L’enfant mystérieux

Chapitre 4Où Tamahou et Antoine se font d’aimables confidences.

 

Pour bien comprendre l’exclamationd’étonnement échappée à Tamahou et ne pas être tenté de crier àl’invraisemblance, il faut que le lecteur remonte avec nous dequelques jours en arrière, jusqu’au cinq de ce mois de juin où nousen sommes rendus.

Ce jour-là – ou plutôt ce soir-là, car c’étaitvers huit heures de relevée – il venait frais sur le fleuve et lamer se brisait en un violent ressac le long des falaises quirelient le cap Brûlé au cap Tourmente. Ce dernier promontoiresurtout voyait ses assises de granit assaillies par une multitudede lames courtes, affolées, se heurtant en tous sens, se soulevanten milliers de pyramides ou se façonnant en aigrettes blanches,comme si un immense feu souterrain les eût mises en ébullition.

La mer n’est jamais bonne au pied de cebastion géant des Laurentides ; mais le soir du 5 juin 1857,soit qu’elle flairât la tempête, soit que le flot eût peine àcombattre le jusant, elle était véritablement affreuse, et pas unepetite embarcation n’eût osé s’aventurer à travers sonclapotis.

Et pourtant, aussitôt que vint la nuit, unobservateur accroché au flanc nord-est du cap aurait pu voir unléger canot d’écorce, monté par un seul homme, surgir tout à coupd’une anfractuosité de la falaise et s’élancer hardiment vers lahaute mer.

Le canot, vigoureusement pagayé, se cabra surla lame, dansa au milieu du ressac, vit les aigrettes liquidesdéborder sa fine proue, mais il passa tout de même et se perditbientôt dans l’obscurité.

L’audacieux canotier qui le montait n’étaitautre que Tamahou, fuyant les recherches des agents de la police,qui avaient mandat de l’arrêter.

Tamahou était un Sauvage montagnais, depuislongtemps en rapports avec les officiers de la Compagnie de la Baied’Hudson, établis à la Malbaie. Chasseur remarquable et trappeurhabile, il avait réalisé d’assez jolis bénéfices par la vente deses peaux ; mais une insurmontable passion pour les liqueursalcooliques et les violences dont il s’était rendu coupable en étatd’ivresse avaient forcé les agents de la Compagnie à se défaired’un aussi dangereux employé.

Tamahou éprouva un furieux dépit de cecontretemps et jura de se venger.

L’occasion ne se montra que trop tôt.

En effet, à quelques jours de là, l’agent mêmequi avait renvoyé le Montagnais dut se rendre à un poste de traiteassez éloigné, en compagnie d’un homme à son service.

Le malheur voulut qu’il rencontrât Tamahou sursa route et qu’il s’adressât à lui pour un renseignement. Laréponse du Sauvage fut un coup de fusil en pleine poitrine, quiétendit raide mort le malheureux agent.

Voilà pourquoi Tamahou affrontait une meraffolée et se dirigeait nuitamment vers le sud.

La police était à ses trousses depuis un grandmois et l’avait suivi des rives du lac Ha-Ha aux Laurentides. Là,elle avait perdu sa trace au milieu de ce fouillis de montagnes, deforêts et de vals, où le diable lui-même égarerait sesdiablotins.

Tamahou eut donc le temps de respirer etprofita de ce répit pour se construire le canot d’écorce que nousvenons de voir bondir comme un dauphin sur le fleuve déchaîné.

Pendant deux heures entières, le Sauvage luttacontre le vent et la mer. Enfin, il aborda sur une île, qu’il jugeadéserte.

C’était l’île à Deux-Têtes.

Après une nuit passée à l’endroit même où ilavait pris terre – la seule nuit peut-être de calme sommeil qu’ileût goûtée depuis son meurtre – Tamahou cacha son canot dans lesbroussailles du rivage et parcourut en tous sens son nouveaudomaine pour constater s’il en était bien l’unique habitant.

L’île était absolument déserte.

– Aoh ! se dit le Sauvage, c’est ici quej’élèverai ma cabane. Les hommes noirs seront plus habiles que lesrenards du lac Ha-Ha, s’ils suivent ma piste jusque sur cette îledéserte.

Et, sans plus se soucier des moyensd’existence qu’il trouverait sur cet îlot perdu, Tamahou se mit enfrais d’installation. Il découvrit, près de l’extrémité méridionalede l’île et proche de la mer, une grotte naturelle creusée, par lesvagues probablement, dans le roc de la falaise.

Seules, les hautes marées équinoxialesdevaient battre maintenant cette partie du promontoire, car unedune de sable, couverte de bois flotté, indiquait à cinquante piedsde là le maximum d’élévation atteint par le flot en tempsordinaire.

Le Montagnais en fit ce qu’il appelaitpompeusement sa cabane et y transporta son canot d’écorce,son mince bagage et ses armes.

La grotte où s’était établi Tamahou consistaitd’abord en une excavation à peu près circulaire, haute d’environsept pieds et pouvant en avoir le double de diamètre. Cetteexcavation semblait être le résultat d’une profonde fissure de lafalaise, dont la partie supérieure, hors des atteintes de la mer,s’était bouchée petit à petit par la terre éboulée, les racines etles détritus de toutes sortes transportés par le vent, tandis queles vagues avaient incessamment agrandit l’extrémitéinférieure.

Une ouverture, à peine assez grande pourlivrer passage à un homme, donnait accès dans cette singulièrecaverne.

Puis, faisant suite à la première, venait uneseconde grotte plus petite, moins élevée et affectant une formeoblongue, dont l’axe obliquait vers le nord.

Les deux pièces communiquaient ensemble parune étroite crevasse – couloir humide travaillé dans le roc par lamain capricieuse de la nature.

La voûte de ces cavernes constituait unepartie du plateau où, dans un précédent chapitre, nous avons vuAntoine Bouet courir comme un fou vers les bouleaux qui encouronnaient le rebord et s’arrêter net à la voix menaçante deTamahou. Or, l’endroit choisi pour déterrer le prétendu trésorindiqué par la Démone se trouvait être précisément au-dessus d’uneprofonde fissure qui, partant du fond de la dernière grotte,courait vers le nord jusqu’en arrière des bouleaux.

Cette mince voûte avait cédé sous les furieuxcoups de pic de notre ami Antoine, entraînant dans sa chute lestravailleurs et une masse considérable de terre.

Tamahou ne soupçonnait pas l’existence decette espèce de boyau, faisant suite à son logis. Aussi fut-il trèsétonné de se retrouver comme ça, tout à coup, chez lui,sans être entré par la porte, et s’écria-t-il avecahurissement :

– Ma cabane !

– Comment… ta cabane ? répliquaAntoine.

– Eh ! oui, c’est ma cabane… reprit leSauvage, en se baissant pour palper un objet gisant sur le sol. Jela connais bien, je suppose, puisque je l’habite depuis quinzejours. Tiens, voici mon filet pour prendre de laboitte ! voilà deux oiseaux que j’ai abattus hier surla grève ! Et là, dans ce coin, sur une tablette de roc, il ya mes lignes, de la poudre, du plomb, deux couteaux, une petiteprovision de tabac… Tu vois bien que c’est ma cabane !

– Je ne conteste pas… Mais comment sefait-il… ? murmura le beau parleur.

– Cela se fait qu’au lieu d’être entrés par laporte, nous avons culbuté dans une crevasse qui nous y a conduits.Suis-moi : tu vas comprendre.

Tamahou s’approcha alors d’une des parois dela grotte et s’effaça pour se faufiler dans une nouvelle fissure oùtremblait un rayon de lumière.

Antoine en fit autant, et les deux hommesdébouchèrent aussitôt dans une seconde caverne, mais plus grande etabondamment éclairée par une échancrure de la falaise, à traverslaquelle se voyait et s’entendait la mer déferlant sur lerivage.

– Ah ! satané corbillard ! la vue dufleuve me fait du bien ! s’écria Antoine, en respirantbruyamment.

– Hum ! toussa le Montagnais, à moiaussi !

