L’enfant mystérieux

Chapitre 12Dans lequel Antoine, roulé et déçu, prend une terriblerésolution.

 

Dans la soirée qui suivit, Antoine fit sonapparition chez les Pape.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– L’affaire est dans le sac.

– Vous avez réussi ?

– À merveille.

– Personne ne vous a vus ?

– Pas un chat.

– Mes compliments… Où est-elle ?

– Au fond de l’eau.

– Comment, au fond de l’eau ?

– Eh oui ! mon cher, elle est en train deservir de pâture aux anguilles qui hantent la pêche de BarnabéSingelais.

– Ça ne les engraissera pas, lesanguilles ! observa sournoisement Baptiste.

– Elle n’est donc pas ici ?… Vous l’avezdonc noyée ?… s’écria le beau parleur.

– Tout doux, tout doux, mon garçon ! fitJean avec une horreur comique… elle s’est noyée toute seule, s’ilvous plaît.

– Dieu merci, appuya Baptiste d’une voixdolente, nous n’avons pas ce meurtre-là sur laconscience !

Antoine regarda les deux coquins avec unedéfiance mal dissimulée. Ils ne sourcillèrent pas. En prévision dece qui arrivait, ils s’étaient mutuellement fait la langue etavaient arrangé leur petite histoire.

– Ah ! ah ! dit Antoine après uncourt silence, voilà qui modifie singulièrement ma positionvis-à-vis de vous.

– Non pas, fit Jean.

– Si, si. Je vous ai donné cent piastres pourenlever la Démone et vous en ai promis cent autres pour l’amenerici, n’est-ce pas ?

– C’est vrai, mais il y a eu impossibilité…rétorqua Jean.

– Force majeure ! appuya Baptiste.

– Or, je ne sais même pas si vous avez gagnéla somme que je vous ai comptée de confiance… continua Antoine.Quelle preuve, autre que la présence de la vieille elle-même,pouvez-vous me donner ?

– En voici une ! répondit le plus jeunedes Pape, en présentant au beau parleur un petit objet dontcelui-ci s’empara pour l’examiner.

C’était une bague en étain, que Baptiste,toujours prévoyant, avait arrachée à la Démone avant de la livrerau Sauvage.

Antoine la tourna et retourna en tous sens etne put s’empêcher de déclarer :

– En effet, cette bague appartient à laDémone. Je la lui ai vue maintes fois. Mais comment as-tu pu t’enemparer ?

– C’est bien simple, expliqua Baptiste… Quandla bonne femme s’est tout à coup précipitée dans le fleuve, sanscrier gare, je l’ai un instant retenue par une main… Mais elle abrusquement retiré son bras, et le bijou m’est resté… Puis plusrien, bonsoir ! Elle n’a pas seulement reparu.

– Pas étonnant, fit observer Jean. La pauvrevieille n’avait plus que les os… et les os, ça cale.

Antoine hochait la tête… Il était à demiconvaincu. Pourtant il aurait bien voulu une preuve, une preuveindiscutable.

Jean Pape la lui promit.

– Tu doutes encore un peu, mon garçon ?dit-il…

– J’avoue que je préférerais…

– Écoute, Antoine… Pour te convaincre tout àfait, tu n’auras qu’à t’assurer par toi-même que la lumière adisparu du grenier où logeait la Démone…

– En effet, ce serait une présomption…

– Cette présomption se changera en certitudequand tu verras Ambroise t’accuser de lui avoir enlevé lavieille.

– Pour le coup, je ne douterais plus !s’écria le beau parleur.

– Ça ne tardera guère, conclut Jean Pape. Enattendant, observe bien ton homme, et tu t’apercevras vite qu’il aperdu un pain de sa fournée.

– Ainsi ferai-je, et, pas plus part quedemain, je serai fixé, répliqua Antoine. Tout de même, ajouta-t-il,je n’aurais pas été fâché de questionner la Démone pour savoir sielle a jasé.

– Inutile, mon garçon, tout à faitinutile !… assura Jean pape avec une conviction parfaitementjouée… La pauvre vieille était folle comme le balai et nedisait pas deux mots ayant du bon sens.

– En ce cas, tout est pour le mieux, et il neme restera plus qu’à payer quand j’aurai constaté par moi-même quela prisonnière d’Ambroise est réellement disparue, déclara le beauparleur, se levant pour partir.

Les Pape firent bien un peu la grimace, maisdurent se contenter de cette promesse, – heureux encore d’avoirroulé aussi facilement leur complice.

Antoine regagna son logis par le plus court, àtravers champs et bois.

Il allait gaillardement, ouvrant sans fatiguele compas de ses longues jambes et se disant à lui-même une foulede choses encourageantes pour le succès final de ses machinations.Cette affaire de la Démone, surtout, lui semblait avoir reçu lameilleure solution possible, solution qui lui sauvait une fortesomme, – car il se promettait bien de ne plus donner un sou à cescoquins de Pape.

Désormais il allait pouvoir manœuvrer pluslibrement, sans avoir à redouter l’intervention possible de cettesorcière de malheur envers laquelle il se sentait des torts. Cettefemme, en effet, ce complice qui en savait long, aurait pu devenirentre les mains des Campagna une arme redoutable en cas de lutteouverte ; et la sachant vivante, irritée contre lui, Antoinen’aurait osé rien entreprendre dans la crainte de briser le filretenant cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête.

Maintenant – grâce, il est vrai, à unsacrifice indispensable d’argent – la Démone avait emporté sessecrets dans le royaume des poissons, d’où ils ne sortiraientcertes jamais.

Tout était donc pour le mieux de cecôté-là.

Restait le père Bouet, revenu à la vie, sinonà la santé. Quelle chance perdue !… Pourquoi l’apoplexie, quifauche si souvent de jeunes existences, avait-elle respecté cevieillard à héritage !

Une affaire si habilement montée, poursuivieavec tant de patience, arrivée même jusqu’à la catastrophe qui enétait l’objectif, rater comme cela au dernier moment !… Unemine si bien chargée, faire long feu, ne causer que d’insignifiantsdégâts !

C’était ce qui s’appelle n’avoir pas dechance.

Tels étaient les pensées et les regretscoupables de cet homme en proie aux harpies du crime.

Pourtant, il lui restait une consolation dansson fiasco, c’est qu’il était toujours l’héritier légitimedu père Bouet, celui-ci n’ayant pas fait de testament. Antoine lecroyait, du moins.

Mais, hélas ! cette consolation devaitlui être enlevée le lendemain, comme on va le voir, et enlevéeencore par son plus mortel ennemi.

Antoine, en sa qualité d’huissier, venait deservir une assignation dans le haut de la paroisse, lorsqu’enpassant vis-à-vis de la maison d’Ambroise Campagna, il futapostrophé de la sorte par ce dernier :

– Hé bien ! maître Antoine Bouet, tu asdonc encore fait des tiennes l’avant-dernière nuit ?

– Comment cela ? que veux-tu dire ?demanda-t-il, s’arrêtant brusquement.

– Oh ! tu me comprends parfaitement,va ! reprit Campagna, s’efforçant de dominer sa colère.

– Je comprends que tu veux m’insulter, commed’habitude, et qu’il est grand temps que cette démangeaison-là sepasse, sinon…

– Sinon quoi ? fit Ambroise menaçant.

Et comme l’autre faisait mine de passer sonchemin sans répondre :

– Tu me tordras le cou, peut-être ?

Et Ambroise, pris d’une colère terrible, lespoings serrés, grinçant des dents, semblait prêt à bondir surl’huissier. Celui-ci eut peur. Il bégaya :

– Tu es fou, mon pauvre Campagna, ou tu astrop bu. Rentre chez toi, ce sera mieux, car je pourrais t’en fairecoûter gros pour me menacer comme ça quand je suis dans le chemindu roi.

– Ah ! oui, tu me feras un procès,n’est-ce pas ?… reprit Ambroise avec un ricanement ironique…Je m’en moque, de tes procès… Veille plutôt sur toi-même car lajustice t’attend pour te faire danser au bout d’une corde.

Ambroise sentit un petit frisson lui courirpar tout le corps. Pourtant il se raidit contre cette sensationdésagréable et répliqua sur un ton badin :

– Moi ? un huissier de Sa Majesté ?…Ce serait drôle, satané chien !

– Oh ! oui, bien drôle, va !… Maisça ne peut manquer d’arriver, continua Ambroise. La main de Dieufinira par s’appesantir sur un monstre tel que toi ; et tu asbeau faire disparaître les témoins de tes crimes, il en surgira deterre, s’il le faut, quand le moment sera venu.

– Tu prêches bien, maître Ambroise, mais tu asle tort de ne pas te faire comprendre des gens simples commemoi.

– Oui-dà ! fit Campagna, tu veux que jemette les points sur les i ? Eh bien ! tu vas êtresatisfait. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai deviné tesagissements et le but que tu poursuis.

– Voyons cela.

– C’est l’héritage de ton frère que tuconvoites, misérable. Tu veux l’arracher à sa fille adoptive, ettous les moyens te sont bons.

– Pas possible ! Ensuite ?

– Tu as commencé par faire enleverl’enfant ; mais la Providence a déjoué tes infâmes calculs, etle capitaine Hamelin a été son instrument…

– Bel instrument, en vérité !… uncontrebandier ! un voleur ! fit Antoine en haussant lesépaules.

– Ne dis pas de mal de ce jeune homme, vilcoquin que tu es !… C’est bien assez de l’avoir trahi.

– Allons, voilà que j’ai vendu celui-là,maintenant ! S’il lui arrive de se noyer, vous verrez que cesera moi qui l’aurai jeté à l’eau.

– Oh ! tu en serais bien capable, mais tues trop lâche pour te frotter à lui. En attendant, tu complotes, ouplutôt tu as comploté la mort de ton frère, une mort assez promptepour l’empêcher de faire un testament.

– Ah ! bah ! tu badines !goguenarda Antoine, redevenu tout à fait maître de lui, je seraisaussi habile criminel que cela !… Tu exagères, Ambroise :trop de zèle !

– Cette fois encore, continua celui-ci sansrelever le persiflage, tu as manqué ton coup, car Pierre n’enmourra pas ; mais aurais-tu réussi dans tes calculs coupables,que tu n’en serais pas plus avancé…

– Pourquoi donc ? interrompit vivementAntoine, sortant avec imprudence de son ton badin.

– Pourquoi ?… Hé ! parce que letestament de ton frère est fait depuis le jour même où Marianne adicté le sien au notaire… J’ai signé sur les deux comme témoin.

Le beau parleur fut étourdi par ce coupimprévu… Un instant, il demeura comme paralysé… Puis tout à coup ilbondit, fit un geste menaçant et s’écria oubliant touteréserve :

– C’est faux !… Tu mens ! Mon frèren’aurait pas osé faire un acte aussi monstrueux !

– Ah ! ah ! fit Ambroise, je ne metrompais donc pas ! C’était donc réellement dans l’espoir queton frère mourrait subitement que tu lui dépêchais toutes sortes debavards qui l’entretenaient dans sa fièvre !… Assassin !bandit ! va-t-en car je serais capable de t’étrangler en pleinchemin. Mais souviens-toi que je veillerai dorénavant sur taconduite et qu’à la moindre chose qui louchera !…

Antoine n’entendit pas la fin. Insensible àces injures, il s’éloigna chancelant comme un homme ivre. De toutce que Campagna venait de lui jeter à la figure, une seule phraserestait présente à sa pensée, l’empoignait, l’enserrait jusqu’àl’étouffer : son frère avait fait un testament !

Ce mot de testament signifiait pour luipauvreté, ruine, déshonneur, – car il ne savait que trop à quiPierre laisserait ses biens. Ce n’était pas assez que Marianne eûtdéjà disposée de la moitié de la succession – moins une aumône à sanièce – il fallait encore que le reste de l’héritage suivît le mêmechemin, échappât à ses légitimes prétendants !

C’en était trop, vraiment !

Une immense colère s’alluma dans le cœur del’envieux Antoine ; le sang lui monta au cerveau en boufféesbrûlantes ; mille flèches aiguës coururent par tout son corps…Il pensa mourir de rage.

Mais la réaction se fit bientôt ; lesfolles ardeurs des nerfs s’apaisèrent, et il ne subsista plus, aubout de quelques minutes, dans l’esprit du beau parleur, qu’unsentiment : la soif de vengeance ! qu’unerésolution : forcer Pierre Bouet à changer sontestament !

Antoine eut, le soir même, une longueconférence avec sa femme, et ses dernières paroles en se couchantfurent celles-ci :

– Je vais lui apprendre, à ce gueux-là, cequ’il a fait de moi avec sa ladrerie et ce qui attend sonétrangère, s’il lui laisse ses biens… Il faudra bien qu’ilmodifie son testament, sinon je fais un malheur, satanécorbillard !

Et il ne s’endormit qu’après avoir longuementruminé son plan infernal.

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