L’enfant mystérieux

Chapitre 5Les nouveaux Robinsons.

 

Revenons maintenant à nos amis de l’île àDeux-Têtes, que nous avons laissés dans une position assezcritique, comme se levait le soleil du 20 juillet.

Plus de goélette ! plus dechaloupe !…

L’une fuyant vers Québec, toutes voilesdéployées, à la barbe de son capitaine et de la majeure partie del’équipage ! l’autre disparue, enlevée, d’une façon encoreplus mystérieuse, puisqu’elle venait à peine d’être solidementancrée, à l’abri de la bourrasque, dans la petite baie !

Le capitaine et ses matelots, après avoir jetéle cri d’alarme rapporté dans l’avant-dernier chapitre, gardèrentun morne silence, suivant des yeux la silhouette de leur pauvrevaisseau qui s’effaçait peu à peu dans les brumes du matin.

Puis, quand ce ne fut plus qu’une tachegrisâtre au milieu des embruns du fleuve, Hamelin se laissa choirsur un rocher, en proie au plus profond accablement.

– Oh ! mes pressentiments !…murmura-t-il… Ruiné ! me voilà ruiné !… Je fais naufragejuste en arrivant au port ! Et il s’étreignit le front, de sesmains crispées.

En présence d’une douleur si étrange et siinexplicable pour elle, Anna demeura d’abord frappéed’étonnement ; mais sa vaillante nature secoua vite cetteimpression rapide. S’approchant du capitaine, elle lui parla avecdouceur et tendresse, trouvant dans son cœur toutes les raisonsimaginables pour lui prouver que le départ de l’Espérancepouvait être le résultat d’une erreur, d’un accident survenu,d’ordres mal interprétés, mais non d’une trahison et d’uncrime ; qu’il n’y avait pas là, après tout, de quoi se désoleroutre mesure ; que la goélette se retrouveraitcertainement ; que, la chaloupe fût-elle perdueirrémédiablement, ce n’était pas là un malheur suffisant pourabattre un homme fort… et que sais-je, encore ?

Hélas ! la pauvre enfant ne se doutaitguère que son fiancé jouait, depuis longtemps, la hardie, maisterrible partie de la contrebande, et que, selon toute probabilité,il venait de la perdre.

Quoi qu’il en soit, Hamelin parut se rendre augénéreux raisonnement de l’orpheline, bien qu’au plus profond deson être, il sentît un invincible découragement succéder à sesillusions d’autrefois. Non pas qu’il tînt à la fortune pour lesjouissances égoïstes qu’elle procure ! mais, s’il avait jouégros jeu et risqué beaucoup, c’était pour assurer une heureusevieillesse à sa mère et acquérir le droit d’épouser l’héritière dePierre Bouet, sans s’exposer à des soupçons et des commérages, dontsa fierté ombrageuse n’aurait pu s’accommoder.

Et voilà que, par une fatalité inouïe, aprèsavoir vaincu tous les obstacles, esquivé tous les périls, au momentmême où il allait jouir en paix du fruit de ses expéditionsaudacieuses, une trahison inexplicable le livrait à sa vieilleennemie, la Douane.

Car le commandant de l’Espérance nes’était pas un instant fait illusion en voyant sa goélette déplacéede son mouillage et filant vers Québec : la contrebandière,avec sa riche cargaison, était bel et bien tombée entre les mainsdes douaniers !

Seulement, il ne s’expliquait pas comment lachose s’était faite avec tant de secret et de rapidité. Il fallaitde toute nécessité que quelque chaloupe douanière, avertie par untraître au fait des agissements de l’Espérance, fût venues’embusquer dans les parages de l’île à Deux-Têtes et, de là, eûtguetté une occasion favorable pour opérer – occasion que ledébarquement du capitaine et de trois de ses hommes n’avait quetrop tôt fournie.

Tels étaient les pensées et les raisonnementsqui se heurtaient dans la tête de Charles Hamelin, pendantqu’affaissé sur le sol, il écoutait les bonnes paroles d’Anna.Pensées et raisonnements qui n’étaient pas de nature à lui releverle moral, il faut l’avouer !

