L’enfant mystérieux

Chapitre 8Où le père Bouet se monte la tête.

 

Le retour inespéré de la fille adoptive dePierre Bouet produisit une grande sensation dans la bonne vieilleparoisse de Saint-François.

On vint même voir l’enfant mystérieuxdes quatre coins de l’île. Il arriva des gens de Saint-Pierre, lapatrie du fromage raffiné ; il en vint de Saint-Laurent, oùdansent les feux follets ; il s’en rendit de Saint-Jean,pépinière de hardis marins, où se recrute le pilotage ; on envit même de Sainte-Famille, sur la rive nord… Quant à ceux del’Argentenay et de la pointe est de l’île, on peut dire que pas unne manqua d’aller constater de visu que la victime desloups-garous avait repris sa véritable forme humaine.

Telle était, en effet, à cette époque, lasuperstition et la crédulité populaires, que les fables débitéessourdement par Antoine, relativement à la disparition d’Anna,avaient pris racine dans l’imagination d’un grand nombre. Pour cesbonnes âmes, la jeune fille disparue d’une façon si étrange avaitbel et bien subi la métempsycose dont elle était menacée depuis sonarrivée dans la paroisse, par cette effroyable nuit de tempête quechacun se rappelait…

On eut beau leur expliquer toutes lescirconstances de l’enlèvement d’Anna par un Sauvage, sa captivitédans une grotte de l’île à Deux-Têtes, la façon miraculeuse dontl’avait retrouvée et sauvée le capitaine Hamelin, ils n’enpersistèrent pas moins à incliner pour le changement en loup-garou.Outre que cette croyance était plus conforme à leurs idéessuperstitieuses, elle avait encore pour avantage de flatter lasecrète envie, la jalousie inconsciente, mais réelle, queressentent les paysans pour ce qu’ils appellent unedemoiselle.

Le paysan – qu’on ne prenne pas ce mot enmauvaise part – le paysan est foncièrement honnête et bon ;mais il est rusé dans sa bonhomie et, comme son cousin de France,quelque peu en dessous. Il n’aime guère véritablement queceux de sa classe… Et, encore, parmi ceux-ci, il a une préférencemarquée pour le concitoyen qui se rapproche le plus de sa proprecondition de fortune. Jean-Claude aimera bien Jean-Louis tant queJean-Louis ne sera pas plus riche que Jean-Claude ; mais queJean-Louis ait le malheur de faire un héritage, deconclure quelque bon marché, de dépasser enfin son confrère enprospérité… adieu, l’amitié de Jean-Claude ! Un petit froids’est glissé dans ses veines, qui a nom envie. Le pauvreJean-Louis est devenu un indifférent.

Pour ce qui est des hommes de professionlibérale, des marchands, des rentiers, ils sont tenus encontinuelle suspicion ; le paysan les fréquente, parce qu’ilen a besoin, mais dans ses rapports avec cette catégorie decoparoissiens, il est toujours sur la défensive.

Antoine Bouet, qui connaissait à merveillecette disposition du caractère campagnard, n’avait pas manqué del’exploiter à son profit et au détriment de sa nièce. Sans avoirl’air d’y toucher, et avec une habileté digne d’une meilleurecause, il avait petit à petit amené le sentiment populaire à être,sinon tout à fait hostile, du moins fort peu bienveillant pour lapetite orpheline.

Il est donc à présumer que les nombreusesvisites, qui se succédèrent chez Pierre Bouet pendant la quinzainequi suivit le retour d’Anna, avaient plutôt pour but la curiosité –et une curiosité malveillante – que tout autre sentiment.

Quant au brave père Bouet, tout entier à labéatitude d’avoir retrouvé sa fille, il recevait tout lemonde avec une cordialité pleine de franchise et ne s’amusait pas àse demander pourquoi tous ces gens-là venaient chez lui.

Vingt fois par jour, au moins, il racontaitl’histoire de l’enfant perdue, – comme il appelaitdésormais sa fille adoptive, – ajoutant chaque fois un détail deson invention. De sorte qu’au bout d’une quinzaine, cette histoireétait devenue un véritable conte de fée, auprès duquel le PetitChaperon rouge n’était qu’un insignifiant badinage.

Le plus drôle de l’affaire, c’est que lebonhomme avait fini par se croire, – comme ces voyageurs qui, àforce de répéter des aventures extraordinaires, en viennent à sefigurer que c’est réellement arrivé.

Cette singulière manie du père Bouet derallonger constamment son histoire amenait parfois de biencurieuses scènes entre l’héroïne et le narrateur.

Un exemple entre vingt.

Le bonhomme raconte pour la deux centièmefois, devant son deux centième visiteur, l’histoire de l’enfantperdue.

Le visiteur est un homme crédule, prêt à toutgober, surtout le côté merveilleux des exagérations.

Une odeur de fromage raffiné, qui s’exhale desa personne et de ses vêtements, ne laisse aucun doute sur saprovenance.

Il est de Saint-Pierre.

Le bonhomme est debout, la figure animée, lesyeux ronds, le bonnet de laine rejeté en arrière, et tenant unmouchoir à carreaux bleus, qu’il passe alternativement d’une maindans l’autre, suivant les phases de son récit.

De temps à autre, il s’éponge le front,s’assied, se lève, se rassied, se relève, marche, s’arrête, donneenfin tous les signes de la plus grande excitation.

Le visiteur au fromage raffiné est assis enface, près de la cheminée, sa pipe éteinte entre les dents, lesdeux mains étendues sur les genoux et les yeux grands comme cesmontres de l’ancien temps, surnommées ognons.

Il ne bouge pas, il ne fume pas, il ne parlepas. Une exclamation aux endroits terribles du récit, voilàtout.

L’émotion le fige, l’intérêt suspend l’actionde tous ses sens, hors l’entendement.

Anna, assise près d’une fenêtre basse, estoccupé à coudre. De temps en temps, elle laisse son aiguilleinactive, regarde son père, et un demi-sourire empreint d’uneprofonde tendresse erre sur ses lèvres.

La scène se passe dans la cuisine, chez lepère Bouet.

LE BONHOMME – Oui, mossieurPapavoine, figurez-vous qu’ils étaient une dizaine de grandsdiables de sauvages, tout bariolés de peintures rouges, jaunes,vertes, noires et autres couleurs effrayantes… Ils avaient un canotlong comme d’ici à aller à demain et pas plus large que ça,tenez ! – Ils se tenaient cachés dans l’Anse à la veuvePâquet… Quand la brunante fut venue, le plus grand de ces démonss’est faufilé sous les arbres, le long de la côte, jusqu’en faced’ici ; puis il a grimpé comme un chat et sauté sur ma pauvreAnna, qui se reposait à l’ombre du gros noyer que vous voyezlà.

PAPAVOINE, se levant à demi et regardantavec frayeur dans la direction indiquée. – Oh !

LE BONHOMME, se rengorgeant. – Oui,mossieu, si près de ma maison que ça !… Quand il eut empoignéla fillette, le sauvage redescendit la côte en deux sauts et courutla placer dans le canot… Il va sans dire que la petite étaitévanouie et ne se souvient de rien de ça, ni de ce qui va suivre…Ils poussèrent au large et filèrent par en bas… Pendantsix jours et six nuits, ils marchèrent, ou plutôt voyagèrent, sanss’arrêter…

PAPAVOINE, intrigué. – Et sansmanger ?

LE BONHOMME, point embarrassé le moins dumonde. – Ils mangeaient et buvaient à bord.

ANNA, avec un sourire. – Mon père,mon père, vous exagérez : nous n’avons été, mon ravisseur etmoi, qu’une couple d’heures en canot, avant d’aborder à l’île àDeux-Têtes.

LE BONHOMME, avec vivacité. – Unecouple d’heures ! une couple d’heures !… C’est-à-dire quele temps ne t’a pas paru plus long que ça… Quand on est sansconnaissance, les heures passent vite…

ANNA, sérieusement. – Je vous assure,mon père…

LE BONHOMME, lui coupant la parole. –Ta ! ta ! ta ! je le sais mieux que toi, je suppose…Je te dis, moi, que vous avez navigué six jours et six nuits, niplus ni moins… Le capitaine, d’ailleurs, me l’a fort bien laisséentendre… par son silence…

Mais je reprends mon histoire. Arrivés à uneîle déserte, à des centaines de lieues d’ici, les sauvagesabordèrent et descendirent tous à terre ; puis ils tirèrentleur canot sur le sable, en sortirent une marmite, grande comme unchaudron à sucre, et les voilà en train de faire du feu… Quand lefeu fut bien pris, ils suspendirent la marmite au-dessus, y mirentde l’eau et retournèrent tous au canot pour apporter le gibierqu’ils voulaient faire cuire… Or, mossieu Papavoine, mon ami,devinez un peu qu’était ce gibier…

PAPAVOINE, d’un air assuré. – Unpetit cochon !

LE BONHOMME, secouant la tête et contenantà grande peine son indignation. – Non, mossieu Papavoine.

PAPAVOINE, moins affirmatif. – Uncaribou !

LE BONHOMME, toujours digne et calme.– Non, mossieu Papavoine.

PAPAVOINE, tout à fait désemparé. –Alors, sais pas.

LE BONHOMME, marche menaçant surPapavoine, qui recule : il lui saisit le bras et lui crie dansles oreilles : – Ma fille, mossieu Papavoine ! mafille, que voilà !

PAPAVOINE, se levant épouvanté et dressantses deux bras vers le plafond. – Votre fille !

LE BONHOMME, avec une dignité amère, lesbras croisés sur sa poitrine. – Ma fille, mossieuPapavoine.

PAPAVOINE, ahuri, les bras ballants.– Vous avez qu’à voir !

LE BONHOMME, un peu calmé. – C’estcomme je vous le dis. Mais attendez un peu…

ANNA, voulant interrompre. – Papa,mon cher papa, ce n’est pas bien, vous vous laissez égarer parvotre imagination ; vous…

LE BONHOMME, comme s’il n’avait pasentendu. – Mais attendez un peu… Ils n’avaient pas plutôt tiréAnna du canot, que la chicane prit… Je suppose qu’ils n’étaient pasd’accord sur la manière de la faire cuire… Toujours est-il quevoilà les couteaux qui se mettent à jouer…

PAPAVOINE. – Aïe ! aïe !

LE BONHOMME – En moins de cinq minutes, lesvoilà tous morts…

PAPAVOINE, respirant. – À la bonneheure !

LE BONHOMME, finissant sa phrase. –Excepté un…

justement le grand diable qui avait volé lapetite.

PAPAVOINE, avec conviction. –Ah ! le gueux !

LE BONHOMME, opinant du bonnet. –Celui-là s’apprêtait à se régaler à sa façon… Il avait même tiréson couteau pour égorger et débiter ma pauvre Anna,lorsqu’il aperçut une goélette qui arrivait droit sur l’île…Devinez, mon cher monsieur Papavoine, qui commandait cettegoélette… ?

PAPAVOINE, découragé par son insuccès detout à l’heure. – Sais pas.

LE BONHOMME, avec orgueil. – Lecapitaine Hamelin, monsieur, mon propre futur gendre !

PAPAVOINE, épaté. – Le bravehomme !

LE BONHOMME, souriant à soninterlocuteur. – Comme vous dites, ami Papavoine… Maisattendez… Le Sauvage monta sur une hauteur pour observer lagoélette… Mais, bernique ! le capitaine avait remarqué sonremue-ménage avec sa longue-vue… Il lui tira un coup de canon, etpointa si bien qu’il le coupa en quatre…

Cela fait, il débarqua avec sa chaloupe, etreconnu sa prétendue dans la pauvre femme qui allait être dévorée.Inutile d’ajouter qu’il lui donna tous les soins possibles et laramena à son malheureux père.

PAPAVOINE, frappant sur sa cuisse avecforce. – C’est un brave homme, je ne m’en dédis pas.

