaite pas, au moins, reprit Antoine ; mais si jamais ilt’arrivait comme à ce pauvre Jean Plante, de l’Argentenay…

– Qu’est-ce qui est arrivé à JeanPlante ? demanda-t-on avec une curiosité inquiète.

– Voilà ! fit solennellement Antoine,flatté d’avoir mis la puce à l’oreille de son auditoire et, serenversant sur son siège dans l’attitude du conteur qui se disposeà produire de l’effet.

– Si nous allumions avant decommencer ! fit observer une voix.

– Oui ! oui ! bourrons lespipes ! répondit-on de partout. Antoine est beau parleur et ena pour longtemps. D’ailleurs, on goûte mieux une histoire entirant une touche.

Pipes, calumets, brûle-gueules etblagues à tabac sortirent avec entrain de toutes lespoches, et ce fut enveloppé, comme Jupiter tonnant, d’un nuage defumée, qu’Antoine Bouet commença son récit.

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