L’enfant mystérieux

Chapitre 1Une veillée chez Pierre Bouet.

 

Le soir du 15 septembre 1840, Pierre Bouetfumait tranquillement sa pipe dans un coin, pendant que Marianne,sa chère moitié, lavait la vaisselle et desservait la table.

Le bonhomme venait de souper et s’absorbaitbéatement dans la nicotine, avec autant de voluptueuse gravitéqu’un Osmanli plongé dans l’extase du Kief. Il regardaitsans les voir les nuages capricieux que chassaient ses grosseslèvres, laissant errer sa pensée libre de tout contrôle, comme unhonnête mortel à qui les soucis sont inconnus.

En effet, Pierre Bouet n’avait pas de soucis,– sauf peut-être un seul… que bien des gens regardent plutôt commeune faveur signalée : il n’avait pas d’enfants.

À part ce petit désagrément, Pierre Bouetvivait heureux et se trouvait content de son sort.

Et, ma foi, il n’avait pas tort.

Ses foins étaient engrangés en bon ordredepuis un mois ; il avait terminé le jour même la récolte deson avoine et de son seigle, sans oublier celle du sarrasin, despois et d’une notable quantité de blé, dont les gerbes doréesbondaient sa batterie. Ses patates restaient encore en terre, ilest vrai, mais elles avaient une magnifique apparence, et lesgelées n’étaient pas à craindre.

Que fallait-il de plus à Pierre Bouet, un descultivateurs les plus aisés de Saint-François, – petite paroissefièrement campée sur la pointe orientale de l’îled’Orléans ?

Il était donc heureux… du moins autant quel’insatiable nature humaine le comporte ; et n’eût été cettechagrinante pensée que tout ce bien-être dont il jouissaitpasserait, après sa mort, faute d’héritier direct, à descollatéraux, Pierre Bouet n’aurait pas échangé son sort contre unempire.

Mais, hélas ! il fallait bien prendre sonparti de cette éventualité, car décidément Marianne – qui allaitavoir cinquante ans – ne suivrait pas l’exemple de la Sarahbiblique…

Ce soir-là donc, Bouet, installé dans son coinprivilégié, fumait sa pipe, comme nous l’avons dit, tandis queMarianne vaquait aux soins du ménage.

Les deux époux, absorbés dans leur occupationrespective, n’échangeaient pas une parole.

Ce ne fut que lorsque Marianne eut finid’enlever la vaisselle du souper, d’essuyer la table, sur laquelleelle étendit un tapis de toile cirée, et que, s’étant munie de sontricot, elle se fut assise, que Pierre Bouet sortit de sa torpeur.Il aspira coup sur coup une demi-douzaine de bouffées de fumée etappela :

– Hé ! bonne femme ? Celle-ci relevala tête.

– Qu’est-ce que c’est, Pierrot ?dit-elle.

– Quel jour c’est-il aujourd’hui ?

– C’est aujourd’hui mercredi, donc.

– C’est pas ça que je te demande : quelquantième du mois ?

– Ah ! dame, j’en sais rien ; toutce que je peux dire, c’est que c’était le douze, dimanche.

– Le douze, dimanche ?… Eh bien ! çafait pour aujourd’hui…

– Ça fait…

– Le quinze, ratatinette ! Compte un peu,voir : le douze, dimanche ; le treize, lundi ; lequatorze, mardi, et…

– Le quinze, mercredi… c’est pourtantvrai !

– Et le quinze de septembre encore !

– Mais oui. Comme ça passe vite ! Il sefit un silence de quelques secondes. Les deux époux semblaient unpeu embarrassés, avec une pointe d’émotion dans le regard. Le pèreBouet reprit le premier :

– Il y a juste cinquante ans que tu es dans lemonde, ma pauvre vieille, car c’est aujourd’hui ta fête.

– Déjà ?

– Comme je te le dis, Marianne, et je te lasouhaite de tout mon cœur.

Le brave cultivateur se leva et s’en futembrasser cordialement son épouse sur les deux joues.

– Ah ! mon homme ! ne put que direla bonne Marianne, dont les yeux étaient humides.

– Oui, oui… les années passent vite, grommelaBouet, pour donner le change à sa propre émotion ; nous nousen allons, Marianne, nous nous en allons…

– Hélas ! oui : cinquante ans !il passe midi, murmura la vieille.

– Sans compter que j’en ai cinquante-cinq,moi !… Encore, si nous ne partions pas tout entiers… si nouslaissions quelqu’un après nous ! continua le mari, poursuivantune pensée qui l’obsédait depuis longtemps.

– Que veux-tu ?… Dieu ne l’a pas voulu,répliqua tristement l’épouse.

– J’aurais donné dix ans de ma vie pour unenfant ! s’écria Pierre Bouet, en se rasseyant et bourrant sapipe.

– Et moi donc ! exclama Marianne.

Nouveau silence. Les deux vieux évoquaientdans leur esprit les vives espérances, les alertes joyeuses et lesdéceptions réitérées que ce tenace désir de paternité leur avaitvalues. Les cinquante ans de Marianne fermaient maintenant pourtoujours la route à toutes ces illusions, qui n’avaient pas étésans charmes, pour ne laisser comme réalité que le foyer vide et lepetit berceau à l’état de rêve évanoui.

Pierre Bouet lança un véritable nuage de fuméeet reprit d’une voix amère :

– Et dire, ratatinette ! qu’il y a desfainéants et des propres à rien dont les maisons sont pleinesd’enfants !… Vois, par exemple, mon garnement de frère,Antoine. Ça vous a mangé un beau bien en moins de vingt ans ;ça vit on ne sait comment ; c’est plaideur, dépensier, sanstalents, sans religion et, par-dessus tout ça, ivrogne comme uneéponge… Eh bien ! ça vous a un gars et une fille qui sont priscomme des sapins. C’est pas juste, à la fin des fins !

– Pierre, Pierre, interrompit doucement lapieuse Marianne, ce que tu dis là n’est pas bien, mon homme. Ilfaut se contenter de ce que le bon Dieu nous envoie et ne pasenvier le bien d’autrui. Antoine est père de deux enfants, c’estvrai, mais il n’a pas, comme nous, toujours du pain dans lahuche.

– À qui la faute, je te le demande ? Il aeu autant de terre que moi sous les pieds. Si, au lieu de faire lebeau parleur et de fêter avec ses pareils de l’Argentenay,où il a pris femme, il avait charrié du fumier sur ses clos etrechaussé ses patates en temps, se verrait-il à la pocheau jour d’aujourd’hui ?… Pas vrai, Marianne ?

– Pour ça, il n’y a pas à dire ;mais…

– Et penser que je me suis échiné, et toiaussi, du matin au soir pour ce vaurien-là, qui héritera de nous,faute d’avoir à qui donner le fruit de nos sueurs !… Ça mechacote, vois-tu, ma vieille.

– Quand on est mort, on n’a plus besoin derien : à quoi bon se chagriner, mon pauvre Pierre ?

– Au fait, tu as raison : n’y pensonsplus… Et, d’ailleurs, c’est mon frère, après tout.

Pierre Bouet se rasséréna, avec cettephilosophie insouciante particulière aux natures bien faites. Lebrave homme avait, comme cela, de temps à autre, des accès demauvaise humeur contre son frère unique Antoine, qu’il accusait deparesse et de manque de prévoyance ; mais, une fois la crisepassée, Pierre Bouet redevenait lui-même, c’est-à-dire le meilleurdes hommes.

La veillée s’écoula sans autres incidents.Vers dix heures, Pierre se leva, alluma un fanal, se munit d’unepoche et d’un petit baquet où grouillaient des centaines de vers deterre, puis il sortit, annonçant à sa femme qu’il serait de retourdans une couple d’heures. Marianne continua de tricoter.

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