L’enfant mystérieux

Chapitre 6Où Ti-Toine reçoit une fessée n°1. – Conjectures.

 

Précédons de quelques minutes les nouveauxarrivants et voyons ce qui se passe dans la maison du capitaineHamelin.

Il est environ onze heures et demi.

Une femme d’une soixantaine d’années, petiteet un peu maigre dans son sévère costume de veuve, est assise dansun fauteuil-bergère, près de la porte ouverte qui regarde lefleuve…

C’est sa place habituelle.

Femme et mère de marins, elle a toujourséprouvé le besoin d’avoir sous les yeux le grand fleuve, qu’elleaime et redoute tout à la fois.

Dans ses mains, pour l’heure inactives, unepièce de vêtement d’homme indique qu’elle travaille pour son filsabsent ; et son regard, perdu dans le vide, témoignequ’elle y pense.

C’est la mère du capitaine Hamelin.

Non loin d’elle, et penchée sur l’appui d’unefenêtre ouverte, la Dame blanche, l’œil fixe etdilaté, paraît suivre avec attention la course accidentée d’unechaloupe, dont la brise incline la mâture d’une façoninquiétante.

Tout à coup, la Folle jette un criperçant : « Ah ! mon Dieu ! »… et sedresse toute grandie dans la baie de la fenêtre.

– Qu’avez-vous, mon amie ? demande avecbonté la veuve Hamelin.

– La chaloupe est renversée, madame… Ils vontpérir tous, tous !… Richard aussi !

– Quelle chaloupe ?… Où cela ?…Voyons, je vous prie.

– Ici, madame, droit en face… Ils sont àl’eau, ils se noient !… Ô Richard, pourquoi es-tu venu mourirsi près de moi ?

Et la Dame blanche, prised’une crise nerveuse, se renverse dans les bras de madame Hamelin,accourue pour la recevoir.

La veuve laissa glisser doucement son fardeausur le tapis et cria d’une voix aiguë :

– La Gaffe ! La Gaffe ! Le matelotne tarda pas à arriver du jardin où il travaillait, suivant sacoutume. Mais, si vite qu’il eût accouru, une autre personnel’avait devancé : c’était Anna. Au reste, l’arrivée de lajeune fille était toute fortuite, ou plutôt avait une bien autrecause que le désir de porter secours à qui que ce soit. Elle étaittoute en pleurs et dans un état d’énervement qui faisait mal… Sarespiration haletante, les sanglots qui la suffoquaient… nelaissaient aucun doute sur les motifs de sa brusque apparition.

On lui avait encore fait quelquescène chez son tuteur !

Ce que voyant, La Gaffe, qui était rageur,mâchonna une demi-douzaine de jurons, dignes du gaillard d’avantd’un corsaire, et demanda :

– Voyons, ma petite, qu’est-ce qu’il se passedans cette cambuse de malheur ?… On ne vous a pas battue, jesuppose ?

Pour toute réponse, la jeune fille montra dudoigt une de ses joues toute bleuie et striée de sang.

– Trinquette et clin-foc ! rugit LaGaffe, c’est pourtant vrai. Ah ! les canailles, maltraiterainsi une pauvre enfant sans père ni mère, et chez elle,encore !… Je cours les rosser.

Et il allait vraiment faire comme il ledisait, quand madame Hamelin l’arrêta d’un mot :

– Non pas, La Gaffe : vous avez un autredevoir à remplir, pour le moment… Un accident vient d’arriver prèsdu rivage, en face d’ici… Une chaloupe a chaviré sur la caye… Il yavait du monde à bord… Courez à leur secours.

– Un naufrage !… Ça me connaît, madame.Je mets le cap dessus. Mais quand j’aurai fini là… !

Le reste de la phrase fut mimé par un geste demenace à l’adresse des voisins, sur la signification duquel il n’yavait pas à se méprendre.

Puis le matelot dévala comme un lévrier dansla direction du fleuve.

Malheureusement pour l’armistice forcée que LaGaffe accordait aux voisins, Ti-Toine se trouva sur son passagetout près de là, dans le « chemin du roi », vociférantdes menaces à l’adresse d’Anna, pendant que sa mère accourait deson côté, glapissant comme une bacchante.

L’ex-matelot ne perdit pas de temps… Ilempoigna le fils par le fond de ses culottes, lui fourra la têtesous son bras gauche et, de la main droite, lui flanqua sur lesfesses une « tripotée » à réveiller tous les échosd’alentour.

Puis, quand ce fut fini, il le remit sur sespieds, lui tourna la figure vers la maison paternelle et, luidonnant de sa botte dans le derrière, il lui cria sans la moindregêne :

– Pour lors et à l’heure qu’il est, satanéécroi du satané corbillard, détale et va pleurnicher sur la bedainede ta bonne femme de mère, ou je te casse les reins sur mon genou…Tu entends ! File, et plus vite que ça !

Ti-Toine ne se le fit pas dire deux fois.

Hurlant et beuglant, il s’alla tout droitjeter dans les bras de sa mère, qui trépignait, gesticulait etglapissait comme une furie, en plein chemin royal, à quelquesperches plus loin.

Quant à La Gaffe, il était déjà loin.

On a vu qu’il devait ramener avec lui lesnaufragés de la chaloupe. Cependant, l’attention, un momentdétournée par l’escapade de Ti-Toine, se porta bientôt sur lapauvre Dame blanche, dont l’excitation ne faisaitqu’augmenter et devenait inquiétante. On allait envoyer chezAmbroise Campagna, qui demeurait à deux pas, lorsque le bravegarçon arriva tout essoufflé, ayant entendu de son champ les échosde la scène de tout à l’heure.

– Mon Dieu, que se passe-t-il donc ?demanda-t-il en entrant.

Puis, apercevant la Dameblanche étendue sur un canapé, en proie à unesurexcitation terrible, et Anna qui lui prodiguait sessoins :

– Est-ce que la bonne dame serait plusmal ? s’enquit-il avec un intérêt affectueux… Et vous, Anna,votre figure est ensanglantée… Que vous est-il donc arrivé, àtoutes deux ?

– Mon pauvre Ambroise, on m’a frappée, on m’adéchiré la figure… J’en suis là… Que vais-je devenir ?

Campagna blêmit, et serrant les poings,pendant que ses yeux bleus lançaient des éclairs :

– Ah ! ah ! fit-il sourdement… Onvous maltraite, on vous bat, et cela chez vous, dans la maison devotre père adoptif, sous le toit qui vous appartient !… Ehbien, mademoiselle, c’est fini : pareille chose n’arriveraplus, foi de Campagna, ou sinon…

Et la main d’Ambroise, convulsivement serrée,se tendit dans un geste de suprême menace. Puis, prenant unerésolution subite, il ajouta aussitôt :

– Pourquoi attendre ?… Elle est pleine,la mesure : il faut qu’elle renverse. Foi de Campagna !je n’ai que trop tardé. Alors, changeant brusquement deton :

– Mais, la bonne dame, que lui est-ilarrivé ?

Ce fut madame Hamelin qui répondit :

– Une chose étonnante !… Elle suivait surle fleuve une chaloupe qui descendait… Tout à coup, elle s’est miseà murmurer avec frayeur : « Ils vont périr !… Lachaloupe est renversée !… Richard !… » et autresphrases semblables. Puis elle est tombée dans nos bras. Ycomprenez-vous quelque chose, Ambroise ?

– Toujours ce nom de Richard ! murmura levieux garçon, devenu pensif.

– Pauvre chère femme !… dit Anna avec uneémotion singulière, elle a peut-être quelqu’un des siens – sonpère, son mari, son enfant… qui sait ? – portant ce nom deRichard…

– Oh ! pour ça, répondit Ambroise, j’enmettrais ma main au feu. Autrement, ce nom-là ne parlerait pas plusà sa mémoire que n’importe quel autre.

– Vous avez raison, Ambroise, approuva madameHamelin : il y a certainement un mystère, une catastrophe,quelque événement terrible derrière la folie de cette malheureuse.Elle a dû appartenir à la meilleure société et connaître des joursheureux.

– C’est sûr et certain, madame… Mais commentsavoir ?… grommela le bon Ambroise, en se grattant lementon.

– Dieu est bon… Qui sait ?… Laissonsfaire sa Providence… conclut la veuve d’une voix mélancolique.

Pendant ce dialogue à demi-voix, Anna berçaittendrement sur ses genoux la tête blanche de la folle, luimurmurant de douces paroles. Et cette petite scène, dans sonadmirable simplicité, faisait venir les larmes aux yeux du bonAmbroise.

– La sainte fille ! pensait-il. Mais iln’eut guère le temps de donner cours à ses pensées attendrissantes,car il aperçut alors maître La Gaffe, suivi de deux étrangers bienmis – quoique ruisselant d’eau – qui émergeait de la crête de lacôte.

– Madame, voici nos naufragés, dit-il.

– Ah ! très bien ! fit la veuve. Lesconnaissez-vous, Ambroise ?

– Ni d’Ève, ni d’Adam, madame. Ils ne sont pasde la paroisse, à coup sûr.

– Recevez-les de votre mieux, Ambroise,pendant que je vais leur préparer la chambre de mon fils. Et laveuve disparut dans l’intérieur de la maison. Anna et laDame blanche n’avaient pas bougé.

Elles se tenaient embrassées, la folleappuyant sa tête sur l’épaule de la jeune fille et lui pailletantla poitrine des mèches éparses de sa chevelure blanche commeneige.

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