L’enfant mystérieux

Chapitre 10Un coup de fusil aux avant-postes.

 

Depuis deux heures de l’après-midi,c’est-à-dire depuis le moment où Pierre Bouet a été frappé d’uneattaque d’apoplexie, la maison est dans un émoi indescriptible.Elle ne désemplit pas. C’est un va-et-vient continuel d’amis et decurieux, – les premiers recueillis, inquiets, parlant à voixbasse ; les autres affairés, le nez tendu, furetant dans tousles coins, s’informant de tout à tous, formulant des réflexions,indiquant des remèdes infaillibles, importants et surtoutimportuns.

Quel est le médecin qui ne les a pas eus dansles jambes, ces intolérables fâcheux que l’accueil le plus froid neparvient pas à rebuter ?

Vers trois heures moins quelques minutes, ledocteur Demers est arrivé.

C’est Ambroise Campagna qui était allé lechercher, avec le meilleur cheval de l’écurie de Pierre Bouet, unebête de cinquante louis.

Anna lui avait dit :

– Ambroise, attelez Belle, crevez-la,s’il le faut, et courez au médecin… De votre vitesse dépendpeut-être la vie de mon père !

Campagna était parti comme le vent, avait faitplus de quatre lieues à l’épouvante et se trouvait deretour, avec le docteur, en moins de soixante minutes.

Les rangs pressés de la foule s’ouvrirentdevant l’homme de l’art, qui pénétra aussitôt dans la chambre dumalade.

Celui-ci était couché sur son lit, la têterelevée par une pile d’oreillers. Il respirait péniblement, faisantsaillir ses lèvres à chaque expiration. Sa figure rouge etturgescente, le relâchement général des muscles, la dilatation despupilles ne laissaient aucun doute sur la nature de la maladie.

Anna se tenait debout, au chevet du patient,renouvelant à chaque minute les compresses froides qu’elleappliquait sur sa tête brûlante… Elle était pâle, mais ferme, envaillante fille qui comprenait que ce n’était pas le temps deperdre la carte.

Par ses ordres, une autre femme entretenaitdes briques chaudes sous les pieds et autour des jambes dumalade.

Le docteur vit tout cela, d’un coup d’œil. Ilfit un examen sommaire, puis s’inclinant devant la jeune fille, illui dit, tout en ouvrant sa trousse :

– Mademoiselle, grâce à vos soinsintelligents, j’espère que je n’arrive pas trop tard pour sauvervotre père.

– Oh ! docteur, répondit Anna en joignantles mains, puissiez-vous dire vrai !

– Espérez, mademoiselle… Je compte beaucoupsur une forte saignée, que je vais pratiquer immédiatement.

– Que vous faut-il, docteur ?

– Un vase pour recevoir le sang, des bandes detoile pour comprimer le bras ; tout à l’heure, de l’eau tiède.En un instant, tout cela fut à la disposition du praticien.

Les curieux et les curieuses furent consignésdans la cuisine, à leur grand désappointement. Il ne resta dans lachambre à coucher que les personnes indispensables.

Les curieuses évincées se vengèrent en disantdu mal d’Anna.

– Voyez-vous, chuchotait l’une, cette pécorequi fait déjà sa maîtresse !

– Elle n’attend même pas que son protecteurait tourné l’œil ! appuyait une autre.

– Si ce n’est pas honteux de voir uneétrangère chasser comme ça de vieilles amies à Pierre Bouet !renchérissait une troisième.

Puis les épithètes se croisaient :

– C’est une orgueilleuse !

– Une sans-cœur !

– Elle n’a pas versé une larme !

– Hé ! hé ! Pierre lui laisserapourtant un joli magot !

– C’est justement pour ça que le chagrin nel’étouffe pas ! Ambroise, qui entrait en ce moment, venant del’écurie où il avait longuement bouchonné la vaillanteBelle, entendit ces remarques haineuses. Son premiermouvement fut excessif, – car la patience n’était pas son fort… Illeva la main pour souffleter la plus proche des commères quiavaient parlé en dernier lieu, – une vieille fille anguleuse, jauneet sèche ; mais une seconde de réflexion fit retomber sonbras… Il se contenta de leur lancer à toutes cetteapostrophe :

– Langues de vipères, remerciez le bon Dieu deporter jupe au lieu de culotte, car je vous ferais vite rentrerdans la gorge vos paroles venimeuses.

– Tu n’es pas encore le maître ici, jesuppose ! riposta aigrement la vieille fille jaune.

– Avant d’en arriver là, reprit méchamment uneautre, il te faudra d’abord passer sur le corps de Pierre Bouet,qui n’est pas mort, après tout…

– Et te faire agréer parmamezelle ! conclut une troisième, qui s’éloignaaprès avoir lancé cette flèche du Parthe.

Campagna sentit une rougeur brûlante luimonter à la figure… Il comprit ces allusions d’une transparencemalicieuse, et sa langue se paralysa de telle façon, qu’il ne putrien répondre. Quoi ! c’est ainsi qu’on interprétait sondévouement ! Quoi !… il ne lui était pas permis deveiller sur sa petite amie Anna, sans qu’on lui supposât desarrière-pensées d’intérêt, des calculs sordides !

Un flot d’amertume gonfla le cœur du bravegarçon, et il se dit à lui-même :

– Ces femmes sont bêtes, mais elles ne sontpas si méchantes que ça… On leur a fait la langue ; ellesjouent un rôle… Il y a de l’Antoine là-dessous !

Puis il se dirigea vers la chambre du malade,tout en murmurant :

– Oh ! il ne faut pas que Pierre Bouetmeure ! le bon Dieu fera un miracle, car Anna serait bien àplaindre !

Il rencontra le médecin, qui s’apprêtait àsortir, après avoir donné ses derniers ordres.

– Eh bien ? fit-il.

– La saignée a parfaitement réussi ; lemalade respire mieux ; le pouls s’améliore.

– Il est sauvé, alors ?

– À peu près. Mais je crains une chose…

– Laquelle ?

– Qu’il reste paralysé de toute une moitié ducorps.

– Ce serait grave.

– Oui ; mais ça vaudrait toujours mieuxque la mort. Au reste, il n’en conservera pas moins ses facultésintellectuelles… Mais il lui faudra du repos, du calme… On fera ensorte de lui éviter les plus légères émotions… Une forte secoussemorale le tuerait.

– On veillera ! répondit Ambroise.

Puis il demanda :

– Vous partez, docteur ?

– Oui, je n’ai plus rien à faire ici jusqu’àce que le malade ait recouvré la connaissance, – ce qui aura lieucette nuit, je l’espère.

– Tant mieux, il y a une voiture à la porte,qui vous attend.

– Ce n’est pas vous qui me ramenez ?

– Non : moi, je m’installe ici pour lanuit.

– Bonsoir, alors.

– Bonsoir, docteur. Le médecin s’éloigna, etAmbroise entra dans la chambre du malade. Plusieurs personnesavaient entendu la conversation que nous venons de rapporter, entreautres Baptiste Pape. Ce dernier devait la mettre à profit, commeon le verra. Vers neuf heures du soir, Antoine Bouet fit sonapparition. Il était en tous les jours et arrivait endroite ligne du haut de ses clos, où il avait travaillé toutel’après-midi, disait-il. Il ne faisait que d’apprendre le terribleaccident arrivé à son frère, – accident qu’il avait, du reste,redouté et prédit, chacun devait s’en souvenir. Si Pierre, ouplutôt ceux qui en avaient charge, l’avaient écouté, pareil malheurne serait pas arrivé… Enfin, on avait sans doute agi avec de bonnesintentions, mais le mal n’en était pas moins fait et il nes’agissait plus de récriminer, mais de parer aux conséquences…

Ce petit discours du beau parleur fut approuvésans réserve par les assistants réunis dans la cuisine. On ne sefit pas faute, aussitôt qu’il se fut éloigné, de louer samodération en face de la situation fausse qui lui était faite et sasérénité toute évangélique à l’approche de l’exhérédation quil’entendait probablement.

– C’est un bon frère ! pensait lamajorité.

– Quel finaud ! se disaientintérieurement les rares sceptiques. Cependant Antoine avaitpénétré dans la chambre du malade. Il y trouva sa filleule etAmbroise Campagna.

– Ma chère Anna, dit-il, après avoir souhaitédes yeux le bonjour à la jeune fille, j’arrive du haut de monchamp, et je ne fais que d’apprendre le malheur arrivé à Pierre…Comment va-t-il ?… Est-ce bien grave ?… Qu’a dit lemédecin ?

– Pas grand-chose à moi, mais il a parlé àAmbroise. Antoine se retourna à demi vers ce dernier, comme s’iln’eût fait que de l’apercevoir, et s’écria d’une voixaigre-douce :

– Tiens, c’est vrai, te voilà,Ambroise !… Je ne t’avais pas vu en entrant… Au reste,j’aurais dû supposer qu’en cas de malheur arrivé à mon frère, tuserais le premier au poste, près de lui.

– Et tu aurais eu raison ! répliquafroidement Campagna… Je ne suis pas bon à grand-chose, mais je puistoujours faire un bon chien de garde.

– Un chien de garde-malade ! murmura lebeau parleur avec une moue narquoise, voilà une sorte de chienqu’on ne rencontre pas partout !

– C’est qu’on n’en a pas besoin partout ;mais il paraîtrait qu’il en faut un ici, pour empêcher certainsloups qui viennent y flairer la mort.

Antoine pâlit un peu et pinça ses minceslèvres. Faisant un effort pour sourire, il répliqua d’un tonbadin :

– Les loups sont rares à l’Île d’Orléans, – àl’exception toutefois des loups-garous, – et je crains bien, moncher Ambroise, que ta nouvelle charge ne soit une sinécure.

– Tant mieux pour les loups ! fitCampagna, avec une intonation presque menaçante.

Le beau parleur haussa les épaules commequelqu’un qui renonce à comprendre les divagations d’un toqué.Puis, changeant brusquement de ton et de conversation, ildemanda :

– Voyons, que pense le médecin ? quet’a-t-il dit ?

– Que le danger est passé ou à peu près.

– Il en reviendra, alors ?

– C’est plus que probable.

– Quand reprendra-t-il connaissance ? Celong assoupissement m’inquiète.

– Calme tes craintes, bon frère ; si ledocteur ne se trompe pas, dans quelques heures Pierre reviendra àlui.

– Je le souhaite de tout mon cœur, réponditAntoine, en tournant le dos à Campagna ; il remettraprobablement chacun à sa place ici et empêchera son unique parentd’être insulté par le premier malappris venu.

– Misérable ass…… ! commença Ambroise,dont les dents grincèrent. Il fut interrompu par Anna, qui lui ditavec autorité :

– Ambroise, vous vous oubliez ! Vousn’êtes pas ici sur la voie publique, et je ne puis tolérer…

– Vous avez raison, mademoiselle, j’allais eneffet oublier que chaque chose doit venir à son heure !répondit le vieux garçon, qui sortit aussitôt de la chambre àcoucher.

Cette petite scène s’était passée en moins detemps qu’il ne nous en a fallu pour la raconter. Elle laissa lajeune fille tout émue et Antoine calme, du moins en apparence.

Il dit tranquillement à sa nièce :

– Ma chère petite, tu as un ami singulièrementgrossier et qui ne respecte guère ton parrain.

– Oh ! mon oncle, fit Anna,pardonnez-lui… Il est d’humeur bizarre depuis quelques temps, et lasoudaine maladie de mon père l’a complètement bouleversé.

– Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ?remarqua durement Antoine.

– Il est si bon pour nous ! il nous aimetant ! Il ne faut pas lui en vouloir pour un moment devivacité.

– Vivacité est joli ! ricana le beauparleur du bout des lèvres.

Puis, d’un ton affectueux et prenant les mainsde sa filleule :

– Écoute, petite… Cet homme m’en veut à mort,j’ignore pourquoi… ou plutôt je ne le sais que trop… Il est capablede tout pour me noircir à tes yeux… Mes démarches les plusordinaires sont pour lui des machinations ténébreuses ; mesparoles, mes regards, mes gestes même, il interprète tout cela àmal… Pourquoi ?… Que lui ai-je fait ? – Rien. Il a unintérêt caché, un intérêt d’une nature que je ne puis te révélermaintenant, à agir de la sorte… Hélas ! chère enfant, tu neconnais guère le monde et les mobiles qui le guident ; toncœur est encore naïf et pur ; reste dans cette douce ignorancele plus longtemps que tu pourras. Ce n’est pas moi qui t’en feraisortir, car, quand tu me questionnerais sur ce que je viens de tefaire entrevoir, je ne répondrais pas. Tout ce que je puis te dire,c’est ceci : Défie-toi des gens trop zélés et des amis tropofficieux !

Et, sur ce vague avertissement, Antoine seretira vers la cuisine.

Au reste, trois ou quatre commères, à bout depatience, montraient leurs câlines chiffonnées dansl’entrebâillement de la porte, et la consigne allait êtreforcée.

Anna les laissa pérorer à voix basse ets’abîma dans ses réflexions.

Qu’avait voulu dire son oncle et pourquoi cetavertissement solennel, en présence de son père mourant ?…Pourquoi ces réticences sur le compte d’Ambroise Campagna, et quelbut mystérieux avait à poursuivre ce garçon, en qui elle reposaitune entière confiance ?

Mystère !

Plus elle sondait les agissements qui seproduisaient autour d’elle, moins elle comprenait, moins ellevoyait clair dans cette nuit où n’apparaissaient que de fugitivesclartés.

Ah ! si elle eût eu plus d’expérience dela vie ; si elle eût été capable de lire dans ce livre auxpages hiéroglyphiques, qui s’appelle le cœur humain, elle aurait euvite fait de débrouiller cet écheveau d’intérêts et de dévouements,emmêlés…

Mais elle était jeune et naïve ; elleétait innocente et bonne !… La confiance jaillissait de soncœur, au moindre appel. Pour se défier, pour croire aux intentionscriminelles, il lui aurait fallu faire un effort trop violent,combattre avec trop de fatigue ses propres inclinations, sespenchants innés vers tout ce qui est bien, vers tout ce qui estbeau, vers tout ce qui est grand !

Aussi revenait-elle vite sur une premièreimpression, lorsque cette impression avait été mauvaise ; chezelle, le soupçon ne pouvait prendre racine et se développer. – Lesplantes nuisibles ou mortelles croissent de préférence dans leslieux bas et humides, que le soleil ne visite qu’avecparcimonie.

Antoine lui-même avait bénéficié de cettedisposition invincible du caractère de la jeune fille… Lesdéfiances parfaitement justifiées qu’avaient fait naître dansl’esprit de l’orpheline sa captivité sur l’île à Deux-Têtes et leson de cette voix familière entendue dans une nuit terrible, cesdéfiances, disons-nous, s’étaient envolées dès le retour au foyer…Avec la sécurité et le calme de la vie habituelle, l’oubli étaitvenu, ensevelissant dans ses voiles discrets bien des indicesaccusateurs et nombre de déductions coulant de source.

Voilà pourquoi nous avons vu, tout à l’heure,Anna prendre parti pour son parrain contre son meilleur ami,Ambroise Campagna…

Et voilà pourquoi, aussi, nous continuerons àvoir le beau parleur tisser sa trame perfide autour de sa tropnaïve et trop confiante filleule.

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