Quant aux matelots, groupés à l’écart, ilsrespectaient la tristesse de leur capitaine et paraissaient aussiaffectés que lui, mais d’une façon différente.

Une sourde colère, mêlée de stupéfaction, selisait dans leurs regards fixés vers le point du fleuve oùdisparaissait l’Espérance. Les poings serrés, silencieux,et plantés fermes sur leurs jambes, ils avaient l’air de n’en pascroire leurs yeux et de trouver la plaisanterie un peu forte… Onaurait dit qu’ils s’attendaient d’une minute à l’autre à voir lagoélette virer de bord et tirer des bordées pour revenir àl’île.

Mais elle s’envola tout à fait, comme nousavons dit, et la Gaffe exhala un formidable juron, qu’amortitheureusement un non moins formidable soupir :

– Cré nom !… c’est qu’elle est partiepour de bon, oui-dà !

– C’te bêtise ! ricana sèchementFrancis : comme si une honnête goélette pouvait s’amuser àjouer des tours à ses matelots !

– Et la chaloupe ?

– Partie aussi, donc !

– De sorte que nous voilà prisonniers, commeRobinson Crusoé dans son île ?

– Tout juste.

– Que penses-tu de cela, Francis ?

– Et toi, Thomé ?

– Oh ! moi, je pense que ça ne sent pasbon ! répondit le troisième matelot, hochant la tête.

– Pas bon ? pas bon ? gronda laGaffe, en serrant les poings avec une colère contenue : jevous dis, moi, que ça pue, que ça pue la douane, la police, et toutle tremblement, nom d’une drisse de pavillon hollandais !

De toute évidence, cette conclusion énergique,les deux camarades de la Gaffe la partageaient entièrement, car ilsne répondirent pas, se contentant de mâcher leur chique avecfureur.

Le capitaine s’était levé, d’ailleurs, et,après avoir inspecté une dernière fois le fleuve, il s’approchad’eux.

– Mes amis, dit-il, la goélette est partie, lachaloupe disparue… Comment ? pourquoi ?… Je n’en saisrien et n’ai pas à m’en occuper pour le moment. L’essentiel est desortir d’ici le plus vite possible : n’est-ce pas votreavis ?

– Sans doute, capitaine, répondirent lesmatelots.

– La première chose à faire, suivant moi,reprit Hamelin, qui semblait avoir recouvré toute son énergie, estde chercher une embarcation dans l’île. S’il ne s’en trouve pas, ehbien, nous aviserons.

– Il doit toujours bien y avoir leflat ou le canot du Sauvage, observa Francis.

Ce mot de Sauvage fit froncer le sourcil aucapitaine et tressauter la Gaffe. Tous deux se rappelèrent alorsque Tamahou avait à se venger et qu’il n’était que temps de prendreses précautions contre lui.

Ils se rapprochèrent d’un même mouvement et separlèrent à voix basse.

– Eh bien ! la Gaffe, qu’as-tu à medire ?

– Ce que vous pensez vous-même, capitaine, quenous avons fait une grosse bêtise en lâchant ce bouledogue.

– Nous aurions dû, au moins, prendre ses armeset le mettre dans l’impossibilité de nuire.

– C’est clair ; mais qui pouvaitpenser ?…

– Tu as raison. À présent, nous voilà en sonpouvoir : il est trop tard.

– Qui sait ?… Tenez, capitaine, veillezsur la jeune fille, avec Thomé et Francis : moi, je cours auxgrottes, en fouillant un peu l’île.

– Prends au moins un compagnon.

– Merci, capitaine : je préfère allerseul. À deux, nous nous nuirons mutuellement.

– Va donc, mon brave la Gaffe ; mais soisprudent : un malheur est vite arrivé.

– Oh ! soyez tranquille, et veillezplutôt sur vous autres, en vous installant, sans plus tarder, dansla cache.

– Au fait, je ne vois pas de meilleur endroitpour le moment. Tu nous retrouveras là.

– C’est dit. À tantôt, capitaine !

– Bonne chance ! La Gaffe s’enfonça dansles massifs de sapins, et le capitaine rejoignit ses deux autrescompagnons. En quelques paroles, il les eut bientôt mis au courantde la situation, qui était grave. En effet, bien qu’ils fussentquatre hommes courageux pour défendre Anna, ils ne s’en trouvaientpas moins à la merci d’un ennemi mortel, parfaitement armé etconnaissant en détail le moindre fourré de l’île, lorsque euxétaient absolument sans armes de longue portée – le revolver ducapitaine étant resté dans les grottes. De plus, ils n’avaient rienà manger et pas la plus mince perspective de se procurer des vivresavant de traverser le fleuve. Or, quand le pourraient-ils, si laGaffe ne découvrait aucune embarcation dans sa tournée ? Lesmatelots convinrent qu’ils naviguaient sur une mer plus mauvaisequ’ils ne l’auraient cru et promirent de veiller au grain. Ons’occupa de suite des précautions à prendre, en cas d’agression.Anna fut transportée dans la cache et put reposer sur un bon lit defougère. Puis on barricada, au moyen de branchages et de grossespierres, l’ouverture de cette excavation ayant vue sur la crête duravin. Cela fait, Francis et Thomé se placèrent en sentinelles surles points les plus élevés du plateau, armés tous deux de solidesgourdins et abondamment pourvus de cailloux.

Puis l’on attendit le retour de la Gaffe.

Le brave matelot devait se trouver alors enplein pays ennemi, car il y avait plus d’une heure qu’ilétait parti, et il faisait grand jour.

Se faufilant comme une couleuvre entre lessapins touffus et pressés les uns contre les autres, la Gaffe étaitd’abord parvenu sans encombre jusqu’à cet endroit du plateauseptentrional où il s’abaisse en pente douce et se rapproche duniveau de la haute mer.

Là, il fit une courte halte pour inspecter leslieux.

Devant lui s’étendait une quinzaine d’arpentsde prairie, plantée confusément de toutes sortes d’arbres, mais oùle regard pouvait assez facilement pénétrer. Il pouvait voir sur sadroite, en contrebas, le tapis grisâtre de la grève qui fait face àl’île aux Reaux, intercepté ci et là par des bouquets de grandesaulnes ou de genévriers sauvages. Mais la grève de gauche, un peuplus éloignée, était complètement masquées par un épais rideau dechênes, entremêlés d’arbustes et de hautes fougères.

La Gaffe eut un instant de perplexité.

Allait-il prendre à droite et tâcherd’atteindre les grottes par une course hardie et à découvert,trompant ainsi l’attente probable de Tamahou, qui devait supposernaturellement plus de prudence chez ses ennemis ?

Ne valait-il pas mieux, au contraire, gagnerla grève de l’est et explorer, sous le couvert protecteur desarbres, cette partie moins connue de l’île ?

Le matelot s’arrêta à ce dernier projet, commeoffrant plus de sécurité et aussi plus de chance de trouverl’embarcation du Sauvage, et – qui savait ? – peut-être mêmela propre chaloupe du bord.

Il coupa donc en diagonale le plan incliné quis’abaissait devant lui et s’engagea résolument, quoique avec lesplus grandes précautions pour ne pas être vu, sous la longue lignede chênes alignés en face du rivage oriental, comme une muraille deverdure.

Sa course l’amena bientôt au pied ducontrefort méridional de l’île, sans avoir rien rencontré desuspect.

Là encore, la Gaffe eut à choisir entre deuxalternatives : grimper sur le plateau et se rendre aux grottesen « piquant au plus court », ou bien suivre le pied desfalaises, en les contournant à l’ouest, de manière à compléterainsi l’exploration des rivages de l’île.

Il adopta de préférence cette dernière voie,ne voulant pas négliger la plus faible chance de découvrir, soit lachaloupe, soit le canot du Sauvage.

Abandonnant donc la région boisée, la Gaffeprit la grève et longea les falaises, se cachant derrière chaqueangle, se faufilant dans toutes les fissures, explorant le pluspetit recoin.

Rien ! Pas le moindre vestiged’embarcation ! pas la plus légère trace de Tamahou ?

