L’enfant mystérieux

Chapitre 9Les frères Pape.

 

Il y a une quinzaine d’années, on voyaitencore, accrochée au versant septentrional de l’Argentenay, unepetite maison d’une vingtaine de pieds carrés, construite en piècesrondes superposées, et dont le toit, fait de planches brutes, étaittraversé par un vieux tuyau, servant de cheminée.

On avait dû, pour placer cette masurerustique, creuser la côte en équerre à peu près vers son milieu,car, à droite et à gauche de cet emplacement artificiel, les plansde terre enchevêtrés de racines s’élevaient presqu’à pic. En face,une petite plate-forme, d’une dizaine de pieds sur à peu prèsvingt-cinq et formée par les débris de l’excavation, servait deterrasse. Puis, à droite de cette terrasse, commençait un sentierde pied qui, serpentant à travers les arbres, communiquait avec lagrève. Enfin, sur la gauche, un autre sentier obliquait vers lesommet de la côte et conduisait aux maisons espacées le long duchemin royal.

Cette étrange habitation se trouvaitentièrement cachée et ensevelie sous le feuillage environnant.Seul, un maigre filet de fumée, émergeant du rideau vert jetépartout sur le flanc de la côte, décelait ou plutôt faisaitsoupçonner sa présence.

En 1857, cette maison était habitée par deuxvieux garçons, l’un âgé de trente-huit ans, l’autre de quarante. Onles appelait les frères Pape, par abréviation du motPapelin, qui était leur nom.

Les Pape vivaient là depuis une vingtained’années. Cette portion de la côte, où ils avaient trouvé moyend’installer la maisonnette que nous venons de décrire, puis uneétroite lisière de grève, en face, voilà tout ce qu’il restait d’unhéritage fort embrouillé qui leur était échu à la mort de leursparents.

Les frères Pape faisaient un peu detout : chasse, pêche, commerce de poisson, colportage,navigation, et autre chose encore. Leur réputation n’était pasmauvaise, bien que la sauvagerie naturelle de leur caractère et legenre de vie à part qu’ils menaient les rendissent le sujet de biendes conversations à voix basse, quand les autres cancans de villagene donnaient pas suffisamment.

Ils passaient pour pauvres aux yeux de lamajorité ; mais certaines gens, se prétendant mieux informées,ou simplement par esprit de contradiction, avaient des hochementsde tête et des sourires discrets qui témoignaient hautement de leurincrédulité à cet égard. Hochements et sourires pouvaient se rendrepar : « Hum ! hum ! les Pape gagnent del’argent ; on ne leur en voit jamais : donc ils lecachent ! donc ils ont un magot ! »

Les incrédules avaient raison.

Les frères Pape possédaient un joli magot enbel argent sonnant et trébuchant, soigneusement mis à l’abri desregards curieux dans la cave de leur masure. On accédait à cettecachette par une toute petite trappe pratiquée sous le lit de Jean,l’aîné des deux vieux garçons, et qui ne pouvait livrer passagequ’au seul bras. Et encore, le bras une fois introduit, il ne fautpas croire qu’il n’y avait qu’à ouvrir la main pour s’emparer dutrésor… Oh ! que non. Pas si bêtes, les Pape !…

Les difficultés, au contraire, ne faisaientalors que commencer… Un voleur qui, par impossible, eût réussi àdécouvrir cette trappe adroitement dissimulée, aurait en vainexploré le sol dans toute l’étendue de la circonférence décrite parson bras engagé jusqu’à l’épaule… Il n’aurait rencontré partout quele sol nu et durci.

C’est que les pape, en hommes soupçonneux etprudents, avaient établi sous le plancher un système de trous et decordes fort ingénieux.

À quatre pieds environ de la trappe, unepetite tranchée oblique descendait vers un puits profond situé à unmètre et demi plus loin dans la direction du nord ; puis uneautre tranchée remontait jusqu’au niveau du sol du côté opposé, demanière à former, avec la première, une sorte de canal courbe ayantà son centre le puits, qui servait de cachette.

