L’enfant mystérieux

Chapitre 5Où Pierre Bouet s’occupe de son magot.

 

Le surlendemain du jour où se sont accomplisles événements rapportés dans le précédent chapitre, le père Bouetet sa femme, assis l’un près de l’autre dans la cuisine de leurmaison, causent à voix basse.

Il est huit heures du soir, et la nuit s’étendsur la campagne. Ce n’est pas tout à fait l’obscurité, car le cield’un azur sans nuage garde encore les derniers reflets de l’astrequi s’en va ; mais ce sont ces teintes crépusculaires quicommencent à noyer les contours des objets, puis qui,s’épaississant peu à peu, finissent par les envelopper d’une gaze àpeine translucide.

Les travailleurs sont encore aux champs. Ilsprofitent des quelques beaux jours qui viennent de se succéder pourachever leurs hersages, mettre la dernière main aux semailles etterminer la toilette de leurs terres, avant de les abandonner auxinfluences diverses qui favorisent l’œuvre mystérieuse de lagermination.

Au dehors tout est silence, et le villagesemblerait endormi si, de temps à autre, une voix d’enfant neréveillait les échos du soir et si, de loin en loin, on ne voyaitune femme, armée de chaudières, enjamber prestement la clôture duchemin et gagner les clos pour traire ses vaches.

Assis à côté l’un de l’autre, les époux Bouetsont donc engagés dans une conversation à voix basse.

– Vois-tu, bonne femme, dit le mari, je neserai tranquille qu’après avoir terminé ces arrangements.

– On dirait, à t’entendre, que tu sens tamort ! répond en souriant Marianne.

– Si l’on peut dire ! Je n’ignore pas queje ne suis plus à l’âge de quinze ans… Mais le coffre est encoresolide, ratatinette ! et le bon Dieu, qui m’a fait vivre prèsde trois-quarts de siècle, m’accordera bien un robinetd’une couple d’années pour voir ma fille mariée à celui qu’elleaime et faire sauter sur mes genoux un de ses enfants.

– Où est-il à présent ?

– Le Charles à Anna ?

– Oui, son prétendu.

– Sur la grande mer, parbleu !…c’est-à-dire non… Il doit s’en revenir avec sa goélette.

– Ah ! mon Dieu !… Et les gros tempsqu’on a eus ces jours derniers !

– Psitt !… il en a vu d’autres que çadepuis qu’il navigue. Ce n’est pas lui qui se laisse surprendre parla tempête.

– Mais il devrait être de retour à cetteheure !

– Tu badines ! Il a dit comme ça qu’ilarriverait à la fin de juin ou au commencement de juillet, selonque les affaires de son commerce iraient bien ou mal.

– C’est vrai… je me rappelle.

– Alors, faut pas se faire de bile avant letemps. Il y a bien assez de cette pauvre Anna qui sechacote pour rien.

– Oui, elle est bien triste, la chèreenfant.

– Toutes les jeunes filles sont comme ça quandleur amoureux est loin. Ça s’en ira comme s’en va la brume aupremier vent du matin. Laisse arriver le Charles… et tu verras.

– En attendant, elle pâtit, la pauvre ange, etça me chavire le cœur.

– Faut pas s’attrister inutilement, ma bonneMarianne. C’est son dernier voyage, il l’a promis.

– Tant mieux ! car c’est trop inquiétantd’avoir un mari sans cesse éloigné et en danger de périr. Je luiaurais plutôt refusé ma fille, s’il n’avait pris cetengagement-là.

– C’est ce que je lui ai dit, moi aussi. Maistu sais comme il est fier. Il ne voudrait pas épouser Anna, sansapporter autant qu’elle, crainte de passer pour avoir recherché sabourse.

– Ça leur fera un joli magot,sais-tu ?

– Ils le méritent, ma femme, car ce sont debons enfants. Nos biens ne seront jamais mieux placés qu’entreleurs mains.

– Et ton frère ?

– Antoine ?

– Oui.

– En voilà un fainéant et un gaspillard quiguette mon sac, sans que ça paraisse ! Mais,ratatinette ! Pierre Bouet n’est pas si bête qu’il en a l’air…Antoine peut se téter les pouces : je ne suis pas pourdépouiller ma fille d’adoption, mon enfant légitime, celle qui faitla joie de ma vieillesse, pour encourager les vices d’un pareilgrugeur. Pas si fou !… C’est qu’il avalerait mes épargnes enquelques années, le coquin !

– Je ne dis pas non ; mais, mon pauvrePierre, il ne faut pas oublier qu’il a des enfants et que ce n’estpas leur faute si leur père est un panier percé.

– Hem !

– La terre d’Antoine est couverted’impothèques et va être vendue d’un jour à l’autre.

– Tant mieux pour lui ! il sera obligé detravailler.

– Mais s’il ne travaille pas ?

– Il crèvera de faim.

– Et les enfants ?

– Hem ! hem !

– Ce sont nos neveux.

– Je ne conteste pas.

– S’ils allaient pâtir, manquer depain ?

– Ils viendront manger ici.

– Jamais Antoine ne consentira.

– Alors…

– Alors ?…

Un court silence. Puis Bouet paraît prendreune brusque détermination.

– Tiens, vieille, dit-il, je n’aime pas à voirsouffrir les enfants, quand bien même ils ne m’appartiennentpas ; je dirai au notaire de marquer cinq cents piastres pourTi-Toine, à prendre sur ma part.

– J’en ferai autant pour Maria.

– Mais, attention ! il ne faut pasqu’Antoine sache un mot de cela, car il serait capable de se fierlà-dessus et de continuer à paresser en attendant notresuccession.

– Je me garderai bien de lui en souffler mot,et nous recommanderons le secret au notaire.

– C’est ça. De façon que nos testaments serontd’abord…

– Au dernier vivant les biens.

– Oui, mais à la condition expresse que lapart du premier mourant retourne à Anna, lorsque l’autre lèvera lepied.

– Bien sûr. Nous ferons chacun un testamentpareil, de telle manière que la petite aura tout, en fin decompte.

– Oui, sauf toutefois les mille piastresdonnées aux enfants d’Antoine.

– Comme de raison.

Nouveau silence.

Le père Bouet se lève, allume sa pipe, faitquelque pas dans la pièce, puis s’arrêtant tout à coup :

– Ah ! mais dis donc, Marianne…

– Quoi ?

– C’est drôle, mais j’ai quasiment l’idée quenous arrangeons mal nos affaires.

– Comment ça, vieux ?

– Eh bien ! oui… une supposition…

– Fais.

– Suppose pour un moment que je crève lepremier…

– Ce n’est pas à craindre.

– Suppose toujours. Dans ce cas, tu hérites demoi, mais la petite est au moins sûre de ma moitié, quand tu serasvenue me rejoindre.

– Naturellement.

– Bon. Suppose maintenant que tu meures à tontour, sans avoir fait un nouveau testament : qui va mettre lamain sur ta part ?

– Hé ! la petite !

– Mais non.

– Mais oui.

– En vertu de quel acte ? Pas dutestament que nous ferons demain, dans tous les cas, puisque cesera à moi que tu auras laissé tes biens…

– Après ?

– Et que je n’y serai plus pour remplir lacondition de les remettre à Anna.

– C’est ma foi vrai. Voyez donc unpeu !

– Hein ! Ce n’est pas si simple que çaparaissait.

– Comment faire, alors ? Le père Bouetdevient perplexe. Cette difficulté inattendue le chiffonnebeaucoup, car il ne voit pas trop comment la tourner. Sa marches’accélère ; les bouffées succèdent aux bouffées, d’uneseconde à l’autre plus épaisses, plus pressées ; mais aucunexpédient ne lui vient à l’esprit. Marianne, de son côté, laisseinactives les aiguilles de son tricot et jongle, les yeux tournésvers le plafond.

Cinq minutes se passent ainsi.

On entend la voix des travailleurs quiarrivent des champs. Anna elle-même va sans doute rentrer d’uninstant à l’autre. Il faut prendre une décision, pendant que toutle monde est absent.

– Ratatinette ! faut-il être bête !s’écrie tout à coup le père Bouet, en s’approchant de Marianne.

– Tu dis ?… fait cette dernière, en seremettant vivement à tricoter, avec l’effarement d’une personnesurprise en flagrant délit.

– Je dis que ça prend moi pour n’avoir pas dejarnigoine.

– Explique-toi.

– C’est bien simple. Je viens de pêcher uneidée, que j’aurais dû avoir tout de suite, et qui nous eût tiréd’embarras en un clin d’œil.

– Quelle idée ?

– Mon Dieu ! celle de faire chacun notretestament directement en faveur de la petite, sans nous occuper dusurvivant.

– En effet, pourquoi pas, puisque tout estpour elle, sauf toutefois les mille piastres des enfants ?

– Sans doute. Comme cela, pas dechacoterie à redouter après notre mort.

– Pas la moindre.

– Allons ! c’est dit, n’est-cepas ?

– C’est entendu. Le notaire peut venir quandil voudra.

– Je l’ai mandé pour demain après les vêpres.Mais, chut ! voilà nos gens qui arrivent.

Les échos du voisinage se renvoyaient, eneffet, une rumeur grandissante. C’était des chants, desapostrophes, des coups de fouets, mêlés de mugissements,d’aboiements et de bruits de roues sur le sol durci du chemin.

Les cris les plus disparates seconfondaient : « Pigeon ! Barré ! marchedonc ! – Hue ! Bob ! – Dia ! Cendrée ! –Holà ! Grisette ! – Belée, ma sacréeparesseuse ! »

Tout cela entrecoupé du claquement sonore desmises de fouets et de ce sifflement particulier usité pouraiguillonner les bêtes de somme.

Le père Bouet se rendit au-devant de sesengagés, alors occupés à défaire les attelages de leurs chevauxprès de la grange et à remiser les instruments aratoires.

Une voix lui cria des bâtimentsvoisins :

– Hé ! Pierre, comment çava-t-il ?

Le père Bouet se retourna et vit son frèreAntoine en train lui aussi de dételer un cheval et une paire debœufs, avec l’aide de son aîné.

– Pas mal, et toi ? répondit le bonhomme.As-tu fini tes hersages ?

– Il me reste encore une petite pièce dans mesterres fortes.

– Moi, j’ai fini ; il n’y a plus qu’àlaisser pousser.

– Oh ! toi !… murmura Antoine, endisparaissant sous la porte de son écurie.

Quand les deux engagés et la servanteJoséphine furent rentrés dans la maison et que la table eut étédressée, le père Bouet demanda :

– Où donc est Anna ?

– En effet… où est-elle ? dit à son tourla vieille Marianne. Elle est partie vers cinq heures pour allerlire sous le gros noyer du bord de la côte… et il est près deneuf.

– Je cours voir ! s’écria le bonhomme, enproie à une vive inquiétude.

Et, prenant à la hâte son bonnet de laine, ilfranchit rapidement les deux arpents qui séparaient la maison de lacôte.

Arrivé sous un gigantesque noyer, dont lesbranches touffues s’étendaient presque jusqu’à terre, il regardaautour de lui.

Personne. Le livre de la jeune fille –Voyages du capitaine Cook – gisait par terre, en face d’unbanc de bois brut adossé à l’arbre ; mais pas autre chose… pasmême une frange de son fichu !

Le père Bouet eut froid au cœur, sans tropsavoir pourquoi, et voulant se faire une raison : « Jesuis fou, dit-il : elle est allée chez Francillon pour luimontrer à broder. Cette pauvre veuve, elle a bien besoin qu’on luiaide… Seule avec six enfants ! »

Tout en faisant ces réflexions, le bonhommeenjambait les clôtures et, courant malgré son âge, se rendait audomicile de la veuve.

Cette femme déclara n’avoir pas tant seulementvu le bout du nez de la petite demoiselle.

Bouet sentit ses jambes se dérober sous lui.Sans répondre un mot, il quitta la Francillon et continua sesrecherches jusqu’au presbytère même.

Personne n’avait vu Anna ! Alors le pèreBouet revint chez lui, en proie au plus violent désespoir.

– Ma fille ! ma fille est perdue !s’écria-t-il en s’affaissant sur un siège.

Marianne, malgré la faiblesse de ses jambes,se trouva debout.

– Quoi ! tu ne la ramènes pas !dit-elle, les yeux dilatés par la terreur.

– Personne n’en a eu connaissance… Elle estperdue !… nous ne la reverrons jamais ! réponditsourdement Pierre Bouet, dont les bras pendaient inertes le long desa chaise.

– Perdue ! gémit Marianne, en portant lesmains à son front. Ah ! Seign… ! Elle ne put achever ettomba lourdement sur le plancher de la cuisine. On la transportaaussitôt sur son lit, et une voiture fut dépêché au médecin le plusproche.

Pendant toute la nuit, les recherchescontinuèrent sans résultat. Le lendemain, la paroisse entière étaiten émoi. On organisa des battues en règle et, huit jours durant,l’île fut fouillée de sa pointe orientale à sa pointeoccidentale.

Les braves habitants de Saint-François, quipartageaient sincèrement la douleur de leur plus aimé concitoyen,firent noblement les choses. Antoine Bouet, entre autres, le frèredésolé de l’homme si lourdement atteint, se distingua par sadévorante activité. Il ne se donna ni repos ni trêve pendant cettesemaine de patrouilles à travers l’île. Dirigeant une escouade dejeunes gens, il ne laissa pas un seul recoin inexploré et s’attiral’admiration de tous par la sincérité de son chagrin.

Mais, hélas ! tout fut inutile…

Anna demeura introuvable.

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