L’enfant mystérieux

Chapitre 9L’horoscope.

 

Après le départ d’Antoine, Pierre Bouet et safemme demeurèrent un moment silencieux, sous le coup d’une mêmepréoccupation.

La petite Anna – cette enfant de leurs rêves,cette délicieuse fillette qui dormait souriante dans son berceau –la petite Anna était menacée d’un horrible malheur !

Chacun des deux époux se faisait cettesinistre réflexion et envisageait avec une tendresse effrayée cepoint noir signalé par le beau parleur à l’horizon de l’avenir.Quoi ! ce pauvre petit être, déjà privé de ses parents parquelque mystérieuse infortune, avait encore une dette à payer à lafatalité ! son innocence ne trouverait pas grâce devantl’inexorable justice de Dieu !

Quelle occulte et néfaste influence avait doncprésidé à sa naissance, pour que le Souverain Juge ne désarmât passa colère en face de ce chérubin de la terre, aussi pur que ceux duciel !

Telles étaient les pensées que retournaientdans leur cœur les bonnes gens, sincèrement émues, et qui selisaient couramment dans leurs yeux inquiets.

Pierre s’arracha le premier à ces tristesidées. S’approchant brusquement du berceau où dormait l’enfant, ilembrassa une boucle blonde échappée du bonnet de la petite et seretira sur la pointe des pieds, suivi de son chien.

En voyant sortir Pataud, Marianne devina cequi allait se passer et ouvrit la bouche pour retenir sonmari ; mais une réflexion subite étouffa la voix dans sagorge, et elle se prit à sangloter.

– C’est pour l’enfant… se dit-elle. Pauvrechien ! Et elle s’éloigna de la fenêtre, ne voulant pas voirmourir l’animal. Pendant que la tendre Marianne se désolait ainsi,Pierre se dirigeait rapidement vers sa grange. Pataud gambadait àses côtés, sans songer le moins du monde qu’il marchait ausupplice. La brave bête se savait la conscience nette et n’avaitpas la plus petite appréhension. C’était un magnifique terre-neuve,au poil noir et frisé, dont les miroitements rappelaient l’aile ducorbeau. Fort comme un bœuf, aussi vigilant que toutes les oies duCapitole ensemble, doux et caressant aux amis, mais montrant viteles dents aux gens malintentionnés, cet excellent Pataud rendaitbeaucoup de services à son maître, qui l’aimait fort et ne l’auraitvendu à aucun prix. Aussi n’est-il pas besoin de se demander s’ilen coûtait à Pierre Bouet de tuer ce fidèle compagnon de sessorties nocturnes sur la batture, le dévoué gardien de sapropriété ! Certes, si une impérieuse nécessité n’eût exigé cesacrifice, ou si seulement le bonhomme eût trouvé un biais pour sesoustraire à une aussi pénible obligation, il n’est pas douteux quePataud aurait pu compter encore sur une longue existence. Mais ils’agissait d’Anna ! le bonheur à venir de cette chère petiteétait en jeu !… Plus d’hésitations : à mort,Pataud !

Le père Bouet se disait bien à lui-même toutesces choses fort raisonnables, mais ça n’empêchait pas le cœur delui chavirer un peu en songeant à ce qu’il allait faire.

Arrivé à la grange, Pierre ouvrit la porte dela batterie et y pénétra, toujours suivi de l’insoucieuxterre-neuve.

Un vieux licou, servant d’attache aux chevaux,se trouvait là d’aventure, suspendu à une cheville. Bouet s’enempara, y fit un nœud coulant à l’une des extrémités, puis lançal’autre par-dessus une poutre, de façon à pouvoir la ressaisir.

La potence était prête.

– Ici, Pataud ! commanda-t-il ensuite,affermissant sa voix. Pataud obéit avec empressement ; mais iln’eut pas plutôt le nœud coulant passé autour du cou, qu’il compritde quoi il s’agissait et se prit à gémir doucement, en fixant surson maître ses grands yeux intelligents et éplorés. Pierre hésita.Ce regard lui alla au cœur et fit trembler sa main. Pourtant, ilfallait en finir… La corde fut tirée brusquement et l’animal perditpied de ses pattes de devant. Il cessa alors de se plaindre et serésigna courageusement à son sort. Pierre allait l’enlever tout àfait ; mais, à ce moment, le chien évolua et se trouva face àface avec lui… Deux grosses larmes coulaient des yeux de la bravebête, dont le regard profond s’attacha sur son bourreau… Pierrelâcha tout, secoué par une puissante émotion.