Mais comment diable faisaient les Pape pourarriver jusqu’à leur trésor ?

Ah ! dame ! C’est là qu’était lamalice !

Disons d’abord que le magot des deux frères –en argent monnayé exclusivement – était contenu dans un fort sac decuir, fermé au cadenas comme les malles royales. Ce sac avait àchacun de ses angles supérieurs un anneau où était attaché unesolide cordelette.

Cela faisait, par conséquent, deux cordelettespour retirer le sac des profondeurs du puits.

L’une était engagée dans la tranchéeaboutissant à quelque distance de la trappe et s’attachait à uncrampon de fer planté dans une solive, juste au niveau du plancher.On ne pouvait donc atteindre l’extrémité de cette corde qu’ens’engageant tout à fait le bras dans la petite trappe et en suivantla surface inférieure du plancher au lieu de chercher sur lesol.

Première garantie contre les voleurs.

L’autre corde suivait la seconde tranchée etpassait dans un trou percé sous le lit du plus jeune des Pape,adossé, celui-là, à la façade de la maison, vers son anglenord-est. Un gros nœud retenait cette corde dans l’orifice évidéedu trou.

Tel était le mécanisme.

Mais, pour le mettre en opération,c’est-à-dire pour retirer le magot ou le replacer, on comprendqu’il fallait que les deux cordes fonctionnassent à la fois. Jeanintroduisait son bras dans la trappe, et saisissait sa corde dubout des doigts ; Baptiste empoignait son nœud, et alors tousdeux tiraient lentement. Ces forces contraires avaient pourrésultante, cela se conçoit, l’émergement du sac au-dessus dupuits, où il demeurait suspendu.

Ce premier temps de l’opération terminé,Baptiste laissait filer doucement sa corde, pendant que Jean tiraità lui.

Le sac arrivait sous la trappe… mais, tropvolumineux pour cette étroite ouverture, on le vidait ou leremplissait à la main, après en avoir ouvert le cadenas au moyend’une des clés que Jean et Baptiste portaient toujours sur eux.

Cette étroite ouverture et ce gros sacconstituaient une seconde précaution contre les voleurs.

Quant au système des deux cordes, requérant laprésence des deux propriétaires pour atteindre le magot, c’étaitlà, il faut l’avouer, une invention fort ingénieuse, mais qui netémoignait certes pas de la confiance absolue qu’avaient l’un pourl’autre les frères Pape. Mais, enfin, on n’est pas parfait.

Dans tous les cas, et quoiqu’il en fût, cesystème, dans son ensemble, permettait à nos avares de vaquer àleurs occupations multiples sans trop redouter les voleurs, ni mêmel’incendie, car le feu ne manquerait pas, le cas échéant, de brûlerles cordes, – ce qui amènerait la chute du sac au fond du puits, oùil y avait de l’eau en abondance.

Donc, de ce côté-là encore, parfaitesécurité.

Tout était prévu, tout était coordonné, defaçon à ne point laisser la moindre prise aux éventualités duhasard.

Les Pape auraient revendu des points àHarpagon, de sordide mémoire.

Dans l’après-midi du 20 août – jour où PierreBouet fut frappé d’apoplexie – deux personnes causaient avecanimation dans une salle basse de la maison des Pape.

C’était précisément la salle où se trouvaientles deux lits, l’un au nord, l’autre au sud. Elle était séparéed’une première chambre à l’ouest, servant d’entrée, et où setrouvait entassé le matériel de pêche des propriétaires :filets, nattes, claies d’osier, harts, perches, ainsi que quelquesoutils de charpentier et diverses pièces de bois, travaillées ounon.

L’un des interlocuteurs mentionnés plus haut –grand gaillard efflanqué, aux cheveux noirs comme le jais et à lapeau parcheminée – était Jean Pape.

L’autre, Antoine Bouet, notre vieilleconnaissance.

On sait qu’Antoine avait des amis àl’Argentenay, patrie de sa digne femme, la tendre Eulalie. Mais ilétait tellement notoire, à Saint-François, qu’il ne frayait pasavec les Pape, qu’on eût été diantrement surpris de le voir chezeux, sur le pied de l’intimité la plus parfaite.

