L’enfant mystérieux

Chapitre 1Au pouvoir de l’ennemi.

 

L’émotion fut grande, le lendemain matin,quand on apprit la mort de Pierre Bouet.

Les voisins accoururent de plusieurs arpents àla ronde, dès la pointe du jour, – la nouvelle ayant volé de porteen porte, comme une dépêche endossée : Faitessuivre.

À huit heures, la maison était envahie par unefoule de parents et d’amis des deux sexes, sincèrement affligés etdiscourant à voix basse sur la position faite à l’orpheline parcette mort inattendue.

Antoine était arrivé depuis peu et se montraittrès affairé, tout en s’épongeant les yeux à tour de bras avec unimmense mouchoir à carreaux rouges et jaunes.

C’est qu’il pleurait de vraies larmes, lecrocodile !

Sa longue figure, déjà si lugubre, avait unvéritable aspect de saule pleureur après une averse, et Campagnalui-même se laissait prendre à cette tristesse irrécusable.

– Lui resterait-il un peu de cœur ! nepouvait-il s’empêcher de penser.

Quant à l’orpheline, au sortir d’un sommeillourd et peuplé de visions terribles, elle avait été la première àconstater la mort de son père adoptif. Un cri perçant, échappé desa gorge contractée par l’horreur, avait éveillé toute lamaison…

Les engagés et la servante étaient accourus…Ils avaient trouvé la jeune fille étendue sans connaissance auprèsde la couche funèbre où gisait le vieillard… On l’avait transportéesur son lit, et Joséphine lui donnait les premiers soins.

Ce jour-là et le suivant, tout fut en émoidans la maison… On eût dit une hôtellerie bien achalandée, tant ily eut de va-et-vient et tellement il y circula de curieux,sympathiques ou indifférents.

Après avoir pris le consentement del’orpheline, absolument incapable de rien diriger, vu son état deprostration, Antoine s’était constitué majordome et voyait à tout,avec un flegme, une discrétion, une célérité de véritablecroque-mort.

Tout lui passa par les mains :l’ensevelissement du défunt, la disposition de la chambre mortuaireet les autres mesures à prendre en vue des funérailles.

La digne Eulalie, son épouse, ne demeuraitpas, non plus, inactive. Elle s’était emparée de la batterie decuisine et faisait bravement œuvre de ses dix doigts.

Ne fallait-il pas que toutes ces bonnes gens,venus pour rendre un dernier hommage à son beau-frère, eussent aumoins quelque chose à se mettre sous la dent !

Aussi cuisinait-elle de la bellefaçon !

Lorsque, deux jours après, Pierre Bouet eutété conduit à sa dernière demeure par un grand concours d’amis,venus de toutes les paroisses de l’île d’Orléans, un pointd’interrogation se dressa en face de bien des gens : Yavait-il un testament, et quelle en était la teneur ?

Cette double question donna lieu à bien dessuppositions et fut la source d’une foule de commentairesanticipés… dans lesquels la pauvre Anna ne fut guère épargnée.

Le peuple des campagnes est féroce sur lesquestions d’intérêt, et, comme son cousin le paysan français, toutà fait intraitable lorsqu’il s’agit d’héritage.

Aussi les murmures furent-ils nombreux etmalveillants quand la rumeur publique annonça que Pierre, – commel’avait fait Marianne, – ne laissait qu’une aumône aux enfants deson frère unique et instituait sa fille adoptive, Anna, légataireuniverselle.

De ce jour, la pauvre jeune fille, –l’étrangère, comme on l’appela, – fut jugée et mise au bande l’opinion, tandis que le fratricide recueillait toutes lessympathies.

Ainsi va le monde !

Mais ce qui parut singulier à bien des gens,c’est qu’Antoine Bouet reçut cette tuile sans broncher et prit lachose en vrai philosophe.

Pour le coup, la sympathie se changea enadmiration, et il n’y eut qu’une voix, dans toute l’île d’Orléans,pour prôner le désintéressement de ce modèle des pères.

La vérité, pourtant, c’est qu’Antoine rageaitdans son for intérieur. La colère rugissait en dedans de lui-même,sans qu’il y parût le moins du monde, et il se promettait bien demanœuvrer assez habilement pour mettre à néant les dispositionstestamentaires de son scélérat de frère.

Mais… comment s’y prendre ?… Que faire enprésence d’un acte aussi authentique, aussi formel, qu’un testamentnotarié ?

De ce côté-là, rien à tenter,évidemment !

Mais l’héritière était mineure !… Ildevait s’écouler encore près de quatre années avant qu’elle pûtentrer légitimement en possession de son legs, – et d’icilà !…

Antoine n’allait pas plus loin, pour le quartd’heure, dans son raisonnement… Mais il entrevoyait vaguement tousles fils d’une trame à ourdir, bien qu’ils lui parussent encoreemmêlés et diantrement difficiles à débrouiller.

En attendant la maturité de son plan, ilfaisait contre fortune bon cœur et semblait voué entièrement auxintérêts de sa nièce adoptive.

Et, d’abord, le notaire ayant déclaré uneassemblée de parents indispensable, cette réunion eut lieu et lenomma, – lui, Antoine – tuteur de l’enfant mineure, Anna Bouet, àl’unanimité des membres présents, – moins Ambroise Campagna.

L’opposition de ce dernier lui valut d’êtrepromu au grade honorifique de subrogé-tuteur.

– J’accepte, dit le vieux garçon en regardantAntoine, et je vous promets de surveiller avec la plus grandeattention les intérêts que vous me confiez.

– Nous serons deux pour avoir soin de cettechère enfant, répliqua hypocritement Antoine. Pas besoin de sedemander si elle va être dorlotée !

Et un méchant sourire détendit l’arc de seslèvres minces. Campagna se contenta de répondre :

– Je veux croire en ta sincérité, Antoine…Autrement, vois-tu, je serais obligé de te dire que j’entends jouermon rôle de protecteur très sérieusement.

Antoine pâlit, et son regard s’alluma, mais çane fut qu’un éclair.

– Parbleu ! fit-il. On ne te nomme pas àune fonction aussi importante pour apprendre à ma filleule lamanière d’habiller une catin. Le subrogé-tuteur est lesurveillant du tuteur… C’est un rôle qui te convient.

– Voilà pourquoi je l’accepte, dit froidementAmbroise. Antoine redressait sa longue échine pour riposter,lorsque le notaire, voyant la tournure que prenait la conversation,s’empressa d’y couper court, en donnant aux deux compères desexplications détaillées sur les devoirs de leur charge et lesdroits qu’elle leur conférait. Cette intervention dissipa l’oragequi menaçait, et les deux dignitaires légaux se séparèrent, en sefaisant des yeux féroces. Ambroise Campagna rentra chez luipromptement, assez satisfait du résultat de l’assemblée. S’iln’avait pu empêcher sa petite protégée d’échoir à son misérableparrain, du moins il pouvait se dire : Je serai là, moi, entreelle et lui ; je veillerai, et le diable sera bien fort s’ilm’empêche de parer les coups ! Et l’excellent garçon tendaitson poing fermé vers le logis de son supérieur hiérarchique, letuteur Antoine. Quant à celui-ci, il prit le chemin des écolierspour regagner sa demeure. Non pas qu’il se complût à badauder ci etlà… Mais c’est qu’il n’ignorait pas ce qui lui pendait au boutdu nez en réintégrant le domicile conjugal ; et toutesces transes se résumaient en un seul, mais formidablemot :

Eulalie !

Finalement, après maintes allées et venues,nombre de tours et de détours, il se dit philosophiquement :Ah bah ! puisque la chose est inévitable, autant tout de suitequ’un peu plus tard : allons recevoir l’averse.

Et il pénétra chez lui, avec des allures detriomphateur.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’onentendait du chemin royal les glapissements d’Eulalie…

L’averse tombait !

…………………………

Une vie nouvelle allait donc commencer pournotre intéressante héroïne, vie bien différente, hélas ! desheureux jours qu’elle avait coulés entre son père adoptif etl’excellente Marianne.

Mais… à quoi bon relater par le menu lessouffrances morales de ce jeune cœur qui, jusque-là, n’avait connuque l’amour et la joie !

Ces choses-là ne se racontent pas, et c’estleur continuité qui en fait une torture sans nom.

Une piqûre d’épingle n’est rien. Mais cent,mais mille piqûres d’épingles, se succédant sans relâche, avec larégularité de la persécution systématique, organisée, voilà unsupplice bien autrement cruel qu’une large blessure, une foisfaite !

Et, pourtant, telle fut la nouvelle existenced’Anna, sous la domination de son tuteur.

Pas une heure où elle ne sentît planerau-dessus de sa tête la haine vigilante de son parrain et de samarraine !… Pas un jour sans que cette haine idiote et perfidene se traduisit par quelque mesquine vexation ! Ajoutez aumauvais vouloir des parents… l’amour du fils, – oui, l’amour, unamour tyrannique et bête, comme celui qui l’éprouvait !

En effet, ce lourdaud de Ti-Toine, pour épaiset matériel qu’il fût, n’en avait pas moins été atteint au plussensible par une des flèches du dieu malin.

Il ne manquait plus que cela àl’orpheline !

Et, le jour où elle s’aperçut enfin que songros cousin l’aimait, la pauvre enfant pleura abondamment, seuledans la mansarde où on l’avait reléguée.

Expliquons-nous.

Si l’héritière de Pierre Bouet logeaitmaintenant dans une mansarde, c’est qu’Antoine et sa famillehabitaient, eux, le reste de la maison, léguée à l’orpheline.

Antoine s’était, en effet, installé chez sonfrère dans les huit jours qui suivirent sa nomination comme tuteur.Sa maison, à lui, était trop délabrée, disait-il – et il disaitvrai – pour recevoir une jeune fille élevée dans l’aisance, commel’avait été sa pupille… D’un autre côté, cette dernière ne pouvaitvivre seule avec une servante, – ce qui eût fait jaser la paroisse…Il valait donc mieux, tout bien considéré, que lui, le tuteur setransportât, avec sa petite famille, chez elle…

Ce qui avait été fait sans plus decérémonies.

Donc, maître Antoine, dame Eulalie, Ti-Toinefils et Maria-Claudia se gobergeaient à qui mieux-mieux dansl’immeuble appartenant à leur nièce et cousine… en Notre-Seigneur,comme ajoutait invariablement Antoine.

La jolie famille de serpents et de serpenteauxque réchauffait là le foyer béni qui avait vu grandir l’Enfantmystérieux !

Ah ! si le bon saint Pierre, porte-clefsinamovible des célestes palais, eût donné au père Bouet unepermission de sortie pour une toute petite journée, comme lebonhomme vous aurait eu vite balayé cette vermine !

Mais, voilà !… Ces permis ne s’accordentpas, – ou plutôt ne s’accordent plus, dans ce siècle pervers oùnous vivons.

Et, pourtant, comme elles montaient, chaudeset ardentes, vers son père adoptif, les prières trempées de larmesde la pauvre enfant deux fois orpheline !

Ne viendrait-il donc jamais unsauveur ?

Ce n’est pas un seulement qui devaitvenir : c’est deux, c’est trois !

Mais ne soulevons pas, avant le temps marquépar la Providence, le voile de l’avenir.

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