L’enfant mystérieux

Chapitre 4Où la Démone revient d’une excursion aux portes de l’enfer.

 

On se rappelle le cri de désespoir échappé àAmbroise Campagna, lorsqu’il vit la masure de la mère Démoneflambant comme une botte de paille.

– On nous a devancés, avait-il dit…Cette fois, la petite Anna est bien décidément perdue !

Ces deux phrases indiquent suffisamment que lebrave jeune homme voyait là s’évanouir sa dernière espérance deretrouver la fille de son ami Bouet ; elles ne laissent pas dedoute sur la conviction enracinée chez lui que les auteurs du raptn’étaient autres que la vieille sorcière et maître Antoine.

Or, le beau parleur, ayant eu vent, selontoute probabilité, de ce qui se tramait contre lui, venait de fairedisparaître sa complice, en mettant le feu à l’officine où elletripotait ses maléfices.

Pendant quelques secondes, Ambroise demeuraimmobile, se rongeant les poings de colère. Puis une voixdemanda :

– Qui peut nous avoir devancés ?

– Suffit ! je m’entends… réponditCampagna.

– Qui sait si la vieille n’est pas là-dedans,qui brûle comme une sorcière qu’elle est ? observa une autrepersonne.

– Bien sûr qu’elle y est ! grommelaAmbroise : c’est même ça qui me chiffonne.

– Peut-être serait-il encore temps de lasauver ! hasarda un troisième.

– Es-tu fou, Cyprien ? fit-on…Holà !… Aïe !… que fais-tu Ambroise ?… Ausecours !… Il est perdu !

Ces exclamations avaient, certes, leur raisond’être. En effet, à la supposition qu’il serait peut-être temps desauver la Démone, Campagna n’avait fait « ni un nideux »… Il s’était élancé dans la maison, enfonçant la ported’un coup de pied, et avait disparu au milieu des nuages defumée.

Dix secondes, dix siècles, s’écoulèrent ;puis on vit surgir Campagna par la porte opposée, tenant dans sesbras un informe paquet, qui n’était rien moins que le corps de lasorcière.

Toute cette scène – l’arrivée sur les lieux,les phrases échangées et le sauvetage – s’était accomplie en moinsde deux minutes ; et pourtant le vieux toit de pieuxentrelacés de chaume s’effondra aussitôt qu’Ambroise fut sorti.

Il était grand temps… Mais à quoi bon ce coupde bravoure ? La Démone était morte, sans aucun doute, à moinsque les sorcières ne soient à l’épreuve du feu.

Voilà ce que disaient les compagnonsd’Ambroise, tout en lui reprochant amicalement sa folletémérité.

Sans s’occuper de leurs observations, Ambroisedéposa sur le gazon le corps de la vieille, acheva d’éteindre lefeu qui avait pris à ses jupes et en dégrafa le corsage, de manièreà laisser pénétrer librement l’air dans la poitrine. Cela fait, ilpratiqua, pendant cinq bonnes minutes, la respiration artificielle– opération qu’il avait vu tenter avec succès sur un noyé, par lemédecin de l’Île.

Cette opération, très simple, du reste,consiste à rapprocher les coudes en avant de la poitrine, puis àles projeter en arrière, de façon à simuler aussi exactement quepossible le jeu naturel des poumons.

De temps à autre, Campagna penchait sonoreille sur le cœur de la vieille, cherchant à surprendre lemoindre battement, le plus faible indice de vie. Puis il reprenaitson mouvement de va-et-vient avec les coudes. Les autresfrictionnaient, frictionnaient, avec la plus louable émulation.

Un docteur en médecine n’eût pas mieuxfait.

Mais, hélas ! la tireuse de cartes avait,sans doute, rendu son dernier horoscope, car, malgré ces soinsintelligents, aucun tressaillement n’agita ses vieux membres, aucunsouffle ne vint à ses lèvres.

L’arrivée de voisins et voisines sur le lieude l’incendie – arrivée qui s’annonça par les exclamations les plusvariées – obligea Ambroise à suspendre la médication.

Il enleva le corps dans ses bras et dit à sescompagnons :

– Sauvons-nous… Je ne veux pas qu’on nous voitici.

– Mais… fit observer Cyprien Langlois, tu n’espas, je suppose, pour emporter ce cadavre ?

– Je ne l’abandonnerais pas pour cent louis,au contraire.

– Tu es drôle… Qu’en veux-tu faire ?

– Ce que j’en veux faire ?… L’instrumentde la justice divine.

– Comprends pas.

– Je n’ai pas le temps de t’expliquer… Plustard… Mais fuyons vite, sans être vus.

Et Campagna, pressant dans ses grands bras lecorps inanimé de la Démone, comme si c’eût été un trésor, prit sacourse dans la direction de la forêt.

Cyprien l’entendit murmurer :

– On ne sait pas… J’ai vu des noyés revenir àla vie, après deux heures de mort apparente. Langlois répondit,tout en emboîtant le pas :

– Oh ! pour ça, mon garçon, elle est bienmorte, j’en réponds. On arriva sans encombre à la lisière du bois.Ambroise commanda une nouvelle halte. Il déposa son sujetprès d’un arbre et recommença, sur nouveaux frais, l’opération detout à l’heure. Les autres crurent, cette fois, qu’il avait un« coup de marteau » et le laissèrent faire, sans luiaider.

Le fait est que maître Campagna y mettait del’acharnement et que, par cette nuit noire, il avait pas mal lesallures d’un vampire.

On le laissa donc opérer seul, nontoutefois sans se tenir à une distance respectable et sans jeterdes regards furtifs sur le bois sombre, où, la nuit, errent lesloups-garous et les esprits follets.

– Nous aurions fait mieux de rester chez nous,murmura Cyprien Langlois à l’oreille de Johnny Fiset. Ambroise faitdes choses !…

– Crédienne ! à qui le dis-tu ! Jedonnerais bien de quoi pour me voir dans mon lit.

– Sauvons-nous.

– Non pas. J’ai peur, mais je reste. Je n’aipas envie de mettre tous les loups-garous à mes trousses.

– Au fait… soupira Langlois, ils n’ymanqueraient pas, par une nuit comme celle-ci. Les deux amisrestèrent donc, mais ils n’étaient pas gros, satanécorbillard ! Cependant, Ambroise Campagna, quiopérait en toute conscience depuis un temps assez long,s’arrêta tout à coup. Quelque chose comme un tressaillement avaittraversé le corps de la Démone. Il alluma vivement une allumette etl’approcha des lèvres de la… morte. Les lèvres s’agitaientimperceptiblement ! Il colla son oreille sur le cœur…

Le cœur paraissait être le siège d’une sorted’ébranlement ; il semblait travailler sourdement à sa proprerésurrection !

Ambroise joignit les mains ets’écria :

– Elle vit !… Merci, mon Dieu ! Unedemi-heure plus tard, la Démone reposait dans un bon lit, chezAmbroise Campagna. Ce lit avait été installé dans l’endroit lemoins visible de la maison, au fin fond du grenier, car il entraitdans les plans du sauveur de la sorcière que tout le monde crût àsa mort.

Au moment de se séparer de ses compagnons,Ambroise leur dit :

– Mes amis, je vous demande le secret le plusabsolu sur les événements de cette nuit… Il s’agit de choses plusimportantes que vous ne le pensez… Jurez-moi de ne pas souffler motde ceci à personne… à personne au monde, vous entendez ?

– Nous le jurons ! firent lesinsulaires.

– Bien. Maintenant, séparez-vous et inventezune histoire quelconque pour expliquer votre absence.

– Sois tranquille : on se tirerad’affaire sans bavarder.

– Merci. Au revoir.

– Bonne nuit. Ambroise ferma sa porte auloquet et remonta vite auprès de la moribonde, où se trouvait déjàsa vieille mère, l’unique habitante de la maison, à part lui, entemps ordinaire. Ambroise était garçon, vieux garçon même, car ilallait avoir quarante ans. Le teint blanc, quoique un peu bronzé,les cheveux blonds, les traits accentués, mais corrects et dejoviale expression, il aurait pu, sans doute, trouver femme plutôtdix fois qu’une, s’il avait voulu, parmi les filles à marier deSaint-François ; mais il avait préféré vivre seul avec samère, veuve depuis douze ans, et garder sa chère liberté. Car ilétait d’humeur un peu vagabonde, ce grand garçon. Cultivateur,pêcheur, marin, il faisait un peu de tout, ne s’arrêtant à la mêmebesogne que juste le temps indispensable pour ne pas la finir toutà fait. Aussi ne se faisait-il pas de rentes, oh ! non !…Mais, enfin, il vivait bien, tout de même, d’autant plus que samère et lui n’étaient pas exigeants. Tel était Ambroise Campagna,le deuxième voisin à main droite, en regardant le fleuve, de notrevieille connaissance Pierre Bouet.

Le premier voisin n’était autre que la mère ducapitaine Hamelin, encore une veuve, encore une femme qui avait àpleurer la perte d’un époux, dans une de ces noyadesmalheureusement trop fréquentes à l’île d’Orléans.

Ambroise se rendit donc auprès de la moribondequ’il venait d’arracher aux flammes.

Si elle n’était pas morte, elle n’en valaitguère mieux. Froide, exsangue, raidie sur sa couche, elle respiraitpéniblement. Des soubresauts agitaient son maigre corps et, detemps à autre, ses yeux s’ouvraient démesurément, puis serefermaient soudain, comme pour fuir quelque vision terrible.

Vers l’aube, elle parut s’assoupir ; maisson sommeil ne dura guère plus d’une demi-heure. L’agitation lareprit avec un redoublement d’intensité… Ses mains, sans cesse enmouvement, ne faisaient que tirer les couvertures, comme pour lesramener sur sa tête… Puis les pieds se mirent de la partie, setrémoussant alternativement, pendant que la poitrine était soulevéepar une respiration courte et comateuse.

Le cerveau s’engageait…

C’était la crise, la lutte suprême entre lavie et la mort !

Cela dura près de quinze jours, avec desalternatives de mieux et de pire, qu’Ambroise suivait avec uneétrange anxiété. Il semblait que ce grand garçon, transformé engarde-malade, eût identifié sa vie avec la vie de la Démone, tantil mettait d’âpreté à combattre la maladie de sapatiente.

Quand les choses avaient l’air de prendrebonne allure, le digne homme devenait tout épanoui et murmurait, sefrottant les mains.

– Allons ! encore un peu de temps, et jesaurai tout… Elle parlera… Pourvu qu’il ne soit pas troptard !

Mais, dans les phases critiques que duttraverser la malade, il en était tout autrement, et Campagna juraitcomme un troupier.

– Cré nom ! grommelait-il, le diable s’enmêle, c’est sûr… Il attend sa proie et s’impatiente… Cette vieillepaïenne est capable de crever sans ouvrir la bouche.

Et le pauvre garçon se décourageait,s’arrachant les cheveux et maudissant le sort, qui tenait muette laseule langue de femme qu’il eût voulu voir déliée.

Une nuit, cependant, Ambroise éprouva uneviolente émotion et eut une lueur d’espoir.

Il était une heure du matin. Campagna, quiavait provisoirement transporté son lit auprès de la malade, afinde recueillir ses premières paroles, Campagna, disons-nous, seroulait dans ses draps, ne pouvant dormir. Soit qu’il fît tropchaud, soit que le flot de ses pensées le tînt éveillé, il avaitles yeux grands ouverts, il jonglait…

Tout à coup, la vieille s’agita sur sa coucheet se prit à marmotter des mots sans suite et mal articulés :« La mort… l’enfer… pénitence… Antoine… Oh ! »

Ses mains s’agitèrent, comme pour chasser uneapparition ; elle se tordit sur son lit ; une sueurabondante mouilla ses cheveux blancs… Puis elle parut se calmer ettomba bientôt dans un sommeil de plomb.

Le lendemain, quand Ambroise voulutl’interroger, elle ne put lui répondre, mais son regard avait moinsd’égarement, et il y avait une lueur de raison dans sa fixité.

Le jeune homme se reprit à espérer…

Le mieux se déclarait, et la centenaire allaitvivre.

Depuis lors, il ne la perdit pas de vue uneseule heure et ne cessa de la questionner sur la fille adoptive dePierre Bouet.

La vieille s’habituait à ce nom d’Anna, quisemblait arriver jusqu’à son intelligence et y faire naître untravail remémoratif.

Enfin, une nuit – celle du 21 au 22 juillet –vers deux heures du matin, la Démone se redressa dans son lit, semit sur son séant et, portant les deux mains à son front, s’écriad’une voix terrifiée :

– Vite !… Le voilà !… Ilvient ! il vient !… Le Sauvage !… L’île àDeux-Têtes !… Pauvre Anna ! Puis elle retomba sur sacouche, en proie à une crise effrayante. Ambroise Campagna sauta àbas de son lit, s’habilla à la hâte, prit son fusil et s’élançavers la grève. Un quart d’heure plus tard, sa chaloupe, toutesvoiles hautes, filait vers l’île à Deux-Têtes. La Démone avaitparlé !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer