L’enfant mystérieux

Chapitre 5Sinistre prédiction.

 

Ici, Antoine le beau parleur se tut et, selevant avec une dignité lugubre, alla rallumer sa pipe aupoêle.

Quant aux auditeurs, ils restèrent pendantquelques minutes sous le coup de l’émotion profonde causée par cerécit ; puis enfin Ambroise Campagna, presque aussiimpressionné que les autres, hasarda l’observationsuivante :

– Comme ça, tu crois que Thomas avait étéchangé en loup-garou par le quêteux ?

– Je fais plus que le croire, j’en suis sûr,répliqua Antoine.

– Rien ne le prouve, cependant.

– Non ?… Et son absence inexplicable dehuit jours ?… Et ce bout d’oreille qui lui manquait,comptes-tu ça pour rien ?

– Thomas a dit dans le temps qu’il était alléà Québec chercher de l’ouvrage et qu’il s’était fait mordre ce boutd’oreille-là par un Irlandais, dans une chicane.

Antoine se mit à rire narquoisement.

– La belle histoire ! dit-il. Comme si cegarçon-là aurait été assez bête pour avouer samétempiscose !

– Dame !…

– Et, d’ailleurs, reprit Antoine en baissantla voix, je peux bien vous dire ça, à vous autres qui êtes mesamis : une personne qui a été loup-garou ne s’en souvient pas,– si bien qu’il peut s’en trouver parmi ceux qui m’écoutent qui onteu ce malheur-là sans le savoir.

– C’est-il possible ?… Ah ! monDieu ! firent les convives, en s’entre-regardant avecterreur.

– Comme je vous le déclare, réponditsolennellement le conteur. Puis, employant sa formulefavorite :

– Au moins, n’allez pas vous figurer que jesoupçonne quelqu’un en particulier. Je parle d’une chose possible,– et tout est possible en ce monde.

– Et il n’en reste rien, une fois revenu aunaturel ? demanda une voix.

– Oh ! si peu de chose… répondit Antoined’un ton mystérieux.

– Quoi, encore ?

– Une bagatelle… J’ai presque envie de ne pasvous le dire, car ça vous portera peut-être à des soupçons malplacés.

– Non, non, parle.

– C’est bon, puisque vous le voulez. Voilà.Une fois que le loup-garou est délivré – c’est-à-dire qu’unchrétien baptisé lui a tiré du sang – il reste d’abord une marquechez l’homme au même endroit où l’animal a été blessé. Vous l’avezvu pour Thomas, quand son frère l’eut délivré en coupant un bout del’oreille à ce satané grand chien qui lui fit si peur.

– Oui, oui, c’est vrai.

– En outre de ça, il y a d’autres signes.Parfois, c’est une vague ressemblance avec l’animal, les dents del’œil plus longues que d’ordinaire, la lèvre d’en haut pendantecomme une babine de chien ; d’autres fois, c’est une touffe depoils parmi les cheveux, ou les ongles recourbés en forme degriffes. Enfin, il y a une masse de petites indications connuesseulement de certaines personnes qui s’y entendent.

Antoine appuya sur ces derniers mots, laissantaugurer par là que lui-même ne serait nullement embarrassé dereconnaître des ex-loups-garous dans bon nombre de ses concitoyensde l’île.

On voit d’ici ce qui arriva… Chacun jeta unregard furtif sur son voisin, dans la crainte ou… l’espoirpeut-être d’y découvrir quelques-uns des signes énumérés parAntoine.

Puis, cet impérieux besoin de curiositésatisfait, on se remit à questionner le conteur.

– À propos de Jean Plante, qu’est-ce qui luiserait arrivé s’il n’avait pas tiré du sang auloup-garou ?

– Hum ! hum ! toussa Antoine.

– Tu ne réponds pas ?

– Il serait arrivé que Thomas courrait encoreles bois de l’île, déguisé en bête, – à moins que le bon Dieu nelui eût fait rencontrer le quêteux qui lui avait jeté un sort.

– Et si ce quêteux-là était mortavant lui ? insista le questionneur.

– Tu en veux savoir trop long, mon ami :ça ne porte pas chance, répondit le beau parleur, mis au pied dumur. Au moins, ajouta-t-il aussitôt comme correctif, ne vas pas tefigurer que je te souhaite la moindre chose : je suis trop bonchrétien pour ça, Dieu merci.

Le curieux n’osa poursuivre et se tut. Ce futun jeune garçon de Sainte-Famille, engagé chez Baptiste Morency,qui reprit l’entretien.

– Ça me chiffonne de savoir si Jean Plante eneut pour longtemps de sa folie ? hasarda-t-il avectimidité.

Antoine se tourna successivement vers ses deuxvoisins de droite et de gauche, et répondit :

– Il y a ici deux respectables habitants del’Argentenay : demande-leu ça, mon garçon.

– Jean Plante est mort fou ! grondèrentensemble les deux Argentenayens, d’une voix effroyablementcreuse.

– Pas possible ! le pauvre homme !fit-on autour des tables.

– Il vécut un an après l’affaire du moulin,reprit Antoine… Mais quelle vie ! Tout le monde en avait peuret se sauvait de lui, comme d’un possédé. C’est qu’aussi il n’étaitpas agréable à rencontrer, surtout la nuit. Toujours armé de safaux, il courait les champs et les bois, cherchant des loups-garouset massacrant tous les gros chiens qu’il pouvait approcher, – à telpoint que ces pauvres bêtes, de tant loin qu’elles l’apercevaient,se sauvaient à toutes pattes, jappant de peur. Un matin, on letrouva mort dans le haut du clos du bonhomme LaPoche-à-l’anguille – le propre père de monépouse.

– Ça t’écorcherait-il la bouche de dire lepère Picard ? riposta une voix aigre, qui n’étaitautre que l’organe de dame Eulalie.

– Psit ! Picard ou Poche-à-l’anguille,c’est tout un et ça loge dans la même culotte. Faites pasattention, madame mon épouse, répliqua tranquillement Antoine.

– Si l’on peut donner un sobriquetpareil à un chrétien ! glapit la femme, en dardant sur sonmari des regards furibonds.

– Un chrétien, cette vieille trogne-là !repartit irrévérencieusement le beau parleur, qui se leva detable.

Tous les convives l’imitèrent, empêchant ainsil’épouse de répliquer vertement et coupant court à une scèneconjugale qui se renouvelait fréquemment.

On se répandit un peu partout. Les femmesentourèrent le berceau de la petite Anna et se mirent à discourirbruyamment sur son compte, – chacune lui trouvant quelques traitsde ressemblance avec ses propres enfants. Quant aux hommes, ilspassèrent dans la cuisine, où bientôt l’épaisse fumée de leurspipes les déroba presque complètement à la vue. La mère Bouet,elle, assistée de plusieurs ménagères de bonne volonté, desservaitles tables, afin de permettre aux danses de s’organiser dans lachambre qu’elles encombraient. Bientôt, les sons aigres d’unechanterelle de violon, alternant avec le roulement sonore d’unedorée vigoureusement frottée, se firent entendre, dominantla tapageuse conversation de ces dames. C’était le ménétrier duvillage qui accordait son instrument. Ce fut bientôt fait. Alors,un véritable torrent de gammes, de trilles, d’arpèges – enquadruples croches – envahit la maison, pendant que le plancherétait ébranlé d’une manière continue par de vigoureux battements depieds qui tenaient la mesure. Il y avait de quoi électriser unparalytique.

Ce n’était rien moins que le susdit ménétrier,qui pour mettre la danse en train et se faire le bras, exécutait lagigue la plus échevelée de son répertoire.

– Allons danser pour faire descendre notresouper, se dirent les jeunes gens.

– Les gens priés en place ! cria bientôtune voix autorisée. La grand-chambre fut vite prise d’assaut, etdes merveilles de chorégraphie ne tardèrent pas à s’étaler aumilieu d’un cercle joyeux de spectateurs. Aux gigues succédèrentdes cotillons, puis des reels à quatre et à neuf, puis destriomphes, puis des foins, puis deshorn-pipes, puis… toutes sortes de choses, enfin ! Sibien qu’au petit jour, on jouait encore du jarret et que le pauvrevioloneux n’en pouvait plus, tout gorgé qu’il fût d’unrhum généreux. La danse dut cesser, faute de mesure pour la guider,et chacun se disposa au départ. Une demi-heure après, il ne restaitplus, en fait d’étrangers à la maison, que maître Antoine Bouet etsa digne épouse. Tout en faisant ses apprêts et en causant à bâtonsrompus, le beau parleur reluquait la petite Anna dans son berceau,avec la persistance d’un homme qui a quelque chose sur le cœur etn’ose pas le dire. Son frère Pierre finit par s’en apercevoir.

– Ah ça ! lui fit-il remarquer, qu’as-tudonc à lorgner ma petite fille ?… On dirait, ma parole, que tului trouves quelque chose qui te chacote ?…

– Oh ! non, non… fitdistraitement Antoine. Ne vas pas croire…

– Si, si… je m’aperçois bien que tu laregardes drôlement.

– Ce n’est rien : une idée… une simpleidée !

– Quelle idée ?

– À quoi bon ?… puisque je te dis quec’est une pure supposition.

– Dis toujours.

– Au fait, c’est un service à te rendre. Ehbien ! mon pauvre Pierre, cette enfant-là a une tristedestinée écrite sur la figure.

– Hein ? firent ensemble le père et lamère Bouet.

– Hélas ! oui, continua Antoine d’un tondolent. Je me trompe fort, ou elle deviendra…

– Quoi donc ?

– Loup-garou ! acheva le terriblepronostiqueur.

– Loup-garou ! Seigneur Jésus !gémit Marianne.

– Loup-garou, ma petite Anna ! s’exclamaPierre, qui s’approcha du berceau, comme pour défendrel’enfant.

– Oh ! pas maintenant, mais plus tard…Dieu sait quand.

– Tu veux rire, Antoine. C’est mal de nousmettre comme ça dans l’inquiétude, à propos de rien.

– Pierre, je ne ris jamais de ces choses-là,reprit Antoine avec solennité. En bon frère, je crois devoirt’avertir, voilà tout.

Les deux vieillards étaient atterrés. Ils seregardaient avec des yeux où se lisaient mille appréhensions.

– Mais que faire, mon Dieu ? s’écria lemari.

– Écoute-moi, Pierre. Commence par tuer tout àl’heure ton gros chien : c’est une bonne prudence.

– Tuer Pataud… Y penses-tu ? Et pourquoifaire ?

– Pour en faire du savon et laver l’enfantavec, deux fois par jour.

– Et ça la préservera ?

– Du moins, jusqu’à nouvel ordre.

– Pauvre Pataud ! Une si bonnebête ! C’est égal, il y passera. Mais, du diable si jecomprends pourquoi un petit chérubin comme Anna se voit menacé dedevenir loup-garou !

– As-tu oublié comment elle est arrivée ici,dans les bras d’un fantôme ?

– Un fantôme ! tu crois que c’était unfantôme ?

– Tiens ! comme si un chrétien en chairet en os s’amuserait à courir le fleuve, par des nuits de tempête,et à distribuer des enfants !

– C’est bien curieux, en effet, murmura lepère Bouet tout songeur. Antoine souhaita le bonjour à son frère etsortit, flanqué de sa femme. Arrivé au bas du perron, il seretourna pour crier :

– Au moins, Pierrot, ne vas pas te figurer queje veux du mal à la petite : je l’aime, au contraire, comme sielle était ma vraie nièce.

Et il gagna le chemin royal, entraînantl’estimable Eulalie et riant d’un mauvais rire.

– Dis-moi donc un peu pourquoi tu lui faistuer son chien ? demanda la digne femme.

– Pourquoi ? ricana Antoine. Dame !c’est peut-être bien pour empêcher cette bête féroce-là de medévorer quand il me prend fantaisie d’aller, la nuit, compter lespoules ou les moutons de mon richard de frère. Qu’en dites-vous,madame ?

Et Antoine se prit à ricaner de plusbelle.

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