L’enfant mystérieux

Chapitre 7Mari et femme.

 

La Gaffe, avec force excuses, pénétra lepremier dans la maison, suivi de près par Richard et soncompagnon.

– Madame, dit-il à très haute voix, je vousamène deux lurons qui viennent de l’échapper belle. Puiss’apercevant de l’absence de la maîtresse du logis :

– Ah ça ! fit-il… mais qu’est doncdevenue la patronne ?

– Elle prépare la chambre de ces messieurs,répondit timidement Anna.

En entendant cette voix, partie de la pénombreoù se trouvait le canapé, Richard se retourna comme s’il eût reçula décharge d’une pile électrique.

– Mademoiselle… balbutia-t-il, très pâle.

– Monsieur… articula la jeune fille, touterougissante, puis devenant à son tour aussi blanche que sesmanchettes.

– Nous sommes bien importuns, sans doute,mademoiselle… voulut reprendre l’Anglais, cherchant à raffermir savoix.

– Pas du tout, messieurs, répondit aveccordialité madame Hamelin, qui revenait de l’étage supérieur. Jesuis femme et mère de marins, et j’entends que les naufragés soientbien accueillis chez moi.

Le gentleman s’inclina et allait répondre àcette gracieuseté, lorsque le patron intervint sans plus defaçons.

– Madame, dit-il, monsieur est lord Walpole,un Anglais riche à millions… Quant à moi, je m’appelle André Pâquetet je suis le patron de la chaloupe qui vient d’éprouver del’avarie… mais ça ne tire pas à conséquence.

– Messieurs, vous êtes les bienvenus. Veuillezsuivre encore le guide qui a eu le bon esprit de vous amener ici…Il va vous montrer la chambre de mon fils, où vous pourrez changerde vêtements. C’est le plus pressé.

– Vous êtes mille fois trop bonne, madame,répliqua le lord en excellent français. Nous allons faire commevous le désirez.

Et il emboîta le pas derrière La Gaffe, tandisque le patron fermait la marche.

L’ex-matelot de L’Espérance conduisitles deux hommes à la chambre de son capitaine, où tout étaitdisposé pour qu’ils pussent refaire leur toilette, et il revintaussitôt se mettre aux ordres de madame Hamelin.

La table était déjà dressée et des viandesappétissantes – entre autres un rosbif saignant – n’attendaient quedes estomacs affamés pour les engloutir.

En l’absence de ses hôtes, madame Hamelins’entretenait avec Anna et Ambroise, tandis que la Dameblanche, subitement tranquillisée, avait le regard fixed’une personne préoccupée, ce regard intérieur, pour ainsidire, qui ne laisse rien pénétrer, dans la pupille, des objetsvisés.

On eût dit vraiment qu’elle réfléchissait,qu’elle analysait ses sensations, comme une personne qui comprendet qui raisonne.

Quelques gouttes de sueurs, perlant à laracine de ses cheveux blancs, ne laissaient aucun doute sur letravail considérable qui s’opérait dans ce pauvre cerveaudévoyé.

– Eh bien, patronne, voilà du nouveau,n’est-ce pas ? souffla La Gaffe à l’oreille de la veuve, dèsqu’il fut près d’elle.

– En effet, répondit celle-ci, nous n’avonspas l’habitude d’héberger des grands seigneurs anglais.

– C’est bien vrai, ce que vous dites là. Maisce n’est pas ça du tout que j’entends par du nouveau.

– Quoi donc, alors ?

– Il s’agit de mon capitaine…

– De Charles ?

– Et la veuve se trouva debout, en prononçantce nom chéri.

– Oui, madame.

– Qu’y a-t-il ?… Que sais-tu ?… Maisparle donc !

– Eh bien, patronne, il y a que le milordconnaît mon capitaine.

– Dis-tu vrai ?

– À preuve qu’il l’attend d’un moment àl’autre dans un beau yacht à vapeur, dont il est le commandant. EtLa Gaffe se redressa, comme si une partie de l’honneurrejaillissait sur lui.

La veuve, les mains jointes, leva les yeux auciel, comme en extase. Puis, retombant vite sur la terre :

– Tu radotes, mon pauvre ami… Comment cemonsieur anglais si riche aurait-il fait la connaissance deCharles, parti depuis deux ans pour les Indes et n’ayant jamaisdonné de ses nouvelles ?… Non, non, va, mon bon La Gaffe, unepareille joie ne m’est pas réservée… J’aurais eu des rêves, despressentiments… Mais rien ne m’a averti de l’approche de monfils : je n’y crois pas.

– Pourtant, madame, fit observer Anna, similord l’a dit à La Gaffe, il n’y a pas à douter.

– Si c’était vrai, mon Dieu, si c’étaitvrai ! murmura la veuve Hamelin, joignant les mains dans unespoir encore craintif.

– Il a l’air si bon, ce monsieur anglais, queje croirais tout ce qu’il dirait, moi… continua la jeune fille,d’une voix où il y avait une tendresse extraordinaire.

– Au surplus, reprit La Gaffe, la chose vaêtre vite débrouillée, car voilà ces messieurs qui reviennent.

Lord Walpole, revêtu d’un joli costume de drapgris appartenant au capitaine Hamelin, faisait effectivement sonentrée dans la salle, suivi de près par le patron renippé, luiaussi, de la tête aux pieds.

Il renouvela ses remerciements à la maîtressede la maison, ajoutant qu’il bénissait le hasard qui l’avaitconduit chez la mère du capitaine Hamelin, pour lequel il avait uneestime particulière.

La veuve se défendit contre cette gratitudequ’elle eût voulu avoir méritée. Puis – avec une délicatesse defemme bien élevée, retenant son impatiente curiosité – elle ditgaiement :

– À table, messieurs… Vous devez mourir defaim… Nous causerons après.

Les étrangers ne se firent pas prier, careffectivement ils avaient l’estomac dans le dos.

Le repas fut relativement silencieux, quoiqueégayé de temps à autre par quelque exclamation gourmande du patron,qui avait le ventre expansif.

Quand le couvert fut enlevé, la veuve n’y tintplus :

– Je vous prie de m’excuser, milord, dit-elle,mais j’ai une question à vous poser, une question qui me brûle leslèvres… L’Anglais s’inclina.

– Je suis à vos ordres, madame, dit-il.

– Le commandant de votre yacht s’appelle bienHamelin, n’est-ce pas ?

– Oui, madame.

– Charles, de son nom de baptême ?

– En effet, madame.

– Et vous l’attendez d’un jour àl’autre ?

– Certainement. Je suis même surpris de ne pasl’avoir croisé en route.

– Eh bien, milord, béni soit Dieu qui vous aguidé vers une pauvre mère bien affligée… Votre capitaine est monfils.

– Votre matelot me l’a dit, madame, et c’estbeaucoup à cause de cette circonstance heureuse que vous me voyezici.

– Mille grâces vous soient rendues, milord,pour cette bonne inspiration. Elle m’a donné la paix, l’espoir etle bonheur.

L’Anglais s’inclina de nouveau, avec cettegravité souriante qui ne l’abandonnait jamais. Puis on se leva detable.

Mais il arriva alors une étrange chose…

Comme lord Walpole allait passer devant lafolle, assise sur le canapé, celle-ci se dressa sur ses pieds et,mettant ses deux mains sur les épaules du noble étranger, ellel’arrêta net, plongeant son noir regard, à elle, dans ses yeuxbleus, à lui.

Puis elle poussa un cri aigu :Richard ! et s’affaissa comme une masse sur le parquet.

Lord Walpole se frappa le front, devint livideet se laissa tomber sur une chaise, en murmurant :Eugénie ! Ma femme ! !

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