L’enfant mystérieux

Chapitre 7Le rapt.

 

Il est temps de faire connaître à nos lecteursce qu’était devenue la fille adoptive de Pierre Bouet.

Ainsi que l’avait dit Marianne, à cinq heureselle avait quitté la maison et s’était dirigée, à travers lesquinconces du jardin, vers un gros noyer dont les rameaux touffuss’étendaient en éventail, sur le rebord même de la côte.

De cet endroit, l’œil embrasse un panoramasplendide. En face, et presque aux pieds du spectateur, les vaguesde la marée haute viennent déferler sur une plage de sable fin ouse briser en millions de paillettes cristallines contre les rochersde la batture. Plus loin, par delà le fleuve, s’étagent leshabitations, les champs et les bois de la rive sud, avec les cimesbleuâtres des Alléganys, pour arrière-plan. Puis, vers l’orient,s’éparpillent les îlots que nous avons décrits – gracieux archipeloù semble planer un mystique parfum de poésie et que l’imaginationse représente gardant encore la majesté virginale de la création.Enfin, pour animer ce tableau, des navires de tout tonnage et detout gréement se succèdent ou se croisent incessamment sur lefleuve, les uns venus d’outre-mer, chargés des produits européens,les autres partis des ports du Canada et lestés des dépouilles denos forêts. Ils se poursuivent, se rattrapent, se dépassent, commeune troupe folâtre de gigantesques oiseaux ; bientôt ilss’engagent derrière le rideau d’îles semées sur leur route, pendantquelque temps encore, on voit glisser les hautes voiles des grandstrois-mâts le long des cimes dentelées des montagnes ; puis cene sont plus que les flèches de cacatois, ornées de leursflammes ; enfin… tout disparaît.

Anna se plaisait à ce spectacle sans cesserenouvelé, mais toujours attrayant. Aussitôt que les occupations duménage lui laissaient un peu de répit, elle prenait un livre et serendait sous les gros noyer. Là, assise sur un banc que lui avaitfabriqué le père Bouet lui-même, elle passait de douces heures entête-à-tête avec ses auteurs favoris ; ou bien, abandonnant salecture, elle laissait errer sa pensée au milieu des nuages dusouvenir et se perdait dans de longues rêveries.

Ces retours vers le passé avaient pourrésultat invariable de la plonger dans une vague mélancolie, dontelle ne se rendait pas bien compte elle-même. Et, chose étrange,cette enfant qui n’avait jamais connu son propre père, qui nepossédait de sa mère qu’un portrait-miniature grand comme l’ongle,se prenait alors à désirer passionnément de les voir, à éprouverpour eux une invincible tendresse. Quelque chose d’innommés’agitait dans son âme, qui lui disait que ses mystérieux parentsvivaient encore et qu’un jour ils lui seraient rendus. Elles’absorbait si complètement dans cette illusion, se repaissait sisouvent de cette chimère, qu’elle en arrivait à se faire de sonpère une idée arrêtée et à lui donner une figure parfaitementdistincte des autres figures connues ; quant à sa mère, ellese croyait sûre de se la représenter exactement, grâce au médaillonqu’elle portait toujours à son cou, et, s’imaginait sincèrementavoir déjà vu ses traits.

Mais, hélas ! la pauvre enfant n’étaitpas aussitôt revenue au monde réel, que toutes ces chères illusionss’évanouissaient, pour ne laisser place qu’à cette vague mélancoliedont nous venons de parler. Elle s’était trop souvent fait raconterpar le père Bouet tous les détails de la nuit mémorable du 15septembre 1840, pour ne pas reconnaître l’inanité de sesespérances. Aussi, à part ces instants de rêverie où son âmecaressait la douce chimère de revoir un jour ses parentsvéritables, Anna se contentait-elle du bonheur présent etaccordait-elle toute sa tendresse à ses parents adoptifs.

Nous nous trompons probablement un peu endisant : toute sa tendresse, car la conversation dePierre Bouet avec sa femme – conversation que nous avons rappeléedans l’avant-dernier chapitre – a dû faire comprendre au lecteurqu’une troisième personne occupait aussi une bonne place dans lecœur de la jeune fille.

Comme nous aurons occasion de faire plus ampleconnaissance avec ce personnage, bornons-nous, pour le quartd’heure, à dire que c’était un jeune marin de Saint-François, dunom de Charles Hamelin, capitaine et propriétaire d’une goélettequi faisait le trafic avec les provinces maritimes. L’automneprécédent, le capitaine Hamelin avait eu le bonheur de sauver d’unnaufrage certain Pierre Bouet et sa fille, revenant de Québec enchaloupe. Inutile d’ajouter que le bonhomme lui avait voué unereconnaissance éternelle et que le jeune marin était devenu lecommensal de la maison, pendant l’hiver qui suivit ; inutileaussi de conclure qu’Hamelin avait agi de façon à mériter laconfiance des parents et l’amour de la jeune fille, puisque nousavons entendu Marianne elle-même l’appeler le prétendud’Anna.

Cette courte explication donnée, reprenonsnotre récit.

Dans l’après-midi du 24 juin, vers cinq heuresà peu près, Anna s’était installée, suivant son habitude, sous lesombrages de son cher noyer.

Le temps était superbe, la brise caressante,la mer presque haute et déferlant sur le rivage avec ce bruitmonotone qui endort la pensée.

Plusieurs voiliers remontaient le fleuve, entirant de courtes bordées dans un chenal rétréci jusqu’à la bouéede l’île Madame, puis en louvoyant de la rive sud aux battures del’île d’Orléans, une fois cet obstacle dépassé.

Ils venaient dans ce dernier cas virer de bordà peu de distance en amont de l’observatoire d’où la jeune filleles suivait de l’œil ; le bruit éclatant de leurs voilesbattant au vent lui arrivait avec les bouffées de la brise ;il lui semblait même parfois entendre le chant monotone desmatelots hâlant sur les amures des vergues.

Sans trop savoir pourquoi, Anna suivait avecun intérêt singulier les manœuvres de ces vaisseaux, et ce n’estqu’après les avoir vus faire leur abattée sur bâbord et s’éloignervers le large, qu’elle portait son attention ailleurs.

Plus d’un de ces navires, à la carèneentièrement noire, lui rappela ce grand vaisseau de même couleurentrevu par le père Bouet au milieu de cette nuit de tempête oùelle, Anna, était mystérieusement débarquée sur les rochers deSaint-François.

Mais tous défilèrent et disparurent, sansqu’un seul jetât l’ancre, comme l’avait fait le navire-fantôme, enface de cette partie de l’île.

Et chacun arracha à l’orpheline un soupirinvolontaire, qui pouvait se traduire par ces mots : « Cen’est pas lui ! »

Sur ces entrefaites, le soleil se couchaderrière les hauteurs du septentrion, et les premières ombres ducrépuscule envahirent la grève. Une rumeur grandissante annonçaitle retour des travailleurs aux habitations. Il était plus de huitheures du soir.

La jeune fille se leva vivement.

– Ah ! mon Dieu ! se dit-elle, déjàla nuit ! Comme je me suis oubliée ! et que vont penserpapa et maman ?… Ils seront inquiets, bien sûr. Rentronsvite.

Tout en parlant ainsi, Anna voulut jeter undernier regard sur le fleuve : mais un cri étouffé jaillitaussitôt de ses lèvres… Une tête d’homme, une tête hideuse,bizarrement coiffée à la sauvage, émergeait du bord de la côte,entre deux arbustes.

La jeune fille allait jeter un nouveau cri etprendre la fuite, mais elle n’en eut pas le temps : la têtefut suivie du corps d’un homme, et cet homme bondit comme un chatsur l’enfant terrifiée, qu’il bâillonna en un tour de main. Puis,avec la même agilité, le ravisseur redescendit la pente abrupte dela côte qu’il venait d’escalader, portant comme une plume le corpsinanimé d’Anna.

Tout ceci s’était passé en moins de tempsqu’il ne nous en a fallu pour l’écrire.

Arrivé au pied de la falaise, l’homme prit sacourse sous le couvert des arbres, se dirigeant vers le bout del’île. Il déboucha bientôt dans une anse obscure de la côte, aufond de laquelle était échoué un canot. Coucher la jeune filleévanouie au fond de cette embarcation et pousser au large fut pourle ravisseur l’affaire d’une seconde.

Puis Tamahou – car c’était lui – s’empara d’unaviron et se mit à pagayer vigoureusement dans la direction dusud-est. Arrivé à une certaine distance du rivage, et avant desortir de la zone d’ombre épaisse projetée par l’île, le Sauvage secoucha à son tour, et le canot parut abandonné, dérivant avec lereflux vers la haute mer.

Il était alors près de neuf heures du soir –juste au moment où Bouet se mettait à la recherche de sa fille.L’obscurité se faisait profonde, et les grandes ombres projetéespar les îles autour d’elles se confondaient presque avec la teintenoirâtre du fleuve. Le canot se détachait à peine comme un pointplus sombre sur cette surface où s’épaississait de minute en minutele voile de la nuit… Bientôt il se fondit dans les ténèbrescroissantes et disparut entièrement.

Une heure plus tard, il abordait à l’île àDeux-Têtes, en face des grottes.

Tamahou sauta sur le rivage, chargé de sonfardeau vivant, d’où s’exhalait des plaintes inarticulées. Parvenuau pied des falaises, à deux pas de l’ouverture servant de porte àson logis, le Sauvage mit Anna sur ses jambes et lui dit d’un tonbourru :

– Écoute, femme, et cesse de pleurnicher, situ tiens à ta peau. C’est ici la cabane où tu vivrasdorénavant. Des personnes qui s’intéressent à toi t’y ont préparéun logement digne d’une princesse… Entre !

Et, comme la jeune fille ne bougeait pas,Tamahou lui saisit brutalement les coudes et lui cria dans lesoreilles :

– Misérable face pâle, vas-tu bienobéir ? On n’entre qu’un par un dans ma cabane, et c’est toiqui dois passer la première, entends-tu !

La pauvre enfant, plus morte que vive, selaissa pousser dans l’ouverture et s’arrêta aussitôt, ne sachant oùposer le pied dans cet antre aussi noir qu’une fosse à loups.

– Marche encore ! gronda le Sauvage.C’est ici ma chambre ; la tienne est plus loin.

Et il guida sa victime dans le couloir rocheuxfaisant communiquer les deux grottes. Arrivé là, Tamahou battit lebriquet et se mit en devoir d’allumer une vieille lampe de fer,accrochée à l’une des parois. Puis, quand ce fut fait, ils’écria :

– Hein ! ma fille, tu n’auras pas à teplaindre de ton logis, j’espère ?… Un bon lit de fougère, unecouverture chaude, une voûte épaisse pour abri, du sable fin sousles pieds !… qu’en dis-tu ? Allons, bonne nuit, monenfant, et surtout prends garde d’empêcher papa de dormir par tescriailleries, car il n’aime pas qu’on dérange son sommeil, lepapa !

Et Tamahou, mis en belle humeur par le succèsde son expédition, se retira en ricanant.

Quant à la malheureuse orpheline, elle selaissa choir sur son grabat et en mordit la couverture pourétouffer ses sanglots.

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