Seulement, dans une anse profonde quis’enfonçait jusque sous une voûte de rochers, vers l’angle sud-estde l’île, le marin fit une étrange découverte…

C’étaient deux sillons parfaitement visibles,creusés dans le sable par la quille d’une chaloupe, qu’on avaittraînée jusque là, puis redescendue vers la mer. De nombreusespistes, fortement imprimées de chaque côté de ces sillons, nelaissaient aucun doute à cet égard.

La Gaffe pensa avaler sa chique.

– Oh ! oh ! se dit-il, ça m’a toutl’air de sentir furieusement la douane par ici… Voilà bien lerepaire de nos pirates. Ah ! si l’on avait pusavoir !…

Oui ! mais, justement, l’on n’avait pusavoir, et le mal était fait.

Sur cette conclusion, notre marin se remit enroute, fouilla, inspecta, étudia tout, jusqu’à ce qu’il fut arrivéà quelque distance des grottes.

Pas plus de Tamahou que sur la main ! pasplus d’embarcation qu’au sommet du cap Tourmente !

La Gaffe, passablement intrigué, s’avançaencore d’une vingtaine de pas, se collant contre la muraille derochers ; puis, rencontrant une légère saillie, il se blottitderrière et demeura coi.

Dix verges au plus le séparaient alors duchâteau-fort de l’ennemi. Quelques pousses de bouleaux nains,émergées des fissures de la falaise, lui permettaient d’avancer unpeu la tête et d’entrevoir l’ouverture que lui et ses camaradesavaient franchie, la nuit précédente.

Tout paraissait tranquille et désert. Mais laGaffe n’était pas homme à se payer d’apparences, et il attendit unebonne demi-heure avant de risquer un mouvement. Rien ne bougea.Aucun bruit, si faible qu’il soit possible à un bruit de l’être, nese fit entendre.

Enhardi par ce silence, et de plus un peuagacé par une si longue attente, la Gaffe sortit de sa cachette etse glissa comme une ombre jusqu’à l’entrée même des grottes.

Il serrait dans ses mains deux gros cailloux,prêt à assommer le Sauvage, s’il se montrait à l’improviste etarmé. Mais il n’eut pas besoin d’en venir là, car Tamahou, ivremort sans doute, ne donna pas le moindre signe de vie.

Ce que voyant, la Gaffe risqua un œil, puisdeux, dans la fissure, qu’il s’attendait à trouver fermée etbarricadée.

Chose étrange ! la porte étaitgrande ouverte, et la grosse pierre qui en tenait lieuordinairement, appuyée contre la paroi latérale, semblait inviterle visiteur à entrer.

En homme bien élevé, la Gaffe ne se le fit pasdire deux fois et pénétra hardiment dans la première grotte…

Elle était déserte !

D’un bond, il sauta dans la seconde…

Vide aussi !

Pas une arme, pas une bouchée, pas le moindreustensile, pas même le plus grossier morceau de linge !

Tamahou avait déménagé, c’était évident.

Maître la Gaffe, qui s’attendait à tout enfaisant irruption chez l’ennemi, ne s’attendait pas àcelle-là. Aussi demeura-t-il tout interloqué et, pour laseconde fois, faillit avaler sa chique.

Cependant, il n’en fit rien et préféra selivrer à une minute de réflexion. De cette minute de réflexionnaquit le syllogisme suivant – lequel nous prouve que la Gaffeavait la logique serrée, quand il le voulait :

– Ou il a laissé l’île, ouil ne l’a pas laissée…

Il, c’était Tamahou.

Satisfait de ces prémisses irréprochables, lebrave matelot s’approuva lui-même, en se donnant un coup de poingsur le genou. Puis il continua aussitôt :

– S’il est parti, tant mieux : que lediable l’emporte !… S’il n’est pas parti, c’est qu’il estresté et que… Ah ! mais, le gueux ! le requin ! lecachalot ! il m’a joué le tour et fusille peut-être, à l’heurequ’il est, mes camarades et mon capitaine… Vite, courons !

Et la Gaffe, à cette conclusion qu’il venaitd’arracher des pattes de son syllogisme, bondit hors des grotteset, prenant par le plus court, arriva comme une bombe auprès dessiens.

Ces derniers, le croyant poursuivi, se mirentsur la défensive. Mais lui :

– Vous ne l’avez pas vu ?

– Qui ça ?

– Le Sauvage ?

– Non. Et toi ?

– Moi, non plus.

– Et bien ! qu’y a-t-il alors et pourquoicette course ? demanda le capitaine.

– Il y a, répondit la Gaffe tout horsd’haleine, il y a que je le croyais ici occupé à vous fusiller.

– Allons donc ! Tu n’as riendécouvert ?

– Rien de rien, pas la queue de rien. Lacambuse est vide et l’homme a levé l’ancre. S’il n’a pas quittél’île en canot ou autrement, je vous engage à vous défier, carcette disparition inexplicable ne vaut pas grand-chose pour nous,j’en ai peur.

– Au diable ! fit le capitaine ;c’est assez nous occuper de cet homme… Pensons plutôt à nous et auxmoyens de sortir de cette prison. Ainsi, pas uneembarcation ?

– Pas une ! répondit la Gaffe.

– Et pas moyen de gagner Saint-Françoisautrement ?

– Je ne dis pas ça, capitaine… Il y aplusieurs moyens, au contraire : d’abord, nous pouvonsconstruire un radeau et nous laisser dériver sur l’île auxReaux…

– Et une fois là ?

– Une fois là, nous cherchons une chaloupe, unflat, un canot, n’importe quoi.

– Je crains bien qu’il n’y en ait pas plusqu’ici.

– C’est aussi mon opinion.

– Alors ?…

– Alors, en cas de non réussite, nousrembarquons sur notre radeau et filons à l’île Madame.

– Bien. Mais qui nous dit qu’à l’îleMadame ?…

– Oh ! je ne jurerais de rien… Dans tousles cas, nous serons aussi avancés qu’ici.

– C’est vrai. Mais tout cela prendra du temps,et nous avons déjà le ventre passablement vide.

– Nom d’un cabestan ! à qui ledites-vous !

– N’as-tu pas d’autre plan ?

– Si, si, j’en ai un autre.

– Lequel ?

– Je puis traverser à la nage et vous ramenerune chaloupe de l’île d’Orléans.

– Non, non, pas de ça : le trajet esttrop long et trop dangereux. Merci, tout de même, mon bravemarsouin.

– Vous avez tort, capitaine : il faudratoujours bien en venir là, – à moins qu’un heureux hasard ne fassepasser un vaisseau quelconque à notre portée, s’entend.

– Espérons cela, mes amis. Attendons du moinsjusqu’à demain, et si personne ne vient nous délivrer, ehbien ! nous partirons en radeau.

– Entendu ! firent les marins.Construisons toujours le susdit bachot : ça nous occupera etnous fera oublier la faim.

Le capitaine rentra dans la cache, et lesmatelots se mirent sérieusement à l’œuvre, à l’exception toutefoisde la Gaffe, qui travaillait mollement et semblait avoir l’espritailleurs. À différentes reprises même, il abandonna la besogne pourpousser quelque pointe dans l’intérieur de l’île. Bref, il nepartageait aucunement la confiance de ses camarades à l’égard duSauvage.

Pourtant, la journée s’écoula sans incidentet, le soir venu, comme le radeau était fini, chacun se coucha debonne heure, pour être sur pied dès l’aube.

La Gaffe, seul, prétextant qu’il n’avait passommeil, se chargea de veiller à la sûreté générale. Il grimpa surune hauteur, dans le voisinage de la cache, et s’accroupit aumilieu d’un buisson de petits sapins, de manière à tout voir sansêtre vu.

Une ample provision de cailloux gonflait savareuse, et un solide gourdin se trouvait à sa portée. Dans cetteposture et ainsi lesté, la Gaffe attendit avec la patience d’unfakir.

Aucune alerte jusqu’à environ une heure dumatin. La nuit était noire, l’air calme, le feuillage silencieux.Pas un bruit dans les environs.

Mais alors, soudain, sans que la Gaffe eûtentendu seulement le froissement de deux rameaux de sapins l’uncontre l’autre, une raie de feu sillonna l’obscurité, en face delui, sur la crête du ravin ; et une forte détonation réveillatous les échos.

Un cri de douleur, parti de la cache, répondità ce coup de feu.

Puis ce furent des exclamations, despiétinements, des bruits de pierre se heurtant aux rochers, auxbranches d’arbres, ou traversant le feuillage.

Une dizaine de minutes s’écoulèrent ainsi,pendant lesquelles chevrotines et cailloux s’échangèrent dansl’obscurité de la nuit.

Enfin, une voix terrible se fit entendre aumilieu de ce fracas. C’était la voix de la Gaffe.

– Attrape, animal ! hurlait le matelot.Et le bruit sourd de la chute d’un corps suivit de près cetteinjonction assez peu polie.

Le silence se fit comme par enchantement, etl’on entendit la Gaffe qui ajoutait, sur un ton plusélevé :

– Ça t’apprendra, ô fils de la nature, à tefrotter contre les marins de l’Espérance ! Puis ilhéla :

– Accourez, vous autres, les loups demer !

Le capitaine et Thomé répondirent seuls à cetappel. Ils trouvèrent leur brave camarade en train de désarmerTamahou, étendu sanglant à ses pieds.

Quant à Francis, il avait une chevrotine dansl’épaule et geignait comme un veau.

Après que la Gaffe eut expliqué comment, dèsle premier coup de feu, il s’était coulé dans le ravin, puis avaitfait un détour pour cerner l’ennemi et venir l’assommertranquillement d’un bon coup de bâton, la petite troupe regagna lacache, où Anna se mourait d’inquiétude et Francis, de peur.

On rassura l’une et l’on examina la blessurede l’autre. Heureusement, la chevrotine n’avait guère pénétré dansles chairs, et le capitaine l’eut bientôt extraite avec la pointede son canif.

Dès lors, chacun put respirer en touteconfiance, et le reste de la nuit s’écoula paisiblement.

Au petit jour, tout le monde se trouva surpied, et la première chose qu’on fit fut d’aller constater si leSauvage était bien mort.

Mort, Tamahou ?… Allons donc !… Ilpassa justement, à cette minute précise, à deux encablures del’endroit où il était tombé, pagayant son canot avec une aisanceincomparable.

Il portait ses peintures de guerre, et delongues plumes de héron, retenues par son mouchoir à carreauxrouges, lui faisaient un énorme diadème.

– Au revoir ! cria-t-il en montrant lepoing au capitaine et à ses matelots, qui le regardaient glissersur le fleuve, avec une stupeur mêlée d’admiration.

La Gaffe s’oublia même jusqu’à dire :

– C’est un coquin, mais tout de même un rudegaillard !

– Digne d’être matelot ! ajouta Thomé,renchérissant sur son collègue. Tamahou s’éloigna dans la directiondu cap Tourmente, et les naufragés se disposèrent audépart, à leur tour. La marée n’avait plus guère qu’une heure demontant. Le radeau flottait dans la petite baie. Ilfallait se hâter. Anna, soutenue par le capitaine et Francis, futconduite jusqu’auprès de l’embarcation improvisée…

On allait l’y installer, lorsque la voix de laGaffe se fit entendre joyeusement :

– Arrêtez !… Une voile à bâbord !L’embarquement fut suspendu, et chacun regarda dans la directionindiquée. Une grande chaloupe, toutes voiles dehors, s’approchaitrapidement, tenant le cap sur l’île à Deux-Têtes. Dix minutes plustard, elle abordait en face du groupe, au milieu duquel se tenaitAnna, la fille adoptive de Pierre Bouet. Un homme, penché en dehorsdu bordage pour mieux voir, la gouvernait. Anna le reconnut desuite, et battant des mains :

– Ambroise Campagna ! dit-elle.

– Enfin ! enfin ! je vousretrouve ! cria l’insulaire, lançant sa casquette en l’air,dans un élan de joie émue.

Vers environ quatre heures, alors que lesoleil commençait à dorer les coteaux de l’île d’Orléans, lachaloupe abordait en face de chez Pierre Bouet, ramenantl’orpheline et les naufragés de l’Espérance.

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