L’enfant mystérieux

Épilogue

 

Un an après les événements qui terminent cettevéridique histoire, la baie de Fortune, qui se découpe profondémentdans la côte méridionale de Terre-Neuve, était le théâtre d’unescène bien étrange.

Un joli bâtiment à vapeur venait de jeterl’ancre à quelques encablures du fond de cette baie, pendant que,sur le rivage, se déployaient en éventail les tentes coniques d’uncampement de sauvages.

Chose singulière et rare, toutes ces tentesétaient faites de bonne toile à voile, et d’une blancheur quitranchait vivement sur le fond vert-sombre de la forêt de sapins,servant d’arrière-plan.

L’explication de ce matériel luxueux, pour unvillage ambulant de pauvres Mic-macs, est facile à donner.

Les naufrages sont fréquents dans cette partiedu golfe Saint-Laurent qui avoisine les côtes de Terre-Neuve, et ilne s’écoule guère de semaines sans que des épaves de toute nature –mâts et voiles, objets provenant de la cargaison de vaisseauxéventrés, ou jetés par-dessus bord – ne viennent atterrir sur laplage et ne soient aussitôt recueillis par les sauvages, qui s’ytiennent constamment aux aguets.

C’est donc de la mer que provenait lasplendeur inusitée du campement terre-neuvien.

Cependant, aussitôt que le grand yacht noir –sur la poupe duquel se lisait ce nom fatidique : TheDesperate – fut bien affourché sur ses deux ancres, que lesvoiles furent serrées, et pendant que la vapeur fusait en trépidantdans les tuyaux d’échappement, un canot se détacha du bord et sedirigea vers le groupe de tentes qui hérissaient la plage.

Les sauvages s’étaient tous assemblés sur lebord de la mer, qui se trouvait haute, et attendaient,singulièrement intrigués, la venue de cette embarcation touteblanche et manœuvrée avec un ensemble parfait par six marins, vêtusde bleu.

Leur chef, un grand jeune homme à peaucuivrée, costumé d’une façon absolument fantaisiste, mi-partiemic-maque, mi-partie européenne, se tenait en avant des siens, sansarmes et les bras croisés, dans l’attitude de l’un de ces Incaspéruviens qui reçurent Pizarre.

À peine le canot eut-il abordé, qu’une vieillefemme à l’air doux et ému se fit transporter à terre dans les brasde celui qui commandait, et qui n’était autre que lord Walpole.

Elle se dirigea aussitôt vers le chef mic-macet, entourant de ses deux bras le cou du sauvage, elle l’embrassasur les deux joues, en s’écriant :

– Michel, mon frère ! mon bonfrère ! Le jeune homme pâlit – si toutefois un Indien peutpâlir !… Il recula de deux pas, considéra pendant cinqsecondes cette femme vêtue richement ; puis, levant ses deuxbras vers le ciel :

– Ma sœur ! la Dameblanche ! articula-t-il d’une voix gutturale.

– Oui, mon bon Michel, c’est bien moi…répondit madame Walpole. Les méchants manitous qui hantaient moncerveau sont partis… Le Grand-Esprit les a fait chasser par leshommes de la médecine. Qu’il soit loué !

Michel et les autres Mic-macs s’inclinèrent etmurmurèrent :

– Que le Grand-Esprit soit loué !

Lord Walpole alors s’avança et, s’emparant dela main de Michel Agathe :

– Sachem des Mic-macs, dit-il, votre père,vous et votre peuple, vous avez été bons pour votre sœur au visagepâle, jetée sur ce rivage par la tempête… Vous l’avez secourue,vous l’avez adoptée comme une des vôtres, et elle a vécu heureusedans votre tribu… La séparation de son mari, la privation de sonenfant et l’horreur d’un naufrage au milieu d’une terrible tempête…avaient jeté un voile sur son esprit : elle était folle !Et, cependant, vous ne l’avez pas abandonnée ! Pendant biendes lunes, elle vous a suivis dans vos expéditions de chasse et depêche, partageant vos fatigues, mangeant avec vous la sagamité etla chair fumée du poisson, couchant sous vos tentes. Vous l’avezrespectée et aimée comme une mère : mes frères indiens, soyezbénis ! Chef Michel, donnez-moi votre main et permettez à lordWalpole de vous embrasser.

Et le richissime Anglais se jeta tout pleurantdans les bras du pauvre Michel Agathe, complètement ahuri. Aprèscette accolade, l’Anglais, élevant la voix, s’écria :

– Mes frères mic-macs, mettez vos canots à lamer et suivez-moi à bord de mon vaisseau. Je veux vous témoigner mareconnaissance par autre chose que des paroles, et je désire quevous vous souveniez longtemps de la visite de lord Walpole, le maride la Dame blanche.

Ces paroles étaient à peine prononcées, qu’ungrand cri s’échappa de toutes les poitrines, en l’honneur desnobles visiteurs. Hommes, femmes et enfants coururent aux canotsqui, en un clin d’œil, se trouvèrent dans leur élément, chargés desauvages, de sauvagesses et de… sauvagillons.

On poussa au large, le grand canot blanc delord Walpole, avec l’Union Jack en poupe, tenant la têtede la flottille.

Il y avait une quinzaine d’embarcations et unesoixantaine de personnes, en tout.

Dès que le pavillon du commandant parut dansles eaux du yacht, une salve de six coups de canons réveilla leséchos de la baie et fit tressauter sur leurs bans sauvages etsauvagesses, qui tous poussèrent d’abord un grand cri, puis,rassurés, se prirent à rire comme des convulsionnaires.

On arriva à bord sans encombre, et lemaître-coq du Desperatedut se souvenir longtemps de labombance qu’il fit faire à ces pauvres « enfants de lanature », jusque-là habitués à ne vivre que de poisson et deviande d’animaux sauvages.

Quand ils retournèrent à leur campement,gorgés de nourriture, imbibés de bon vin et lestés de présents detoutes sortes, les bons Mic-macs se croyaient sur les plainesgiboyeuses du Grand-Esprit…

Plus d’un fit le plongeon. Mais aucun accidentsérieux n’arriva.

Dès que la petite flottille eut enfin atterriau fond de la baie, le Desperate leva l’ancre. Ses canonstonnèrent une dernière fois, en signe d’adieu, et sa sirène fitretentir les échos d’un long hurlement.

Puis l’hélice battit les flots, et leDesperate quitta la baie de Fortune, que lady Walpolecontempla longuement, lui murmurant dans son cœur cet adieumélancolique que l’on jette aux lieux où l’on a souffert etpleuré.

Quelques jours plus tard, on jetait l’ancreprès de l’île à Deux-Têtes, en face des grottes où Anna avait passéde si longs jours au pouvoir de Tamahou.

Ce fut avec un recueillement religieux quel’on visita ces trous sombres, creusés dans la falaise, et quiavaient servi de prison à celle qui se croyait alors orpheline.

Et, pendant que le capitaine Hamelin, – devenule mari d’Anna depuis six mois, – racontait à son beau-père lesévénements qui s’y étaient accomplis, les deux femmes s’étaientjetés dans les bras l’une de l’autre et pleuraientsilencieusement.

Enfin, on aborda à Saint-François.

Lord Walpole, après avoir donné l’ordred’aller chercher un notaire, fit mander dans la maison de PierreBouet, devenue la propriété de sa fille, Ti-Toine et sa sœur etleur dit de sa voix grave :

– Mes enfants, vous avez été bien méchantspour votre cousine d’adoption ; mais Dieu vous a punissuffisamment. Votre père s’est donné la mort, et votre mère,devenue folle, est actuellement dans un asile d’aliénés. Ils ontexpié leurs torts envers ma fille, et je ne veux pas être plussévère que notre maître à tous, le Roi du ciel et de la terre, quipardonne au pécheur, lorsqu’il a fait pénitence. Cet héritage dePierre Bouet, qui a fait commettre tant de crimes au fratricideAntoine et mis au cœur de votre mère une haine si tenace, je vousle remets entre les mains, – ou plutôt ma fille vous en fait don.Le notaire va venir et rédiger de suite un acte à cet effet.

Puis, se tournant vers Anna et son mari, lecapitaine Hamelin :

– Est-ce que ce sont bien là vos intentions,ma fille, et les vôtres aussi, capitaine ?

– Parfaitement, mon père, répondit Anna.

– Ce que ma femme fait est bien fait, appuyagalamment le capitaine. En attendant l’arrivée de l’homme de loi,les jeunes époux convièrent leurs amis et leur firent de nombreuxprésents. Ambroise Campagna, surtout, quoi qu’il en dit, futcomblé.

Inutile d’ajouter qu’un fort respectable magotpassa dans les mains du bon curé de la paroisse, pour êtredistribué à ses pauvres.

Enfin, quelques heures plus tard, le contratétant signé, le noble lord, suivi de sa famille, regagnait sonyacht. La sirène cria un adieu strident à la petite paroisse deSaint-François… L’Enfant mystérieux quittait pour toujoursl’Île des Sorciers !

FIN

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