L’enfant mystérieux

Chapitre 6Où le fisc vient fourrer son nez.

 

L’avant-veille au soir, vers environ dixheures, une grande chaloupe, qui descendait le fleuve, vint virerde bord près de l’extrémité sud de l’île à Deux-Têtes. Ellelouvoyait contre une assez forte brise de vent d’est et, pousséepar ses quatre voiles bordées presque à plat, elle filait comme undauphin sur la mer agitée, ne s’attardant pas à suivre le contourdes vagues, mais les divisant et les renversant sous sa fineétrave, à la façon d’une double charrue.

Les grosses volutes blanches qui sedéroulaient sous son avant et la pluie d’étincelles liquides qui enjaillissait montraient assez que cette embarcation était une finemarcheuse. Et, véritablement, elle faisait plaisir à voir,fortement penchée sur son flanc de tribord et laissant derrièreelle un sillon lumineux, pendant que son immense voilure recevaitd’aplomb le souffle puissant du nord-est.

Des huit hommes qui la montaient, troisétaient assis à l’arrière, sur le banc en forme de fer à cheval,tandis que les cinq autres se tenaient respectueusement à l’écart,entre le mât de misaine et le grand mât.

Parmi les premiers, un homme de haute taille,à l’air martial, tenait la barre. Il était vêtu d’un longpar-dessus boutonné jusqu’au menton et coiffé d’une casquette demarin.

Disons de suite que cet homme était lecapitaine de la police riveraine, à Québec.

Son voisin de droite – un gaillard qui n’avaitpas l’air d’avoir froid aux yeux, lui non plus – portait un costumebleu à boutons jaunes, qui « sentait la douane à pleinnez », comme aurait dit la Gaffe.

Effectivement, c’était un officier dedouane.

Quant à l’autre, assis à la gauche ducapitaine et serré dans sa redingote comme dans un fourreau deparapluie, il n’avait pas l’attitude militaire de ses compagnons,bien qu’il en eût la taille. Long, sec, maigre, efflanqué, l’œilsombre, la lèvre amère, parlant peu, absorbé dans ses réflexions,il avait un faux air de détective ou de conspirateur.

Ce n’était pourtant ni l’un ni l’autre :c’était… devinez qui… Oh ! mais non, vous n’arriveriez pas. –Eh bien ! c’était maître Antoine Bouet, en… peau et en os.

Que diantre faisait-il en pareillecompagnie ? Sa fortune, parbleu ! Et rondement, s’il vousplaît.

Le jour même, il avait informé le collecteurde la douane, à Québec, qu’il pouvait faire tomber entre ses mainsune goélette contrebandière, avec sa cargaison, moyennant une primeraisonnable.

On tomba vite d’accord, et Judas-Antoine, sûrde ses trente deniers, dénonça formellement l’Espérance,comme pratiquant la contrebande sur une grande échelle.

Grâce à une lettre du capitaine Hamelin,adressée à Pierre Bouet, ces jours derniers, et dont le beauparleur réussit à prendre connaissance, il put indiquer à peu prèssûrement au collecteur le lieu de débarquement des marchandisesfraudées et la nuit où s’opérerait ce débarquement.

En dénonçant ainsi le capitaine Hamelin,Antoine faisait d’une pierre deux coups : d’abord il réalisaitun joli bénéfice ; puis il se vengeait d’un homme qu’ilhaïssait de tout l’amour que lui témoignait sa filleule Anna.

Voilà pourquoi nous le trouvons, dans lasoirée du 19 juillet, en compagnie des agents de l’autorité.

La chaloupe continua de descendre le fleuvejusque par le travers nord de l’île aux Oies, laissantsuccessivement sur sa droite la Grosse-Île, l’îleSainte-Marguerite, l’île aux Grues, l’île aux Corneilles et l’îleau Canot ; mais, une fois là, elle rencontra le courant demontant et dut virer de bord, pour revenir vent arrière à l’île àDeux-Têtes.

Vers environ une heure du matin, elleabordait, toujours guidée par Antoine, en face de la partie sud-estde l’île, à une centaine de pieds de hautes falaises qui semblaientn’avoir aucune solution de continuité.

Cependant, le beau parleur sauta à terre,suivi des deux officiers, et se dirigea vers cette muraille derochers infranchissables. Arrivé à une dépression complètementmasquée par des vignes sauvages, il se retourna vers sescompagnons.

– Vous avez des allumettes ?demanda-t-il.

– J’ai mieux que cela, répondit le capitainede police, en démasquant le foyer d’une lanterne sourde.

– Très bien ! fit Antoine ;approchez et voyez par vous-mêmes si la chaloupe sera ici ensûreté.

Il entrouvrit alors le rideau de vigne etlaissa passer les deux officiers.

– Superbe ! s’écrièrent ceux-ci. Nousferons de cette cachette notre quartier général.

Les rayons de la lanterne éclairaient unesorte de four naturel, profondément creusé sous la falaise etpouvant aisément contenir la chaloupe et les hommes qui lamontaient.

L’embarcation fut immédiatement dégrée ettraînée jusque-là, laissant dans le sable ce sillon fortementimprimé que notre ami la Gaffe observa le lendemain.

Puis les hommes s’installèrent de leur mieuxpour dormir, qui dans la chaloupe, qui sur le sable fin de lacaverne.

Les officiers et leur guide restèrent dehorset s’entretinrent longtemps à voix basse. Ils en arrivèrentprobablement à la conclusion que l’Espérance n’arriveraitpas, cette nuit-là, car le capitaine dit :

– Ma foi, mon cher Bernier, je crois que ceque nous avons de mieux à faire, c’est d’aller nous coucher,puisque monsieur veut bien se charger de veiller. Voyez noshommes : ils ronflent déjà comme des bienheureux.

– Il le faut bien ! soupira l’officier dedouane. Tout de même, cette endiablée goélette devrait bien semontrer plus économe de notre temps.

– Bah ! fit le policier, le service iciou à Québec, c’est toujours le service.

– C’est vrai, mais je crains que ce service nesoit guère agréable pendant la longue journée de demain. Queferons-nous pour tuer le temps ?

– Ce que nous ferons ?… En vérité, monexcellent collègue, vous vous faites du mauvais sang pour bien peude chose… Mais nous pêcherons, nous chasserons, nous nouspromènerons, nous nous baignerons…

– Tout doux ! monsieur le capitaine, vousne ferez rien de cela s’il vous plaît ! interrompit Antoine,en étendant son grand bras.

– Pourquoi pas, l’ami ?… Auriez-vous, parhasard, l’intention de m’en empêcher ?

– Oui, avec votre permission.

– Sacredié ! voilà qui est cocasse etdépasse…

– Écoutez… poursuivit le beau parleur,toujours calme, et quand vous m’aurez entendu, j’ose croire quevous serez de mon avis.

– Voyons cela.

– Vous n’avez pas l’intention de compromettrele succès de l’expédition, n’est-ce pas ?

– Non, certes… Mais, puisque la goéletten’arrivera que la nuit prochaine, je ne vois pas…

– C’est que vous ne connaissez guère Hamelin.Un finaud, messieurs, un homme redoutable, qui a plus d’un tourdans son sac !

– Fort bien. Après ?

– Après ?… Croyez-vous qu’un aussi habilecontrebandier va venir, comme ça, se fourrer dans la gueule duloup, sans s’assurer que la place est libre, qu’il n’y a pas dedanger à courir ?

– Comment l’entendez-vous ?

– J’entends qu’il ne manquera pas d’envoyer enéclaireur quelque émissaire, cette nuit ou dans le cours de lajournée, lequel émissaire lui indiquera, par un signal convenu, ouira lui dire de vive voix, qu’il n’y a rien de suspect ici, qu’ilpeut aborder sans crainte.

– Il a raison, répliqua le douanier : ilfaudra consigner vos hommes, capitaine, et ne nous montrernous-mêmes qu’avec la plus grande circonspection.

– Voilà qui dérange singulièrement monprogramme, répondit en souriant l’officier de police ; maisnous ferons de nécessité vertu.

Puis il se mit à fredonner avec une gravitécomique :

Ah ! c’est un métier difficile,Garantir la propriété, Défendre les champs et la ville Du vol et del’iniquité !…

Ce grand diable de policier était décidémentun joyeux compagnon, malgré son apparence formidable.

On s’alla coucher sur l’air de Nadaud, quecontinua à chantonner le capitaine, en faisant ses apprêts.

Resté seul, Antoine contourna les rochers parleur angle septentrional et les escalada au premier endroit où lachose fut possible. Arrivé au sommet le plus élevé, il examinaattentivement le fleuve, qu’éclairait alors la maigre lueur desétoiles.

Pas une voile dans le chenal nord. Au sud,quelques gros navires filant vent arrière, sur leurs seuls huniersde misaine.

– Allons ! se dit Antoine, rien à fairecette nuit : ce sera pour la prochaine. Tant mieux !j’aurai le temps de mettre Tamahou sur ses gardes et de l’empêcherde commettre quelque bêtise : ce qui n’aurait certainement pasmanqué si cet enragé capitaine avait mis à exécution son projet deflâner et de s’ébattre dans l’île, toute la journée de demain… Maisl’ai-je maté un peu avec mon histoire de précautions à prendre etd’émissaire envoyé par Hamelin !… C’est que je suis de force àleur tenir tête, moi, à ces policemen d’eaudouce !

Sur cette conclusion vaniteuse, Antoine se miten marche pour les grottes, où il avait à conférer avec soncomplice.

Quand il n’en fut plus qu’à une faibledistance, il mit deux doigts dans sa bouche et allait faire lesignal convenu ; mais la vue d’un être humain, adossé à lafalaise et gesticulant dans le clair-obscur, l’arrêta net.

Étonné d’abord au-delà du possible, il netarda pas à reprendre ses esprits, en reconnaissant dans cepersonnage diabolique son ami Tamahou.

Le sauvage avait en main un cornet d’écorce debouleau et près de lui un petit baril, sur lequel il s’appuyaitamoureusement.

Il paraissait aux trois-quarts ivre et separlait tout seul, à mi-voix.

– Satané tombeau ! grommela Antoine, ilne manquait plus que cela… Où diable a-t-il pêché cebaril ?

Sans plus réfléchir, il s’approcha rapidementet touchant l’épaule du sauvage :

– Tamahou ! appela-t-il.

– Aoh ! gronda l’ivrogne, qui fut sur sesjambes en un clin d’œil et fit le geste de prendre son fusil.

Heureusement que celui-ci était resté dans lesgrottes, car la carrière du beau parleur eût pu être interrompueprématurément.

Tamahou n’en tira pas moins son poignard etallait en frapper l’imprudent visiteur, quand ce dernier,comprenant enfin le danger, s’écria :

– C’est moi, Antoine… Es-tu fou ?

– Antoine ?… Tiens, c’est vrai… Fallaitparler plus tôt, mon homme !

– Que diable fais-tu là ?

– Ce que je fais ?… Hé ! hé !je bois de l’eau-de-feu, donc.

– Qui t’a donné ce baril ?

– Je l’ai trouvé… Oh ! c’est une belleîle que celle-ci, et j’y veux finir mes jours… Il y a de tout, mêmede l’eau-de-feu et des femmes.

– Je sais bien qu’il y a des femmes,c’est-à-dire une femme…

– Et une belle, encore !… Tu sais quej’en veux faire la mienne, hein ?… Nous nous marionsdemain !… c’est entendu… Hé ! hé ! je suis un joligarçon, moi, et, là-bas, j’ai tiré l’œil à bien des jeunesfilles…

– Au fait, pourquoi pas ? réponditAntoine, riant d’un mauvais rire. Et elle consent ?

– Je voudrais bien voir qu’elle refusât unhomme comme moi ! repartit Tamahou, épanouissant sa hideusefigure.

– Ce serait drôle, en effet, répliqua le beauparleur, avec un grand sérieux. Mais tu ne me dis pas où se trouveta cachette d’eau-de-feu ?

– Au nord de l’île, dans le fond du ravin… Cesont les manitous du fleuve qui la déposent là.

– Les manitous ?… Oui… sous la forme ducapitaine Hamelin et de ses hommes… murmura Antoine. Voilà unedécouverte qui va singulièrement nous aider.

– Tu dis ? demanda le sauvage.

– Je dis, mon cher Tamahou, que ce ne sont pasles manitous qui ont laissé ce baril d’eau-de-feu, mais bien lecapitaine Hamelin, tu sais ?… l’amoureux de ta prisonnière.Cet homme est un contrebandier qui cache sa marchandise ici. Ilarrivera la nuit prochaine, avec sa goélette, et nous lepincerons.

– Ah ! le gueux ! je veuxl’étrangler de mes mains.

– Non pas. Tu vas te cacher, au contraire, carj’ai avec moi la police de Québec…

– Aoh !

– Et tu n’aimes pas, je suppose, à ce qu’ellete voie ?

– Non, par les os de mon père ! Maisdis-tu vrai ?… En ce cas, je me cache de suite… Où est-ellecampée ?

– À l’est de l’île. Nous partirons demain,dans la nuit. Jusque-là, ne bouge pas et arrange-toi pour que lesgrottes ne soient point découvertes.

– Sois sans crainte, répondit Tamahou presquedégrisé. Ne vas pas me vendre, mon petit Antoine.

– Te vendre ? Allons donc ; puisqueje suis venu, au contraire, pour te mettre sur tes gardes.D’ailleurs, je ne trahis jamais ceux qui me servent bien.

– À la bonne heure !… Et tu consens ànotre mariage ?

– Nous en reparlerons. En attendant, fais tacour, et ne t’enivre pas trop, si tu veux réussir.

– Oh ! pour réussir, j’en suissûr !… D’ailleurs, au besoin, je me passerais de sonconsentement, vois-tu ?

– Ce serait un peu forcer la note… Enfin, nousverrons. Maintenant, donne-moi une gorgée de ton eau-de-feu. Jeretourne au campement.

Tamahou versa à son complice un plein cornetde boisson, que celui-ci avala d’un trait. Puis ils se séparèrent,l’un pour rentrer dans les grottes et s’y barricader, l’autre pourcontinuer sa garde autour de l’île.

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