L’enfant mystérieux

Chapitre 2Dans la gueule du lion.

 

– Cette voix ! murmurait le capitaine,tout en courant. Mais il n’eut guère le temps de s’abandonner à sesréflexions, car le trajet était court. En moins d’une demi-minute,le jeune homme avait le nez dans la fissure où tremblait le rayonde lumière observé quelques instants auparavant. De là, il entenditparfaitement une voix irritée qui proférait les plus horriblesmenaces, auxquelles on ne répondait que par des sanglots.Évidemment, il y avait là deux personnes, dont l’une semblait êtreune femme, à en juger par le timbre de sa voix, et l’autre unhomme, qui abusait de sa force. C’en fut assez pour votre chevaliererrant.

– Attends un peu, coquin ! grommela-t-il,en cherchant à renverser une lourde pierre qui fermait l’entrée dela fissure. Mais la pierre ne bougea même pas.

Le marin eut beau redoubler d’efforts,s’arc-bouter de toutes les façons, rien n’y fit : l’énormebloc demeura immobile. On l’eût dit assujetti à l’intérieur par depuissants étais.

– Tonnerre d’un nom ! commentfaire ? se dit le marin. Du train qu’il y va, cet animal estcapable de tout, même d’un meurtre.

En effet, comme pour confirmer les craintes dujeune homme, les éclats de voix et les sanglots redoublèrent àl’intérieur, pendant que le mot : grâce !retentissait à chaque seconde, avec des intonations d’agonie.

– Misérable ! rugit le capitaine, en seprécipitant avec une force surhumaine contre la pierre qui leséparait de la femme en détresse, misérable ! que je terejoigne, et tu vas en voir de belles !

Ses genoux se raidirent, ses bras secrispèrent, sa poitrine haleta ; mais l’infernale pierre tintbon, ne reculant que de quelques lignes.

Il s’arrêta, épuisé par un aussi violenteffort. La colère et l’impuissance lui donnaient des vertiges.

– Allons ! un peu de calme, se dit-il ens’étreignant le front… ou je vais commettre quelque bonne grossebêtise… Mais cette voix ! cette voix !… Oh ! si jene la savais pas en sûreté chez son père adoptif, jejurerais que c’est elle !… Quelle folie !Allons, encore une fois, du calme, tonnerre ! il y a là unefemme en péril, qu’il faut sauver.

Renonçant alors à l’idée de pénétrer par laforce jusqu’à la malheureuse qui appelait au secours, le capitainecolla son œil contre la fissure et chercha à voir ce qui se passaitdans les grottes.

Une étroite ouverture triangulaire, nonobstruée par la pierre servant de porte, lui permit d’embrasser lapremière de ces grottes.

Elle était vide. La seconde, au contraire,laissait échapper des gerbes lumineuses par le couloir decommunication.

C’était là que se passait le drame, là que semêlaient les cris et les sanglots. Mais ni l’un ni l’autre desacteurs ne se voyaient.

Le commandant de l’Espérance, renduprudent par l’inutilité de ses efforts, passa le canon de sonrevolver dans le trou resté libre, le dirigea vers le couloirlumineux et demeura immobile, attendant une occasion favorable.

– Montre-toi seulement le bout du nez, monanimal, et ton affaire est faite ! disait-il mentalement aubrutal inconnu.

Cependant, le tapage continuait dans la grottedu fond. Le mari ou l’amant de la femme éplorée avait tour à tourdans la voix des accents de prière et de féroces intonations decommandement. La femme ne faisait que gémir et ne répondait pas. Cequi semblait exaspérer son compagnon et le faisait se griser avecses propres imprécations.

Entre autres phrases débitées d’une voixsourde, le capitaine saisit celles-ci, qui furent pour lui un traitde lumière, un véritable coup de foudre :

– Mais, ne sais-tu pas, jeune fille, que jesuis seul au monde à connaître ta retraite… que tes parents, tesamis de Saint-François te croient morte depuis le jour où tu asdisparu !… qu’on a fait inutilement toutes les recherchespossibles pour te retrouver !… Ignores-tu cela ?… Tun’existes plus que pour moi : il faut que tu sois la femme deTamahou.

– Jamais ! se récria la voixféminine ; jamais ! je me tuerai plutôt.

– Écoute, reprenait l’homme avecirritation : je t’ai respectée, je t’ai logée jusqu’à présent,sans compensation de ta part… C’est fini : je te veux et jet’aurai ! Mes nerfs étaient amollis par la fatigue et lacrainte, mais le baril d’eau-de-feu que j’ai volé ce matin à tonamoureux m’a remis du cœur au ventre. Me voilà redevenu le Tamahoud’autrefois, le terrible Tamahou des rives de la Mistassini.

La jeune femme avait poussé un cri étouffé,qui eut un effrayant écho en dehors des grottes.

Tamahou poursuivit, avec un sinistrericanement :

– Quant à cet amoureux qui cache sacontrebande dans les trous les plus invisibles de l’île àDeux-Têtes et sur lequel tu as jeté ton dévolu, n’y compte plus, mafille, car je viens de lui flanquer un coup de fusil, comme ildébarquait de sa goélette. Il est là-bas, couché dans le ravin dunord de l’île.

En entendant ces cruelles paroles, Anna – quetout le monde a reconnu, sans doute – poussa un cri terrible etperdit connaissance.

Un hurlement de rage lui répondit du dehors,accompagné d’une forte détonation et de coup furieux sur le bloc degranit qui fermait l’entrée des grottes.

Le capitaine avait reconnu, dans la femmeagonisante, son Anna bien-aimée ! Il se ruait comme un fou surles pierres de la falaise, déchirant ses poings aux arêtes,bondissant comme un lion en cage.

– Ah ! maudit ! maudit !haletait-il, que j’arrive à toi, que je brise cette pierre, et nousallons rire !… Attends ! attends ! il faudratoujours bien que j’entre d’une manière ou d’une autre !

Un cri aigu :« Charles ! » lui répondit de l’intérieur, pendantque Tamahou passait comme la foudre dans la première grotte ets’emparait de son fusil.

– Oui, Anna, c’est moi !… Ne crains rien,j’arrive ! exclama le capitaine Hamelin, redoublant d’effortsimpuissants.

Un sinistre ricanement, suivi d’un coup defusil presque à bout portant, fut la réponse à ces efforts.

La balle alla s’aplatir contre la pierred’entrée, et une épaisse fumée satura l’air des grottes.

Le commandant de l’Espérance ripostaavec son revolver, mais sans effet, lui aussi, car Tamahou s’étaiteffacé le long de la paroi latérale.

Il y eut une courte trêve – les deux ennemisreconnaissant, l’un, qu’il était inexpugnable, l’autre, qu’iln’arriverait jamais à forcer le lourd bloc de granit derrièrelequel il trépignait.

Ce fut le Sauvage qui, le premier, reprit lesopérations :

– Eh bien ! mon brave capitaine, dit-ilavec un ricanement goguenard, qu’attends-tu pour arriver jusqu’à tabelle fiancée, comme tu viens de le promettre ?… Je suis icipour te faire les honneurs du logis… Mais hâte-toi, car je connaisun certain Tamahou, fort joli garçon, qui pourrait bien te couperl’herbe sous le pied. Imagine-toi que ce gaillard-là est tombéamoureux, lui aussi, de la jolie fille de Saint-François et qu’il apoussé l’indélicatesse jusqu’à l’enlever et la transporter dans sacabane !… Fi ! le vilain séducteur !… Enfin, queveux-tu, beau capitaine ?… Je l’aimais comme la prunelle demes yeux, – et ce que le libre enfant des bois convoite, il le luifaut ! Vous autres, chiens de blancs, vous n’êtes que devieilles femmes et vous tremblez sans cesse… Allons, dépêche-toi,craintif amoureux, car si, dans cinq minutes, la petite face pâlen’est pas en ton pouvoir, je m’en empare, foi deMontagnais !

Toute cette tirade fut débitée d’une voixnarquoise, presque aimable, mais elle cachait une ironie terrible.Tamahou, sous l’influence des spiritueux, n’était jamais plus àcraindre que lorsqu’il badinait.

Heureusement, le bouillant capitainen’entendit rien de cet odieux persiflage. Dès les premiers mots duSauvage, il avait escaladé la falaise, comme un chat, s’aidant despieds et des mains, s’accrochant aux saillies du roc, se suspendantaux racines, en proie à une idée qui venait de surgir dans soncerveau enflammé.

– Un levier ! s’était-il dit, si j’avaisun levier, cette maudite pierre céderait ! Et il avaitaussitôt grimpé tout droit au-dessus de lui, en vrai gibier qu’ilétait.

Une fois sur le plateau, il avisa une fortebranche, sur un des cinq bouleaux que le lecteur connaît. Elle setrouvait bien à une dizaine de pieds du sol, mais cettecirconstance n’embarrassa pas le capitaine. Il se hissa rapidementsur le tronc lisse du bouleau, atteignit la branche, s’y suspenditpar les mains et en gagna l’extrémité libre. Une fois là, il sehaussa jusqu’à mi-corps, par un brusque effort des poignets, puisse laissa retomber à la longueur de ses bras…

L’effet attendu se produisit : la branchecassa près du tronc. Mais un autre effet – inattendu, celui-là – seproduisit en même temps : c’est que le capitaine, en touchantle sol, s’y engouffra, comme si une trappe se fût dérobée sous sespieds.

Absolument comme dans les contes defées ! Par un étrange hasard, le commandant del’Espérance venait de choir justement dans le trou ouvertpar Antoine, quelque temps auparavant. Or, les branchages et legazon que Tamahou avait disposés à la hâte sur cette fosseendiablée n’avaient pu résister au choc, et le capitaine venaittout bonnement de passer à travers.

Charles Hamelin fut quelque temps avant de seremettre de cette chute inattendue. Il ne comprenait absolumentrien à ce qui venait de lui arriver et se demandait sérieusements’il ne rêvait pas.

Cependant, sous l’influence du cauchemar ouéveillé, il ne perdit pas la tête. Étendant les mains en avant delui, il hasarda quelques pas dans le sombre boyau où s’était engagéle beau parleur, après une déconfiture semblable.

Le résultat fut le même, c’est-à-dire que lecapitaine se vit bientôt arrêté par le fond du cul-de-sac. Mais, ceque n’avait pu voir Antoine et ce qu’il distingua parfaitement,lui, ce fut une vague lueur estompant à ses pieds la lourdeobscurité du boyau.

Hamelin se baissa et se mit à sonder ce quilui semblait être une percée à travers la falaise. C’était bien uneouverture, et une ouverture suffisante – on l’a vu – pour livrerpassage à un homme de taille ordinaire… Seulement, au lieu deconduire à l’air libre, ce nouveau boyau s’enfonçait dansl’intérieur du cap.

Le capitaine, n’ayant pas le choix, s’y laissahardiment glisser et déboucha, en un clin d’œil, dans la caverneoù, quelques instants auparavant, il aurait donné sa vie pourarriver.

C’était là que gisait, garrottée et presqueévanouie, la malheureuse Anna !

Deux cris, mêlés de joie et de douleur,s’échangent… Mais, avant qu’une seule autre parole ait étéprononcée, Tamahou surgit de la grotte voisine… Comme un furieux,il se rue sur le capitaine Hamelin, le frappe violemment à la tête,le renverse… Alors, courbé sur son adversaire vaincu, l’écrasant deson genou, l’étouffant de sa main gauche, il tire un poignard de saceinture et le tenant levé au-dessus de la poitrine dumarin :

– J’ai ta vie ! hurle-t-il.

– Pas encore ! réplique le capitaine,cherchant à prendre son revolver.

Mais l’arme a roulé à terre pendant lalutte ; elle gît à trois pieds de là, trop loin pour êtreatteinte, trop près pour ne pas être aperçue du Sauvage.

Tamahou, qui a vu le geste et ledésappointement de son ennemi, fait entendre son ricanementdiabolique.

– Aoh ! tu vois bien que tu es à ma merciet que tu vas mourir !… et mourir sous les yeux de ta belle,encore ! Et il brandit son poignard, comme pour lefrapper.

Anna poussa un cri déchirant… Le capitaineferme involontairement les yeux… Mais le poignard ne s’abaisse pas…Une idée infernale a traversé la tête de Tamahou.

– Aoh ! fait-il de nouveau, s’adressant àla jeune fille toute pâle d’effroi, veux-tu sauver la vie de cethomme ?

– Oui, oh ! oui !… Que faut-il queje fasse ? Dites ! répond avec précipitationcelle-ci.

– Me jurer que tu seras ma femme.

– Jamais !

– Alors, il va mourir.

Et le poignard dessine dans l’air unemenaçante arabesque.

– Arrêtez ! arrêtez ! s’écrie Anna,folle de terreur.

Le Sauvage se retourne à demi et, sansdéranger son arme :

– Consens-tu ? demande-t-il.

– Anna, je vous défends de dire oui !articule fortement le capitaine. Aussi vrai que je m’appelleCharles Hamelin, si vous consentez à une pareille monstruosité, jeme tuerai sous vos yeux.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! sanglote lamalheureuse enfant, se tordant dans ses liens. Cette fois, rien nepouvait sauver le capitaine… Le poignard s’abattit, rapide…Cependant, il n’atteignit pas encore son but.

Par un effort surhumain, le commandant del’Espérance venait de dégager son bras gauche et d’arrêternet le poignet de Tamahou, dans son puissant essor…

Mais la lutte ne pouvait être longue… LeMontagnais, fou de rage, hurlant comme un possédé, retint le brasdroit du capitaine sous son genou gauche et unit ses deux mainspour vaincre la résistance de sa victime. Le poignard s’abaissait,s’abaissait, lentement, irrésistiblement… Une sueur abondantecoulait des tempes du capitaine, dont les veines saillaient commeun réseau de cordes… Anna, la langue paralysée, se sentaitmourir…

– À moi ! à moi ! cria le malheureuxHamelin, dans un suprême effort.

Miracle !… Comme si cet appel d’agonieeût été entendu du dehors, la pierre d’entrée de l’autre grotte futviolemment renversée, et trois hommes, trois démons, bondirent surTamahou, qui fut saisi, arraché, réduit à l’impuissance, en moinsde temps qu’il ne nous en a fallu pour l’écrire.

C’étaient les marins de l’Espérancequi arrivaient à la rescousse.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer