L’enfant mystérieux

Chapitre 2Un poisson du bon Dieu.

 

Où allait Pierre Bouet, à une heure aussiavancée de la nuit ?

C’est ce que nous n’allons pas tarder àsavoir.

Mais, d’abord, il nous faut dire un mot d’unepetite industrie exercée par un certain nombre d’insulairesd’Orléans, notamment ceux de Saint-François, et leurs voisins deSainte-Famille, sur la rive nord.

Le poisson abonde dans les parages de cettepartie de l’île. L’anguille et l’esturgeon, surtout, vers lesapproches de l’automne, se rendent en phalanges serrées sur leslongues battures de vase de Sainte-Famille et sur les fondssablonneux qui forment l’estuaire du fleuve vis-à-visSaint-François. Il y a là des pêches miraculeuses à faire pour ceuxqui se lèvent tôt et se couchent tard, c’est-à-dire pour lesvaillants qui ne reculent pas devant la tâche de faire une fois lejour et une fois la nuit la visite de leurs lignes, à dix ou quinzearpents de chez eux.

Bien peu, il nous faut l’avouer, résistentlongtemps à ce surcroît de fatigue, et la plupart, après quelquesjours de pêche, renoncent à la mer pour ne s’occuper que de laterre.

Il n’en était pas ainsi de Pierre Bouet.

Depuis de longues années, il menait de frontles deux besognes, perdant une couple d’heures de sommeil chaquenuit, mais en revanche gagnant d’assez jolis bénéfices avec lepoisson qu’il allait vendre lui-même, dans sa chaloupe, sur lesmarchés de Québec.

Le père Bouet avait sur la grève, éparpilléesjusqu’à la marée basse, une dizaine de lignes dormantes. C’est làqu’il se rendait deux fois dans les vingt-quatre heures pourchanger ses appâts.

Nous voilà édifiés maintenant sur la cause desa sortie nocturne et sur la destination des singuliers engins dontnous l’avons vu se munir.

Pierre Bouet, s’éclairant de son fanal, pritla direction de la côte qui borde l’île à quelque distance desmaisons. Arrivé sur la crête, il inspecta du regard la batture,pour bien s’assurer que la mer était basse et ses lignesdécouvertes.

Puis il se disposa à descendre.

Mais, à ce moment, une assez forte rafale, quifaillit éteindre sa lumière, l’arrêta court.

– Hum ! dit-il, nous aurons du gros tempstout à l’heure. Les nuées courent dans le nord-est comme desguevales qui auraient le lutin à leurs trousses. On estmieux à terre qu’en mer par des nuits comme celle-là.

Et cette pensée pleine de bon sens le porta àinspecter le fleuve.

La lune venait de se dégager. Bouet put doncvoir distinctement deux ou trois gros vaisseaux qui descendaientvent arrière, leurs hautes voiles carguées et sur leurs seulshuniers de misaine.

– En voilà qui sont prudents et ont flairé legrain ! murmura-t-il… Ah ! mais que fait donccelui-là ?

Celui-là, c’était un grand navirenoir qui, lofant tout à coup à peu de distance de la bouée de l’îleMadame, venait de serrer toutes ses voiles et de jeter l’ancre.

– Un accident ! s’écria Pierre Bouet avecune singulière émotion ; oui, c’est un accident, bien sûr, caron ne mouillepas avec un bon vent en poupe, sans uneraison majeure.

Il regarda encore quelque temps, mais la lunese cachant de nouveau ne lui permit plus de voir que les feux deposition du navire immobile.

– Ah ! bah ! se dit Bouet, c’estquelque pauvre matelot qui sera tombé par-dessus bord. Que Dieu aitson âme. Et il se remit en marche.

La mer était alors tout à fait basse, laissantà découvert cinq ou six arpents de galets raboteux, enduits d’unevase gluante et coupés ci et là de grandes zones de sable, ougisaient les lignes de Pierre Bouet.