– Et c’est ici que tu demeures ?

– Oui.

– Depuis quinze jours, m’as-tu dit ?

– Depuis la nouvelle lune.

– Où étais-tu auparavant ?

Tamahou étendit son bras vers le nord.

– Là-bas, dans la forêt, dit-il.

– Avec les tiens ?

Le Sauvage fit signe que oui.

– Pourquoi les as-tu quittés ? demandaAntoine, après un court silence.

Tamahou hésita. Puis, paraissant prendrebrusquement un parti :

– Écoute, dit-il… Mais auparavant jure-moi surles os de ton père que tu ne me trahiras pas.

– Je te le jure.

– Bien. Si tu me trompais, la balle de monfusil irait te chercher jusque sur la grande île. Maintenant, ouvretes oreilles, car je vais te confier un secret qui peut me fairependre : j’ai tué un homme.

– Vrai ? fit le beau parleur en reculantd’un pas.

– Je ne te l’aurais pas dit si j’eusse puvivre ici sans le secours de personne. Mais le gibier est rare etma provision de poudre s’épuise… J’ai besoin de quelqu’un pourrenouveler mes munitions et m’acheter des engins de pêche sur laterre ferme. Voilà pourquoi je me confie à toi. Iras-tu vendre lepauvre Sauvage exilé de ses terres de chasse ?

– Non, certes ! répondit fortementAntoine qui, depuis quelques secondes, semblait en proie à uneétrange préoccupation.

– Alors, tu es disposé à m’aider et à faire ceque je te demande ?

– Je t’achèterai tout ce qu’il te faut ett’apporterai moi-même ces objets dans mon flat.

– Aoh ! tu es un ami et j’ai bien fait det’épargner la vie. Le confident de la mère Démone ne répondit pas.Il paraissait retourner dans sa tête quelque idée diabolique, à enjuger par les éclairs fauves qui jaillissaient de ses yeux.

Tout à coup, il se redressa, et regardantTamahou bien en face :

– Si je ne te laisse manquer de rien,dit-il ; si je t’apporte de la viande, de la farine, du sel,une marmite, des munitions, tout ce que tu veux avoir, enfin, merendras-tu un service ?

– Tamahou sera ton chien, si tu faiscela ! répondit aussitôt le sauvage.

– Quelque soit la nature du service ?insista Antoine.

– Je ferai tout, tout. J’irai tuer tesennemis, si tu en as, jusque dans leurs cabanes.

– Jure ! dit le beau parleur.

– Sur les ossements de mes ancêtres, je lejure. Un nouveau silence coupa la conversation des deux hommes. Lemisérable Antoine hésitait encore à confier au Sauvage le plan quivenait de surgir dans son esprit relativement à son éternelcauchemar, sa filleule Anna.

Dans la voie du crime, c’est le premier pasqui coûte…

Antoine allait le faire, ce terrible premierpas.

– Allons ! dit-il enfin, le sort en estjeté : il faut que l’obstacle à ma fortune disparaisse, ou jene serai qu’un gueux toute ma vie… J’ai assez tardé, combattu…même ; si j’eusse trouvé le trésor de Fournier, je n’en seraispas venu là ; mais la fatalité qui s’acharne sur moi ne l’apas voulu… Tant pis ! que les scrupules aillent aux cinq centsdiables ! je veux que mes enfants aient du pain !

Et, s’asseyant sur une saillie du roc, le beauparleur fit signe à Tamahou de l’imiter.

Le Sauvage prit une pipe, la bourraconsciencieusement et l’alluma avec un briquet et del’amadou ; puis, s’asseyant par terre les jambes croisées, ilattendit gravement.

Que se passa-t-il entre ces deux compèreségalement doués pour le mal, éminemment faits pours’entendre ?… Quels noirs complots tramèrent-ils dans lesecret des grottes de l’île à Deux-Têtes ?

C’est ce que nous ne tarderons pas à savoir,car le temps est proche où les événements prédits par la mèreDémone doivent recevoir leur accomplissement.

Antoine ne regagna Saint-François qu’à latombée de la nuit.

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