C’était encore là une des faces cachées de lavie du beau parleur.

Au moment où nous tendons l’oreille, Jean Papeavait la parole.

– C’est comme je te le dis, mon garçon.

Il appelait tout le monde mon garçonou ma fille, suivant le sexe. (Était-ce à cause de saqualité de célibataire endurci ?)

– Impossible, mon cher, répondait Antoine,avec un geste énergique de dénégation.

– Impossible, si tu veux, mais réel,réaffirmait Jean, qui était têtu.

– Il faudrait l’avoir vue de tes yeux.

– Je ne l’ai pas vue, mais c’est tout comme.Rappelle-toi que la nuit du feu, nous avons fouillé les débris,sans avoir pu seulement retrouver un gigot de la vieille.

– La belle affaire ! ricana le beauparleur : elle avait fondu jusqu’à la dernière pièce de savilaine charpente. Jean hocha la tête avec incrédulité.

– Un corps humain ne s’anéantit pas comme çaen quelques minutes, dit-il. Et tu sais, je suppose, que la cahutea brûlé en un rien de temps ?

– Je l’ai entendu dire. J’étais déjà loin, nevoulant pas manquer mon alibi.

– J’en suis sûr, moi, car je suisarrivé un des premiers.

– C’est-à-dire le premier.

– Non pas. Quelqu’un m’avait devancé, qui setrouvait sur les lieux au moment même où les flammes commençaient àfaire éclater les vitres.

– Tu deviens fou !… Je quittais à peinela masure… J’aurais donc été vu !

– C’est bien possible.

– Satané chien ! comme tu discela !

– Hé ! ce qui est fait est fait… Il vautmieux supposer les choses au pire.

– Enfin, qui t’aurait précédé là, puisque tune guettais que le moment ?

– Un homme qui ne te veut pas de bien.

– Cet homme ?

– Ambroise Campagna.

– Ambroise Campagna !

– Lui-même, mon garçon.

– Tu l’as vu de tes yeux ?

– Pas tout à fait ; mais, en arrivant surla butte à Morency, tout près de la masure en flammes, jedistinguai confusément plusieurs ombres qui se retiraientprécipitamment vers le bois.

– Et tu ne m’en as rien dit ?

– La chose ne m’a pas frappé sur le coup… Cen’est que plus tard… Et puis, je voulais m’assurer, prendre desinformations, sans que ça parût…

– Et tu as réussi ?

– À peu près. J’avais cru reconnaître JohnnyFiset, à sa façon de marcher les pieds en dehors : je lui aitiré tout doucement les vers du nez, en buvant un coup.

– Ah ! ah ! Et qu’as-tuappris ?

– Oh ! peu de chose commecertitude ; mais assez cependant pour que je te répète :Antoine, prends garde : la vieille a disparu, la Démone n’apas brûlé dans sa maison.

Le beau parleur était tout pâle… Son regardméchant se chargeait de fauves lueurs. Après une minute de silence,il dit d’une voix farouche :

– Alors, elle a été enlevée ?

– Ça ne fait pas l’ombre d’un doute.

– Mais pourquoi ?… Que faire d’unemorte ?

– Qui t’assure qu’elle était bienmorte ?

Antoine eut un éclat de rire fiévreux, etlevant la tête pour regarder son interlocuteur bien enface :

– Décidément, Jean Pape, dit-il, tu as trop buaujourd’hui ; tu bats la campagne.

– Décidément, Antoine Bouet, répondit l’autresur le même ton, tu finiras par danser au bout d’une corde, avec tafoi en ton étoile.

Le beau parleur fit une assez laide grimace, àcette métaphore de son ami.

– Mais, enfin, reprit-il en se levant toutdroit et en faisant un geste significatif, puisque je l’aiétranglée, jusqu’à ce qu’elle ne fît plus le moindre mouvement, etque, non content de cela, je l’ai enfermée dans sa cahute enflammes !

– Les vieilles de cette espèce ont la viedure, et les flammes sont capricieuses, répliqua froidement JeanPape.

Antoine haussa les épaules avec colère et fitquelques tours dans la pièce. Puis, s’arrêtant de nouveau devantl’aîné des Pape :

– Ainsi, tu serais porté à croire, nonseulement que la Démone a été sauvée des flammes, mais encorequ’elle est vivante.

– Oui.

– Et qu’on veut s’en faire une arme contreceux qui ont participé à l’enlèvement de cette fille de l’enfer, àqui le diable torde le cou.

– Parfaitement.

– Et l’imprudent qui est venu ainsi fourrerson nez dans nos affaires serait…

– Ambroise Campagna.

– Je m’en doutais. Oh ! ce Campagna, jelui garde un chien de ma chienne !

– Nous nous occuperons de lui quandson tour sera venu. Pour le moment, ne songeons qu’à parer le coupqu’il nous a porté.

– Tu as raison. Ce qu’il importe, avant tout,c’est de savoir où il a caché cette sorcière de malheur, morte ouvivante.

– Je crois que nous n’aurons pas besoin dechercher longtemps : la vieille doit être chez lui, gardée àvue dans son grenier.

– Qui te fait croire ?…

– J’ai vu de la lumière aux lucarnes, pendantla nuit, – et cela chaque fois que le hasard m’a fait passer parlà. Antoine se frappa le front de sa main ouverte.

– Satané corbillard ! grosse bête que jesuis ! Moi aussi, je l’ai vue souvent, cette lumière inusitée,et je n’ai pas su deviner qu’il y avait là quelque chosed’étrange…

– Tiens ! tiens ! ricana Jean Pape,est-ce que, par hasard, tu trouverais maintenant que je n’ai pastrop bu, que je ne bats point la campagne et que je gagne bien lepeu d’argent que tu me donnes, hein ?

Antoine ne répondit pas d’abord. Il arpentafiévreusement la pièce, paraissant en proie à une sourde colère,mêlée de terreur. À la fin, il vint de nouveau se camper devant soncomplice :

– Écoute, Jean Pape, dit-il : nous sommesrendus trop loin pour reculer…

– Hem ! toussa le vieux garçon, laissantvenir, suivant son habitude. Antoine continua :

– Il nous faut cette femme !

– Hem ! hem ! toussa de nouveau JeanPape.

– Il faut qu’elle disparaisse et, cettefois-ci, pour tout de bon !

– Un meurtre ! dit Jean Pape, avec untranquille sourire.

– Un meurtre, soit, répondit l’autrefroidement.

– C’est grave !

– Je ne dis pas le contraire.

– Et ça coûte cher !

– On paiera.

– Comptant ?

– La moitié avant, la moitié après.

– Tu es donc en fonds ?

– Un peu. Tu dois bien t’en douter…

– Ah ! oui : l’affaire de lagoélette !

– Chut !

– Sois tranquille… Nous sommes bien seuls…C’est égal, tu es un chançard, et j’aurais dû flairer celle-là. EtJean Pape poussa un soupir de regret.

Antoine changea vite la nature de ses pensées,en demandant :

– Ça te va-t-il ?

– L’affaire de la Démone ?

– La belle question !

– Cela dépend du prix.

– Dix piastres !

Jean Pape se mit à siffloter, ne daignant pasmême répondre.

– Vingt piastres !

Le sifflement redoubla.

– Trente !

– Non, articula sèchement Jean Pape.

– Ah ça ! mais deviens-tu fou !s’écria Antoine… Trente piastres, c’est un beau denier !

– Ma tête et celle de mon frère valent plus,je pense.

– Il n’y a pas de risques à courir.

– Vas-y toi-même, en ce cas.

– Moi, non : on se défierait.

– Alors, laisse-la vivre, et buvons à sasanté… Je paye la traite pour la circonstance.

Et Jean Pape, ouvrant un grand coffre, en tiraune bouteille de whisky, qu’il déposa sur la table et qu’il flanquade deux tasses de fer-blanc.

– Sers-toi, dit-il à Antoine. Celui-ci,quoique de mauvaise humeur, ne se fit pas prier et avala d’untrait.

Jean Pape se versa une bonne rasade et,élevant sa tasse à la hauteur de sa bouche, il dit d’un tongoguenard :

– À la santé de cette pauvre vieilleDémone ! Que le diable lui accorde encore de longs jours, pourvoir mourir sur la paille ce mesquin d’Antoine Bouet !

Et il but lentement, avec volupté.

– Satané feu d’enfer ! cinquantepiastres ! hurla le beau parleur, bondissant sur sespieds.

– C’est mieux, mais pas assez… Marche !marche, mon garçon ! dit tranquillement Jean Pape, en bourrantsa pipe.

Antoine fit un effort sur lui-même… Il avaitune folle envie de sauter à la gorge de son complice.

– Écoute, Jean, reprit-il, et soisraisonnable… Je t’offre soixante piastres, dont trente comptant etles trente autres quand je verrai la Démone ici, morte ouvivante.

L’aîné des Pape regarda bien en face le beauparleur et lui dit résolument :

– À ton tour, écoute, Antoine Bouet… Quand onest, comme toi, un vil assassin et qu’on n’a pas le cœur de fairesa besogne soi-même, on ne doit pas chicaner sur le prix dusang…

– Jean Pape !

– Oh ! ne roule pas des yeuxfuribonds : c’est inutile avec moi. On ne m’effraie pas, tu lesais. Je te répète donc que, si tu tiens à ce que la Démone soitarrachée des mains d’Ambroise Campagna, ton mortel ennemi, etqu’elle soit mise dans l’impossibilité de révéler tout ce qu’ellesait sur ton compte – et elle en sait long – il faut te résigner àte fendre d’une forte somme.

– Combien veux-tu donc, sangsue ?

– Je veux deux cents piastres, pas un sou demoins.

Antoine fit un violent soubresaut.

– Jamais ! hurla-t-il, jamais je nepaierai aussi cher une vieille carcasse aux trois-quarts morte, sielle ne l’est pas tout à fait !

– C’est bien, dit froidement Jean Pape. LaDémone vivra ; la Démone parlera ; tu seras perdu commeun chien, et ta filleule mangera l’héritage de ton frère, sansjeter même une aumône à tes enfants !… Et ce sera bien fait,car tu n’es qu’un faiseur d’embarras, incapable de résolutionsénergiques. Voilà mon dernier mot.

Antoine était effrayant à voir. Une pâleurlivide blanchissait ses tempes osseuses. Des gouttelettes de sueurfroide perlaient à la racine de ses cheveux. Il était manifestequ’un violent combat se livrait entre son avarice et sa colère.

La colère l’emporta. Sans dire un mot, mais enproie intérieurement à une froide rage, il tira sa bourse et lavida sur la table. Il y avait des pièces d’or et de la monnaied’argent, qui se mirent aussitôt à étinceler aux rayons du soleilcouchant. Jean Pape, l’œil rivé sur cet amas lumineux, ne respiraitplus… Quant à Antoine, calme dans sa fureur, il prit les pièces uneà une et les déposa devant son complice, en les comptantsoigneusement. Mais ce qu’il y eut de singulier dans cetteopération, c’est qu’il l’assaisonna des plus sanglantes invectivesà l’adresse de Jean Pape, sans pour cela élever la voix le moins dumonde, exactement comme s’il eût récité une leçon.

Reproduisons.

– Cinq, dix, quinze, vingt… Tu sais, JeanPape, que tu es une affreuse canaille, un voleur, unmeurtrier !… Vingt-cinq, trente, trente-cinq… Un ignoblebandit, un sale hypocrite, un scélérat qui a mérité dix fois lapotence !… Quarante, cinquante, soixante… Tu n’as ni cœur, nihonneur, ni religion, ni sentiment, ni rien !… Soixante-cinq,soixante-quinze, quatre-vingt… Tu boirais le sang de ton père, situ en avais un ; tu égorgerais ta mère, si un monstre commetoi était né d’une femme ; pour un peu d’or, enfin, tu temutilerais toi-même, membre par membre, lambeau par lambeau !…Quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-dix… Et, avec tout ça, vil animal,tu es plus bête que cinq cents mille oies !…Quatre-vingt-quinze, cent !

Voilà ton compte, Jean Pape ! Celui-ci –qui n’avait pas sourcillé le moins du monde – allongea aussitôt lamain pour s’emparer des pièces étalées devant lui ; maisAntoine lui tapa énergiquement sur les doigts.

– Minute ! fit-il… Tu es bien pressé deme dépouiller ! Faisons nos conditions.

– Elles sont toutes faites : centpiastres de suite et cent piastres quand la vieille aura rendu sescomptes.

– Fort bien. Mais je veux deux choses…

– Parle.

– D’abord, que l’affaire se fasse sans retard,cette nuit même…

– Hem ! Au fait, pourquoi pas ?

– Puis, qu’avant d’expédier la Démone, vousl’ameniez ici et la cachiez jusqu’à ce que je sois venu la voir.J’ai à lui parler.

– C’est facile : nous la logerons augrenier.

– Bien. Tu mets ton frère dans la confidence,je suppose ?

– Sans doute. À moi seul, je n’arriveraispas.

– Arrangez-vous à votre guise et réussissez,car autrement il vaudrait mieux ne pas éveiller l’attention de nosadversaires.

– Nous réussirons, j’en suis sûr.

– À demain, donc ! je viendrai denuit.

– À demain, mon garçon ! La vieille seraici pour te recevoir.

Antoine allait s’éloigner, quand un sifflementprolongé se fit entendre, paraissant descendre des hauteurs quidominaient la maison.

Jean Pape mit sa main sur l’épauled’Antoine.

– Un moment, dit-il. Voici Baptiste : ila peut-être du nouveau. Une minute s’écoula, puis la porte s’ouvritet Baptiste Pape entra. C’était un petit homme trapu, à laphysionomie joyeuse et rusée, aux allures vives, à la parole facileet narquoise.

Il pénétra dans la salle en battant unesuccession d’entrechats. Apercevant Antoine, il s’écria :

– Victoire ! victoire ! grandenouvelle, vénérable huissier et non moins vénérablefrère !

– Qu’y a-t-il ? demanda le beauparleur.

– Il y a que Baptiste Papelin aliasPape n’est pas un imbécile…

– C’est en effet une nouvelle surprenante,grommela Jean.

– Au fait, au fait, interrompit Antoine, et endeux mots, bavard !

– Eh bien ! ton frère est mort.

– Mort ! fit Antoine, en bondissant surses pieds.

– Oui, mort, ou peu s’en faut.

– Quand cela ? comment ?… Mais parledonc !

– Quand ?… Il y a quelques heures àpeine. Comment ?… Voici la chose. Suivant tes instructions,maître Antoine, je suis allé cette après-midi chez Pierre Bouet,pendant sa digestion, et je l’ai mis adroitement sur la piste deson histoire de sauvages… Une fois que l’eau fut sur le moulin,fallait voir comme ça marchait !… Le bonhomme en avaitpar-dessus la tête, et, moi, je poussais tranquillement à la rouepar mes gestes et mes exclamations… Ah ! que c’était doncdrôle !

– Finiras-tu ? gronda Antoine, presquemenaçant.

– Ça y est ! – Tu as donc bien hâted’hériter ! – Je voyais bien que le vieux avait la figuretoute rouge, mais je ne croyais pas que les choses marcheraient sivite, – lorsque, crac ! boum ! le voilà tout de son longsur le plancher, comme un bœuf assommé.

– L’apoplexie ! murmura Antoine.

– Oui, l’apoplexie : le Dr Demers l’a dittout à l’heure.

– Le médecin pense-t-il qu’il enreviendra ?

– Il n’en sait encore rien. Une bonne saignéea été pratiquée, et l’on s’attendait à du mieux quand je suisparti. Antoine s’élança au dehors, criant à ses amis :

– À demain !… N’oubliez pas !… Nosaffaires prennent bonne tournure ! Et il disparut dans lesentier qui conduisait à la grève.

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