L’enfant mystérieux

Chapitre 9Où la mère Démone passe un vilain quart d’heure.

 

Quand l’expédition conduite par Ambroisearriva à Saint-François, après l’inutile battue que l’on sait, ilfaisait nuit noire.

La petite flottille, composée d’une dizained’embarcations, se dispersa en vue du rivage, et chacun rentra chezsoi, bien persuadé que la fille de Pierre Bouet étaitirrévocablement perdue.

Campagna seul, entêté comme un Normand,gardait encore une lueur d’espoir, bien faible il est vrai, maissuffisante néanmoins pour stimuler l’énergie chez un homme de satrempe. Il se rappelait l’étrange conduite de la Démone, la nuitprécédente, et ne pouvait s’expliquer ses paroles énigmatiquesautrement que par une complicité mystérieuse dans la disparitiond’Anna, ou du moins par une connaissance plus grande qu’elle ne levoulait laisser paraître des faits arrivés.

– Faudra voir ! faudra voir !avait-il murmuré souvent dans le cours de la journée, résumantainsi une pensée sans cesse présente à son esprit.

De son côté, Antoine n’était pas sans avoirdeviné le projet d’Ambroise. Certaines paroles échappées à cedernier, depuis la veille, ses allures déterminées et la conduitequ’il avait prise des nouvelles recherches ne laissaient pas lemoindre doute sur son intention de pousser les choses aussi loinque possible… jusqu’à même forcer la tireuse de cartes à dire lavérité.

Or, la vérité, pour Antoine, ce n’était niplus ni moins que l’anéantissement complet d’espérances longuementcaressées, avec la ruine, le déshonneur, et peut-être unecondamnation sévère, pour conséquences. Il fallait donc empêcher,coûte que coûte, la Démone de parler, et c’était cette nécessitéimpérieuse qui faisait, depuis le matin, le sujet despréoccupations du beau parleur.

Lui aussi, à l’instar d’Ambroise, se répétaitsouvent à lui-même : « Faudra voir ! faudravoir !… Je ne me suis pas avancé si loin, pour reculer aumoment d’atteindre le but ! »

Comme on le voit, cette excellente mère Démonen’était pas précisément sur un lit de roses. Le châtiment arrivaitpour elle, et de quelque côté qu’il vînt, il allait être terrible.Sa réputation de sorcière et la puissance occulte qui lui avaientservi d’égide jusqu’alors ne pourraient rien contre la fermedétermination d’Ambroise Campagna, ni contre les justes alarmes deson complice.

Mais n’anticipons pas, et laissons lesévénements se dérouler d’eux-mêmes sous nos yeux.

À peine le beau parleur eut-il pris congé deses compagnons, dont quelques-uns – Ambroise et autres – étaientrestés attroupés sur la grève, qu’il gagna le pied des côtes etdisparut au milieu des arbres. En face de lui serpentait un sentierde pied, qui, après avoir atteint la cime, conduisait directement àsa maison.

Un sentier pareil, mais plus large et mieuxentretenu, existait à deux arpents vers la gauche, aboutissant chezPierre Bouet, non loin de ce gros noyer où la pauvre Anna avait sisouvent passé de douces heures.

C’est par ce dernier chemin qu’Ambroise et lescinq ou six hommes restés auprès de lui devaient escalader lacôte.

Antoine, au lieu de continuer sa marche enavant, fit un brusque crochet à gauche et, rampant comme un Indiensous le feuillage assombri, alla s’embusquer derrière une talled’aulnes, sur le parcours de ce chemin.

Il n’était pas installé là depuis une minute,qu’un bruit de voix lui annonça l’approche de ses camarades de toutà l’heure. Le bruit s’accentua, les paroles devinrent distinctes,et le complice de la Démone put bientôt entendre le bout deconversation suivant :

– Ainsi, tu crois, Ambroise, que cette femmeen sait long sur le compte de la petite ?

– J’en suis sûr, mes amis, et, si vous voulezm’en croire, nous la ferons parler malgré elle.

– Comment s’y prendre ?

– J’ai mon plan. Consentez seulement àm’accompagner dans une couple d’heures d’ici, quand tout le mondesera couché, et je vous promets que la vieille nous révélera deschoses surprenantes.

– Tu penses donc véritablement que la vieillen’est pas étrangère à la disposition d’Anna ?

– Je le jurerais.

– Ça ne serait pas étonnant : unesorcière est capable de tout !

– Sorcière ?… hem ! Je la croisplutôt une méchante femme… Enfin, n’importe ! sorcière ou non,je n’en ai pas peur ; je me moque de ses maléfices.

– Ambroise !

– C’est comme ça, mes amis ! Si vous avezpeur, vous autres ; si vous avez assez peu de cœur pourlaisser un homme comme Pierre Bouet dans le pétrin, sans vouloirtant seulement essuyer un peu de frayeur pour le tirer de là, ehbien ! j’irai tout seul, foi de Campagna !

– Cré tonnerre ! il ne sera pas ditqu’une vieille femme m’aura fait reculer : je tesuis !

– Moi aussi !

– Moi aussi ! Toutes les voix répétèrentcet engagement, et la petite troupe disparut à un coude du sentier.Antoine se releva d’un bond et prit sa course vers la petite routequi menait chez lui. Cinq minutes lui suffirent pour gravir lacôte, et il tomba comme une bombe dans la cuisine de sa maison, oùdame Eulalie, qui sommeillait sur une chaise, éprouva presqu’uneattaque de nerfs à la vue d’une semblable irruption.

– En voilà une arrivée ! glapit-elle… Meréveiller de la sorte, moi qui ai les nerfs sensibles !

– Silence ! commanda Antoine. Il s’agitbien de vos nerfs, madame, quand nous sommes sur le point d’êtrependus !

– Pendus ?

– Ou pour le moins exilés… si vous ne préféreztoutefois passer votre vie au pénitencier, ma chèreépouse !

– L’exil ! le pénitencier !… Que mechantes-tu là, Antoine ?

Eulalie regarda son seigneur et maître avecdes yeux grands comme des écus ; puis élevant ses bras vers leplafond :

– Il est fou… ou saoul ! gémit-elle.

– Ni fou, ni saoul, madame, et vous l’allezvoir de suite, répondit Antoine.

– À la bonne heure ! Parle donc,alors.

– Eh bien ! ouvre tes oreilles biengrandes, car je ne te cache pas que le cas est grave. AmbroiseCampagna, Johnny Fiset, Cyprien Thivierge, et d’autres encore, serendent cette nuit chez la Démone, dans l’intention de la fairejaser.

– Quoi ! ils se douteraient ?…

– C’est ce gueux d’Ambroise, à qui le diabletorde le cou, qui s’est fourré dans la tête que la vieille peutdire où se trouve notre filleule.

– Mais elle ne dira rien, la sorcière !Pas si bête !

– La Démone parlera.

– Hein ! tu dis ?…

– Je dis que la mère Démone, ayant à choisirentre sa peau et sa chemise, optera pour sa peau.

– Ce qui signifie ?…

– Qu’ils ont l’intention de la forcer, par desmenaces et même par la torture, à avouer tout ce qu’elle saitrelativement à cette affaire de disparition.

– Ah ! mon Dieu !… Mais, alors, noussommes perdus, mon pauvre Antoine ! La vieille folle va secouvrir avec toi… Elle va tout dire.

– Je n’en suis que trop certain.

– Il faut l’en empêcher ; il faut lafaire disparaître ; il faut la…

Ici, l’estimable Eulalie eut un momentd’hésitation, nous devons l’avouer. Elle ne prononça même pas lemot terrible qui lui vint aux lèvres, il nous faut encore enconvenir. Mais son regard s’aiguisa d’une façon implacable etrencontra le regard non moins féroce de son mari.

Les deux époux se comprirent, et le mot devintinutile. Antoine se contenta de répondre :

– Pas moyen de faire autrement !… Je leregrette ; mais, après tout, elle n’est plus d’âge à espérerune longue vie ; et, d’ailleurs, elle commençait à devenirgênante, qu’en dis-tu ?

– C’est la pure vérité. Antoine n’ajouta pasun mot et se dirigea vers la porte. Au moment d’en franchir leseuil, pour se rendre où l’appelait son affreuse mission, il jetaun dernier regard à sa femme. Celle-ci se rapprocha de quelques paset, ouvrant les doigts de ses deux mains, elle les rapprocha avecun mouvement d’une signification horrible…

– Serre comme il faut, dit-elle, et longtemps…Les vieilles ont parfois la vie dure ! Le beau parleur nerépondit pas et sortit précipitamment.

Après une course d’une demi-heure dans lesterres labourées et à travers bois, Antoine se trouva en vue de lamasure de la mère Démone. Le ciel était noir comme de l’encre. Pasune étoile n’y brillait. Un simple fragment de lune, en forme decroissant, apparaissait de temps à autre par les déchirures desnuages… L’atmosphère, d’une pesanteur chaude, annonçaitl’orage…

Une belle nuit pour commettre uncrime !

Le beau parleur se faufila à travers lesbuissons épineux du jardin et heurta la porte basse que nousconnaissons. Une minute s’écoula, puis cette porte s’ouvrit, enfaisant grincer ses gonds rouillés.

Antoine s’y engouffra aussitôt.

– Hé ! hé ! c’est encore toi, monfils ? ricana la vieille.

Viens-tu me reprocher de t’avoir mis dehors lanuit dernière ? Et, comme son complice ne répondaitpas :

– Tu ne dis rien ? Je me trompe, alors.Tu viens plutôt me complimenter sur la manière dont j’ai joué monrôle ?… C’est bien cela. Hé ! hé ! la mère Démonen’est pas manchote : vous l’a-t-elle roulé un peu, ce curieuxd’Ambroise ? Ça lui apprendra à fourrer son nez dans lesaffaires de ses amis.

Antoine, debout en face de la tireuse decartes, ne desserra pas encore les dents ; mais ses yeux, dontune expression étrange agrandissait les prunelles, ne quittaientpas la vieille une seule seconde.

La Démone s’aperçut enfin de cette insistance.Elle eut peur et fit un pas en arrière.

– Ah ! ça ! dit-elle, es-tu devenufou depuis ta dernière visite ? Qu’as-tu à me lorgnerainsi ?

– J’ai… que tout va être découvert cette nuitet qu’il vous faut déguerpir ! répondit sourdement lemisérable.

– Déguerpir !… et pour alleroù ?

– Dans l’autre monde.

– Dans l’autre monde !… Tu veux donc metuer ?

– Je suis venu pour cela.

La Démone se prit à trembler.

– Tu veux plaisanter, Antoine, je le sais,répliqua-t-elle ; mais, par les cornes du diable ! tu asune manière de faire les choses capable de donner le frisson à unepersonne qui ne te connaîtrait pas comme je te connais.

– Je vous jure, la mère, que je suis trèssérieux.

– Allons donc, mon petit Antoine ! nepousse pas plus loin une mystification qui me déplaît. Je suis tropâgée pour servir de jouet aux jeunesses.

– Mais, vieille bourrique, puisque je te disque tu vas mourir !… Ne me croiras-tu que lorsque j’aurai tonvilain cou entre mes dix doigts ?

La tireuse de cartes vit, cette fois, que savie était en grave péril et que son complice ne plaisantait pas lemoins du monde. Une terreur épouvantable fit perler des sueursfroides sur son front, et cette femme presque centenaire secramponna à l’existence avec l’énergie du désespoir.

– Antoine, mon petit Antoine, supplia-t-elleen tombant sur ses genoux de squelette, ne fais pas cela !laisse-moi mourir de ma belle mort !… J’ai si peu de temps àjouir de la vie !

– Je ne peux pas ! répondit Antoine d’unevoix sombre. Il faut qu’un de nous deux périsse, et ce seratoi.

– Je m’éloignerai de la paroisse ! jelaisserai même le pays, si ta sûreté l’exige !

– Il est trop tard !… Les voilà quiarrivent, peut-être !… Allons, fais vite ton acte decontrition.

– Accorde-moi jusqu’à demain !

– Impossible.

– Donne-moi une heure pour mereconnaître !

– Non.

– Une demi-heure !

– Pas une minute ! En prononçant cesderniers mots, Antoine fit un pas en avant pour saisir savictime ; mais la sorcière s’était levée vivement et avaitsauté en arrière, avec une prestesse de chat. En un clin d’œil,elle ouvrit la porte qui faisait communiquer les deux pièces ets’élança dans la chambre qui avait vue sur le chemin. D’unmouvement plus rapide que la pensée, elle mit la main sur le loquetde la porte de sortie et allait l’ouvrir, lorsque les doigts osseuxd’Antoine lui étreignirent le cou.

Le misérable l’avait rattrapée en deuxbonds.

Alors, il se passa une scène terrible, quoiquesilencieuse. L’assassin, maintenant la vieille suspendue à ses deuxmains enserrées autour du cou, l’étrangla froidement. Puis, quandles spasmes d’agonie cessèrent, que les jambes ne s’agitèrent plusdans le vide, il laissa retomber le corps sur le plancher.

Cela fait, il tira du lit de la victime uneméchante paillasse, en dispersa le contenu le long des cloisons ety mit le feu.

Cinq minutes plus tard, tout flambait.Ambroise Campagna, qui venait d’arriver, poussa un juron formidableet dit à ses compagnons :

– On nous a devancés… Il est trop tard !Cette fois, la petite Anna est bien décidément perdue !

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