– Non, mon pauvre chien, tu ne mourras pas dema main ! s’écria-t-il en se précipitant sur Pataud ahuri etlui enlevant le licou qui l’étouffait ; non, il ne sera pasdit que tu m’auras sauvé la vie un jour que je me noyais et quej’aurai payé ton dévouement par une mort affreuse !… Viens,Pataud : advienne que pourra !

Le chien ne se le fit pas dire deux fois et,se secouant comme un barbet mouillé, il courut lécher les mains quiavaient failli lui jouer un si mauvais tour.

Pierre retourna à la maison et déclaracarrément à Marianne qu’il ne se sentait pas le cœur de tuerPataud, ni de charger un autre de la besogne. Il était résolu delui laisser la vie à tous risques.

Marianne, partagée entre la satisfaction degarder le brave animal et la crainte superstitieuse d’attirer dessorts à sa fille d’adoption, ne savait que dire et branlait latête.

Mais Pierre était ce matin-là en pleinerévolte contre les idées reçues ; il ne croyait plus quevaguement aux loups-garous et se moquait presque des sorts, lemalheureux !

– Au diable, Antoine et ses prédictions !dit-il avec énergie. Je garde mon chien.

– Oui, mais s’il allait arriver malheur à lapetite ? objecta Marianne.

– Dieu ne le voudra pas. Puisqu’il nous l’adonnée, ce n’est pas pour nous la reprendre ou pour lui fairecourir les bois, déguisée en bête féroce.

– C’est aussi mon avis… Tout de même, tu neferais peut-être pas mal d’aller consulter la sorcière del’Argentenay.

– La Démone ?

– Oui. Conte-lui la chose sans faire semblantde rien… Elle en sait long, la vieille, sur ce chapitre-là.

– Tu as raison, ma femme… Le temps d’attelerBob, et j’y cours. Pierre fit comme il le disait. Et voilà pourquoiil entrait chez la mère Démone, juste au moment où son frère sedisposait à en sortir.

Comme on le pense bien, Antoine n’eut garde des’absenter. Il allait, sans nul doute, assister à une conversationdes plus intéressantes et, qui sait ?… peut-être à desconfidences qui le mettraient sur la piste de ce cachottier dePierre.

Il se blottit donc près de la cloison quiséparait en deux pièces le misérable logis, et là, retenant sonsouffle, il colla tantôt un œil, tantôt une oreille, contre unefente qui lui permettait de tout voir et de tout entendre.

– Bonjour, la mère, dit en entrant levisiteur, comment ça va-t-il ?

– Ça va bien, et toi ?

– Bien, merci, comme vous voyez.

– Assieds-toi, mon garçon ; qu’est-cequ’il y a pour ton service ?

Pierre se gratta la nuque, ne sachant trop dequelle façon entamer l’entretien.

– Il y a, dit-il, après une courte pause, il ya qu’il m’est arrivé une drôle de chose, l’avant-dernière nuit…

– Ah bah ! quoi donc ?

– Vous allez voir ça… Mais d’abord, êtes-vousseule ? reprit Bouet, en baissant la voix.

– Toute fin seule, mon fiston. Tu peux parleret parler fort, car j’ai l’oreille dure. On n’est plus à l’âge dequinze ans, vois-tu.

– Ah ! pour ça, non, c’est sûr. Voici lachose. J’étais donc allé voir à mes lignes, mercredi dans la nuit,comme de coutume. Vous savez s’il en faisait un temps !… Unebourrasque, ratatinette ! à ne pas mettre un chien dehors.J’avais fini d’appâter ma ligne du large et je me disposais àrevenir, quand, flic et flac ! j’entends ramer sur le fleuve.Je m’arrête, tout surpris ; j’avance au bord de l’eau,dirigeant vers le large la lumière de mon fanal… Qu’est-ce que jevois arriver sur moi ? Devinez.

– Une chaloupe ?

– Tiens, qui vous l’a dit ?

– Personne… Mais puisqu’on ramait à bord, cen’était pas une charrette, je suppose !

– C’est, ma foi, vrai. Je continue : vousn’êtes pas au plus creux. J’étais là tout bête, regardant cetteétrange apparition, quand tout à coup la chaloupe aborde près descrans, où la mer se brisait en millions de morceaux. Un homme sauteà terre, vient droit à moi et me remet… Pour le coup, je vous défiede le dire…

– Un enfant !

Pierre resta la bouche ouverte, regardant laDémone avec des yeux démesurés.

– Quelqu’un vous l’a dit ?s’écria-t-il.

– Je n’ai pas vu une âme depuis trois grandsjours, répondit tranquillement la vieille.

– Alors, vous êtes sorcière ?

– Dame, tu ne le sais donc pas !

Et la Démone fixa sur Pierre ses yeuxverdâtres, avec une indéfinissable expression d’orgueil. Celui-cifrissonna.

– On me l’avait assuré, mais je n’y croyaisqu’à demi, murmura-t-il en tremblant.

– Ah ! fit la vieille.

– À présent, j’en suis sûr.

– Tant mieux, mon garçon. C’est qu’il ne faitpas bon être incrédule avec moi.

– Je ne le suis plus, ma bonne dame. Pourl’amour du bon Dieu, n’allez pas me jeter un sort : jemettrais à présent ma main au feu pour soutenir que vous êtessorcière.

– C’est fort heureux pour toi. Allons,continue ton histoire et ne parlons plus de cela. Pierre exhala unsoupir de soulagement et reprit :

– Bon… où en étais-je ?… Ah !j’avais fini. Pourtant, non… Je voulais encore vous demander unconseil à l’égard de la petite.

– C’est une fille en effet.

– Oui, et une fière, allez !

– Parle.

– Je voudrais savoir sa destinée… comme quidirait sa bonne aventure.

– Ou sa mauvaise… murmura la vieille. Puisplus haut : tu veux que je tire aux cartes ?

– Oui, c’est bien cela.

– En grand, avec les sept jeux aux couleurs duspectre, ou en petit, avec un seul jeu ? C’est six sous parjeu.

– Les sept jeux en disent-ils pluslong ?

– La belle demande !

– Alors, tirez en grand. Voici un trente souset un douze. La vieille saisit de ses doigts crochus les deuxpièces de monnaie, les examina minutieusement, puis les mit dans sapoche en grommelant :

– Vieux pingre ! pas un sou de plus.

Elle alla chercher ses tarots dans l’autreappartement, et, quand elle eut fini de les arranger, elle seretourna vers Pierre :

– Que veux-tu savoir ?demanda-t-elle.

– Tout ce que vous pourrez me dire, réponditBouet : d’où elle vient ?… si elle a son père et samère ? s’ils viendront me la réclamer ?… si elle vivra oumourra de maladie ?… enfin, sa destinée, quoi ?

– En voilà beaucoup à la fois, et je ne puisrépondre maintenant à toutes ces questions, du moins à celles quiconcernent le passé. Car, vois-tu, mon lot, à moi, c’est l’avenir.Plus tard, quand la fillette aura atteint un certain âge, il mesera possible de découvrir son origine.

– Quel âge, à peu près ?

– Sa dix-septième année.

– Elle vivra donc ? s’écria Pierrejoyeusement.

– Oui, mais à une condition, répondit lasorcière avec solennité.

– Quelle condition ? Dites, oh !dites vite. Si cette condition dépend de moi, elle seraremplie.

– Réponds d’abord à mes questions.

– Faites.

– Aimes-tu bien cette petite fille ?

– Plus que ma vie.

– Tu comptes, je suppose, lui laisser tesbiens après ta mort ? Pierre hésita.

– Réponds, et surtout n’essaie pas de metromper, insista la tireuse de cartes.

– Eh bien ! oui, articula nettementPierre Bouet.

– Même au détriment de ton frèreAntoine ?

– Antoine a eu autant que moi de notre défuntpère ; s’il a gaspillé son héritage, tant pis pour lui.

– Ainsi, tu ne lui laisseras rien derien ?

– On verra dans le temps… répondit Pierre, quel’insistance de la vieille commençait à inquiéter. Celle-ci s’enaperçut, et voulant le rassurer :

– Tu peux parler sans crainte, dit-elle ;je suis comme un confesseur, moi : jamais un mot de ce qui sedit ici n’est répété à qui que ce soit. Autrement, vois-tu,j’aurais perdu depuis longtemps la confiance de mes clients – et,Dieu merci, j’en ai un grand nombre.

– Alors, puisque c’est comme ça, vous pouvezmarcher.

– Bien, mon fils ; songe que si je tequestionne, c’est pour ton bien et celui de ta filled’adoption.

– Allez, allez.

– Tes arrangements sont-ilsfaits ?

– Ma foi, je n’y ai pas encore songé.

– C’est de bon augure… Il faut continuer à n’ypas songer jusqu’à nouvel ordre, jusqu’à…

– Jusqu’à quel temps ?

– Jusqu’à ce que la petite atteigne sadix-septième année.

– Ah ! bon Dieu, mais j’ai le temps demourir dix fois d’ici là !

– Sois sans crainte. Mes cartes, qui ne setrompent jamais, te promettent une longue vie.

Cette assurance audacieuse ne laissa pas quede faire grand plaisir au brave cultivateur.

– Vrai ? dit-il ; ratatinette !mon excellente dame, je vous remercie tout de même. En pouvez-vousdire autant de la Marianne ?

– Ta femme ?

– Oui, oui, mon épouse, mon uxor,comme disent ces savants notaires.

– Elle en a pour une bonne pipe, elleaussi, répondit la Démone, après avoir examiné ses cartes.

– Voyez donc ! fit naïvement PierreBouet. Je vas lui causer une furieuse joie en lui apprenant cettenouvelle-là.

Il fit une pause. La vieille semblait absorbéedans l’étude des jeux multicolores éparpillés sur la table. Tout àcoup, elle se redressa et demanda brusquement :

– Combien vaut ta terre ?

– Toute nue ou avec letremblement ?

– En bloc ?

– Dame !… je ne la donnerais pas pourtrois mille piastres, bien sûr.

– Et combien as-tu d’argent deprêté ?

– Hum ! hum ! c’est que…

– Réponds ; il le faut, si tu tiens aubonheur de la petite Anna.

– Trente-sept cent cinquante piastres,répondit sans hésiter le père adoptif. Un frôlement soudain ébranlala cloison, comme cette phrase était prononcée. Pierre se retournabrusquement.

– Ce n’est rien, mon fiston, dit la Démoneavec un singulier sourire ; c’est mon gros chat qui a despuces.

– Ah ! tant mieux, j’avais cru…

– Mimie ! tiens-toi tranquille !glapit la vieille, s’adressant au prétendu matou. Puis, envisageantson client avec solennité, elle reprit :

– Pierre Bouet, écoute bien ce que ditl’horoscope des sept jeux aux couleurs du spectre : ta fillevivra heureuse jusqu’à l’âge de dix-sept ans, mais à la conditionexpresse que, d’ici là, tu ne fasses en sa faveur aucun testamentni arrangement en vue de lui laisser tes biens. As-tu biencompris ?

– Parfaitement. Et quand elle entrera dans sadix-septième année ?

– Tu pourras agir à ta guise. Souviens-toipourtant que cette année-là sera terrible pour elle.

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’un malheur la menacera, une séried’accidents que je ne puis préciser.

– Des maladies ?

– Non pas : autre chose. Mais je n’enpuis dire davantage aujourd’hui. Il ne faut pas irriterl’oracle.

– Et, ces accidents, n’y aura-t-il pas moyende les prévenir ? demanda Pierre après un court silence.

– Peut-être… Enfin, tu reviendras me voir dansle temps, c’est-à-dire vers la fin de juin 1857. Je te dirai cequ’il faudra faire.

– Mais qui vous dit ?… commença Bouet,tout interloqué.

– Ne t’inquiète pas, mon fils, interrompit lasorcière : ce n’est pas moi qui manquerai au rendez-vous queje t’assigne. Hé ! bon Dieu, j’ai à peine quatre-vingtsans ! acheva-t-elle avec un lugubre ricanement.

Le pauvre insulaire demeurait tout interdit,ne sachant que penser d’une assurance aussi imperturbable.

– Me donnes-tu ta parole que tu reviendras icien juin 1857 ? reprit la vieille.

– Si je suis vivant, oui, je reviendrai,répondit Pierre Bouet, qui se leva pour partir.

– À la bonne heure, mon garçon ! Tu peuxvivre en paix jusqu’à cette date ; ta fille n’a rien àredouter.

– Pas même la possibilité de tourner enloup-garou ?

– Qui t’a prédit cela ?

– Antoine.

– Ah ! ah ! fit la Démone, dont unsingulier sourire plissa les lèvres. J’empêcherai cela par mesconjurations. Tu pourras rassurer ton excellent frère à cetégard.

– Je n’y manquerai pas, allez ! répliquavivement Pierre, avec une pointe d’ironie.

Puis, se coiffant de son bonnet de laine etsoulevant la clanche de la porte :

– Comme ça, il est inutile aussi que je tuemon chien, pas vrai, la mère ?

– Pourquoi tuer ton chien ?

– Pour en faire du savon et laver la petiteavec.

– C’est encore Antoine, je suppose, qui t’aconseillé cela ?

– Oui.

– Le bon frère que cet Antoine ! ilprévoit tout. C’était une des premières précautions à prendre.Mais, du moment que je me charge d’empêcher les sorts d’arriver àta petite fille d’adoption, tu peux dormir tranquille et garder tonchien.

– Ah ! grand merci, mère Démone… C’estque je n’aurais pas pu m’y résoudre, voyez-vous ! Allons,adieu !

– Au revoir, mon garçon ! à l’année1857 !

Pierre Bouet regagna sa voiture et reprit augrand trot le chemin de Saint-François.

Quant à Antoine, il demeura longtemps encoreen tête-à-tête avec la sorcière, et ce ne fut que tard dans lajournée qu’il rentra chez lui.

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