LE BONHOMME, concluant et bourrant sapipe.– Voilà, mossieu Papavoine, l’histoire vraie del’enfant perdue…

…………………………

Ces scènes se renouvelaient tous les jours etil devenait évident pour Anna que le chagrin avait détraqué lecerveau de son père adoptif. Elle avait d’abord essayé, par ladouceur et la persuasion, de calmer cette effervescence ; maisle bonhomme, obéissant comme un enfant sur tous les autres sujets,était devenu tout à fait intraitable sur celui-là.

De guerre lasse, et comptant sur la cessationprochaine des visites inopportunes qui assaillaient le pauvrevieux, Anna avait pris le parti de ne plus contrarier ouvertementla monomanie du père Bouet. Elle se contentait de le calmer par sesparoles et ses caresses, quand il s’excitait outre mesure. Elle sedisait, avec raison, qu’à soixante-douze ans et avec un tempéramentsanguin, une semblable et si continuelle tension d’esprit pourraitdevenir fatale au vieillard. Le mot apoplexie seprésentait même quelquefois à son esprit troublé, avec sesconséquences foudroyantes, à un âge aussi avancé ; mais elles’efforçait de chasser cette idée sinistre, se disant que Dieul’avait assez éprouvée, en lui enlevant sa mère, et qu’iln’appesantirait pas davantage son bras sur elle, en la faisant toutà fait orpheline.

Pauvre fille ! sa tendresse filialen’était pas seule alarmée… Une autre tendresse – celle-là plusimpérieuse et plus irrésistible – palpitait affolée dans son cœur…Hamelin n’avait pas reparu depuis le jour où il l’avait ramenée àSaint-François. – On disait seulement qu’une nuit il était revenu,en compagnie d’une femme à cheveux blancs, qu’il avait confiée à samère… Puis il avait disparu, et quinze jours s’étaient déjàécoulés, sans qu’il eût donné de ses nouvelles.

Tout n’était donc pas rose dans la vie denotre héroïne, depuis son retour. Et pourtant ces douleurs et cesinquiétudes n’étaient que les avant-coureurs de douleurs etd’inquiétudes bien autrement justifiées !

Antoine Bouet n’avait pas abandonné lasinistre partie qu’il jouait depuis si longtemps.

Au contraire, un instant abattu par son échecde l’île à Deux-Têtes, il ne tarda pas à reprendre courage, envoyant la façon dont les choses se passaient chez son frère. Cetteeffervescence maladive du cerveau de Pierre fit entrer dans sonesprit de coupables espérances… Il se dit que les circonstances leserviraient mieux, que tous les agissements ténébreux auxquels ils’était livré en pure perte jusqu’alors.

Lui, aussi, prononça devant ses intimes le motapoplexie, mais avec une expression de désir haineux quiaurait épouvanté le pauvre bonhomme, s’il avait pu laremarquer.

Antoine ignorait alors que son frère eût faitun testament, le même jour que Marianne – la chose ayant été tenuesecrète, – et il se disait que la mort subite du vieillard pouvaitseule l’empêcher de faire des bêtises.

– Vous verrez, soufflait-il à l’oreille de quivoulait l’entendre, que ce pauvre Pierre mourra d’apoplexie, s’ilcontinue à se monter la tête comme il le fait.

Ce qui n’empêchait pas le misérabled’entretenir en sous-main l’état de surexcitation dans lequel secomplaisait le père Bouet, en lui expédiant chaque jour toutessortes de hâbleurs qui lui faisaient raconter l’histoire del’enfant perdue.

Ce qui devait arriver arriva. Cette fois,encore, il était écrit que la prédiction d’Antoine seréaliserait…

Une après-midi où le bonhomme avaitcopieusement dîné, on lui fit recommencer, pour la trois centièmefois, la sempiternelle histoire qu’il débitait depuis un mois…Arrivé au coup de théâtre, où il fait deviner aux auditeurs quelgibier les sauvages voulaient mettre dans leur grande marmite, ilouvrit la bouche pour crier : « Ma fille ! »mais il ne put articuler aucun son et s’affaissa sur leplancher…

Il venait d’être frappé d’apoplexie !Quand il revint à lui, vingt-quatre heures après, on constata qu’ilétait paralysé de toute une moitié du corps. La prédictiond’Antoine ne s’était réalisée qu’à demi.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer