L’enfant mystérieux

Chapitre 2L’île à Deux-Têtes.

 

Le navigateur qui laisse le port de Québec etdescend le Saint-Laurent rencontre d’abord, sur sa gauche, l’îled’Orléans, charmante terre de plus de six lieues de longueur etdont les hauts coteaux sont couronnés de verdure ; puis, unpeu plus au sud, un chapelet d’îlots qui s’étend jusqu’auxPiliers, sur un parcours d’une vingtaine de milles.

À part la Grosse-Île, station de quarantaine,l’île aux Grues, où la population est assez dense, et une coupled’autres qui n’ont que de rares habitants, ces îlots sont désertset ensevelis dans l’ombre de leurs épaisses forêts de sapins.Seuls, les pieds du chasseur ou de quelque marin surpris par legros temps foulent parfois les grèves sablonneuses de ces délicieuxoasis de la mer. Et, pourtant, que de jolis points de vue, qued’aspects variés, que de sites champêtres n’offrent pas cesmodestes petites îles où la nature est encore dans toute sa sublimevirginité !

Voici d’abord, presque en face deSaint-François, l’île Madame et l’île aux Reaux, deux sœurssiamoises que relie, à marée basse, une étroite bande de rochersdisséminés, quelques arpents plus bas, l’île à Deux-Têtes, dont laforme singulière, vue de quelque distance sur le fleuve, rappelleassez bien les deux bosses du dos d’un chameau ; au sud-est,c’est la Grosse-Île ; enfin, s’effaçant dans le lointainbleuâtre, l’île Sainte-Marguerite, l’île aux Grues, l’île au Canot,l’île aux Corneilles, l’île aux Oies, puis les Piliers.

Mais, comme nous venons de le dire, deux aumoins de ces dernières îles sont habitées ; aussi nosremarques ne doivent-elles pas leur être appliquées dans tout cequ’elles comportent.

C’est à l’île à Deux-Têtes, la troisième dupremier groupe, que nous trouvons surtout cette solitude complète,cette nature vierge, ces sites empreints de sauvage poésie, quicharment les yeux et l’imagination.

Cet îlot, qui n’a guère plus de deux milles detour, semble constitué par deux bastions de roches volcaniques,surgis brusquement du sein du fleuve et reliés en contrebas par unecourtine de granit, – le tout recouvert d’une couche assez mince deterre végétale et boisé d’essences diverses, mais surtoutrésineuses.

Tout autour de ces hauts rochers et de cesescarpements abruptes règne une plage de sable fin où viennents’ébattre les oiseaux chanteurs, tandis que la batture de galetssert de point de ralliement au gibier de bouche : canards,outardes, bécassines et alouettes.

Cet ensemble de majesté et de grâce, cemélange du terrible et du charmant a je ne sais quoi d’attrayantqui provoque, d’imposant qui émeut.

L’homme n’a pas encore défloré tout à fait cejoli atome du globe, et l’on y reconnaît presque fraîchel’empreinte géante de la main du Créateur.

…………………………

Le 23 juin 1857, à peu près vers deux heuresdu matin, un flat[1] monté parun seul homme doublait la pointe de Saint-François, se dirigeantvers le groupe d’îles que nous venons de passer rapidement enrevue.

La nuit, sans être claire, était cependantassez transparente, grâce aux étoiles qui brillaient dans un cield’une pureté d’émeraude ; mais l’absence de la lune donnaitaux objets ces formes vagues, noyées dans la pénombre, que leurprête le brouillard pendant le jour. En revanche, pas un soufflen’agitait l’air, et le fleuve était calme comme un lac d’huile.

La petite embarcation filait rapidement, sousl’impulsion de deux rames, que maniait avec beaucoup d’habileté lenocturne voyageur.

Bientôt elle fut en vue de l’île Madame, dontla masse sombre se dessinait droit en face sur le bleu foncé dufirmament. Le navigateur tira alors ses rames et laissa tomber satête dans ses mains, pendant que le courant de baissantentraînait le flat vers l’île aux Reaux.

Au bout de cinq minutes de réflexion, l’hommereleva la tête, et la figure maigre d’Antoine Bouet se trouvaéclairée en plein par les étoiles.

C’était bien, en effet, le beauparleur !

Il venait de passer la soirée en conférenceavec la mère Démone, et c’est au sortir de chez elle qu’il s’étaitélancé sur le fleuve.

Quel pouvait donc être le motif qui le faisaitainsi courir la nuit dans les parages de l’île Madame ?

C’est ce que nous allons apprendre, si nousvoulons bien prêter l’oreille à l’étrange monologue qu’il est entrain de se débiter :

– Satané corbillard ! faut-il être bêtecomme moi pour n’avoir pas songé à cela plus tôt ?… Au lieu defouiller l’île Madame et l’île aux Reaux, où il vient tous les étésun tas de monde pour la pêche, j’aurais dû commencer par l’île àDeux-Têtes… c’est évident. Là, point de curieux, pas même un chien…Quel plus bel endroit pour cacher un trésor ?… Des rochers àpic ! des précipices à donner le vertige ! un fouillis debroussailles et de sapinage à faire perdre la tramontaneau diable lui-même !… C’est là, bien sûr, que ce malin deFournier a dû enfouir son magot, et c’est là que je le trouverai,satanée trompette du jugement dernier !

Antoine se tut et reprit ses rames. Le courantentraînait rapidement le flat vers l’île aux Reaux, et lechercheur de trésor, n’ayant plus maintenant l’intention d’yaborder, dût regagner le large. Ce fut l’affaire de quelques coupsde rames, et un quart d’heure ne s’était pas écoulé qu’Antoinelaissait à sa droite cette seconde île et voyait distinctement lesénormes massifs de l’île à Deux-Têtes se dresser sur le fleuve, àun demi-mille de distance.

– Allons ! se dit le beau parleur, encroisant de nouveau ses avirons sur les plats-bords duflat, c’est ici le moment de prendre ses mesures… Voyonsd’abord si je me souviens parfaitement des instructions de la mèreDémone… Il y a une vingtaine d’années que Fournier arriva un beaujour à Saint-François, retour de Californie… Il devait rapporter unfort sac, quoiqu’il se soit dit pauvre dans le temps… Mais chacunsavait que ce Fournier était un finaud et qu’il avait mis sontrésor en lieu sûr… Pourtant rien ne transpira à cet égard, et oneut beau épier ses démarches… bernique ! Il allait bien à lapêche le long des îles, mais il débarquait rarement et rentraitchaque soir chez lui.

Que penser ?… On finit par se dire qu’ilétait possible, après tout, que Fournier n’eût pas réussi dans lepays de l’or.

Oui-dà ! Si la mère Démone n’eût pas étédu monde, ce malin de Fournier était bien capable de le faireaccroire et d’emporter son secret en mourant ; mais c’estqu’elle y était, la vieille !… si bien qu’elle a fini pardécouvrir que le trésor existe, en beaux lingots tout neufs…Seulement, faut savoir où.

Les cartes disent que ça doit être dans une deces trois îles, pas loin du rivage et à proximité d’une talle decinq bouleaux, formant un W, en tirant des lignes d’un tronc àl’autre. Le trésor est enfoui juste à l’endroit où les lignesprolongées de la première et de la dernière branche des V serejoignent… C’est clair, cela, ou les cartes ne sont plus lescartes, satané chien !

Il n’y a donc plus qu’à trouver ces mauditsbouleaux, disposés en W. L’île Madame a été parcourue inutilementd’un bout à l’autre ; j’ai déjà jeté un coup d’œil sur l’îleaux Reaux, où je voulais retourner aujourd’hui…

Mais non ! c’est à l’île à Deux-Têtesqu’est le magot… Quelque chose me le dit… Enfin, j’en aurai le cœurnet ; et, si je ne trouve rien, satané massacre !…

Antoine s’arrêta un instant, puis il achevaavec un geste de suprême menace :

– Tant pis pour cette Anna de malheur :elle disparaîtra ! En ce moment, l’embarcation se trouvait àquelques encablures du bout nord de l’île à Deux-Têtes. Antoinenagea vigoureusement et, dix minutes plus tard, il abordait dansune sorte de crique, abritée contre les vents d’est et d’ouest pard’énormes rochers à pic. Tout au fond de cette rade naturelle, leflot venait mourir sur une étroite plage de sable, qu’ilsubmergeait entièrement dans les hautes marées. Puis c’était encoredes quartiers de roc superposés, envahis par les mousses, couronnésde sapins trapus et violemment écartés pour former une profonderavine, où coulait une eau limpide comme le cristal. Les rameauxentrecroisés des arbres qui bordaient chaque côté de cette crevasselui faisaient une voûte sombre, à travers laquelle les rayons dusoleil ne pouvaient pénétrer. De l’entrée, l’œil lui-même ne voyaitpas plus loin qu’à une dizaine de pieds, dans ce couloir obscur. Lechercheur de trésor, qui venait de débarquer avec un pic et unepelle sur l’épaule, y jeta en passant un regard curieux et ne puts’empêcher de murmurer :

– Satané corbillard ! en voilà un drôlede trou !… Ce n’est pas moi qui m’y hasarderais lanuit !

Mais il n’était pas venu sur l’île àDeux-Têtes pour en admirer les curiosités naturelles. Il se mitdonc de suite à escalader les rochers qui se dressaient sur sadroite, et bientôt, après s’être aidé des branches et des arbustes,il prit pied sur une sorte de plateau, d’où la vue embrassait toutl’horizon du nord.

La première chose que fit Antoine, une foisorienté, fut de voir quelle espèce d’arbres dominait autour delui.

Hélas ! ce n’étaient partout que destroncs à écorce grise ou brune ! Pas un seul de ces feuilletsd’un blanc jaunâtre qui enveloppent la tige élégante des bouleauxne rompait la monotonie du paysage.

– Toujours ces maudits sapins ! grommelaavec colère le beau parleur. C’est à en devenir enragé. Ahça ! le bouleau était donc bien rare quand le bon Dieu a faitle monde !

Tout en pestant de la sorte, Antoine s’étaitengagé sous le couvert du bois et marchait rapidement vers lemilieu de l’île. Bientôt il lui fallut descendre une pente assezdouce, qui le rapprocha insensiblement du niveau de l’eau. Il setrouva alors sur un terrain plus égal, et le bois franc commença àremplacer le bois mou.

Ce furent d’abord des chênes, quelquesérables, puis des trembles, puis enfin des bouleaux.

Antoine poussa un cri de joie.

Bondissant d’un arbre à l’autre, décrivant leszigzags les plus étranges, il arriva en quelques minutes au piedd’un escarpement, qu’il lui fallut gravir.

C’était la tête méridionale del’île.

En haut se continuait le bois de bouleaux,mais avec des dispositions moins symétriques, des arrangements pluscapricieux.

Le trésor devait être là, s’il était quelquepart.

À peine arrivé sur le rebord de ce nouveauplateau, Antoine jeta un regard fiévreux autour de lui ; puis,étouffant aussitôt une exclamation de bonheur, il reprit sacourse.

À une couple d’arpents en face, l’intrépidechercheur venait d’apercevoir un groupe de cinq gros bouleaux, dontles cimes aiguës se détachaient en vigueur sur l’azur du ciel.

Antoine, tout haletant, bondissait comme unlévrier ; il approchait ; il allait toucher de la mainles bienheureux arbres…

Mais, à ce moment, une voix terrible lui criad’un rocher voisin :

– Arrête, ou tu es mort !

En même temps, le craquement sec d’unebatterie d’arme à feu déchira l’air.

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