C’est donc sur cette interminable batture quece dernier s’engagea, décrivant des zigzags pour jeter en passantun coup d’œil sur chacun de ses engins de pêche, se réservant deles appâter au retour, car il avait pour habitude de commencer parceux du large.

La brillante lumière de son fanal piquaitétrangement l’obscurité de la nuit, et cette espèce de feu folletdécrivant de folles arabesques sur la grève déserte avait desallures véritablement fantastiques.

Le bonhomme allait toujours, projetant laclarté de sa lanterne en avant de lui pour éclairer ses pas. Mais,chose extraordinaire, son esprit était bien loin de sa besogne. Aulieu de supputer, comme d’habitude, les chances de samarée et le plus ou moins d’anguilles qui allaient emplir saglacière, le vieux pêcheur, au contraire, pensait obstinément à cegrand navire à l’ancre dont il voyait distinctement les feuxtricolores, à deux milles de là.

Pourquoi ce gros voilier, qui tout à l’heurefilait si bien vent arrière, avait-il soudain viré de bord, carguéses voiles et mouillé à quelques encablures de la bouée ?…

Pierre Bouet ne pouvait s’en rendrecompte ; mais il pressentait quelque malheur, quelque drame,peut-être ! Et ses pressentiments ne le trompaient jamais, sedisait-il.

Telles étaient les réflexions de l’honnêteinsulaire, au moment même où il achevait de renouveler les appâtsde sa ligne la plus près du fleuve – non toutefois sans avoirempoché quelques belles anguilles – lorsque tout à coup il seredressa, comme s’il eût vu un serpent accroché à l’une de sesempeignes.

Immobile d’abord, il ne tarda pas às’approcher du bord de l’eau et à scruter le fleuve de toute lapuissance de son regard.

Un bruit lointain de rames se faisaitentendre, venant du large. Parfois même, le son encore mal définid’une voix humaine dominait le sifflement de la brise.

Évidemment une embarcation faisait force derames vers la terre, luttant péniblement contre la violence du ventet du courant.

Pierre Bouet ne respirait plus. Toutes sesfacultés se concentraient dans ses yeux et ses oreilles.

Mais bientôt, plus de doutes ! Lachaloupe – car c’en est une – apparaît dans la zone lumineuse dufanal ; elle approche ; elle atterrit.

Un homme, tenant un paquet dans ses bras,saute sur les rochers et s’avance précipitamment vers Bouet ahuri,que l’étonnement rive aux galets. Sans crier gare ! cet hommeremet au pêcheur, qui le laisse faire, le singulier paquet, ainsiqu’un petit coffret assez lourd, puis regagne au pas de course sonembarcation, en baragouinant quelque chose dans une langue queBouet prend pour de l’anglais.

Et vogue la galère ! voilà la chalouperepartie, la vision évanouie au sein de la rafale, qui redoubled’intensité !

Pierre Bouet n’en revenait pas. – Il fautavouer qu’il y avait de quoi ! Immobile et hagard, les braschargés du mystérieux fardeau qu’on venait de lui confier siprestement, il regardait tout stupide les vagues qui déferlaient àses pieds avec un bruit grandissant.

Tout à coup, ô miracle ! le paquets’agita faiblement et un vagissement en sortit.

Bouet tressaillit jusqu’à la moelle des os etfaillit tomber à la renverse. Une seconde, il se crut fou ou lejouet d’un rêve.

Mais le sentiment de la réalité le domina viteet une chaude bouffée de sang lui monta au visage, en même tempsque son vieux cœur s’emplissait d’une immense tendresse.

– Un enfant ! s’écria-t-il, unenfant ! Oh ! Et rapprochant de ses lèvres l’informepaquet de linge où palpitait une petite créature du bon Dieu, il lebaisa fiévreusement. Puis, sans plus s’occuper de ses lignes, etabandonnant aux vagues sa « pochetée » d’anguilles, ilprit son élan vers la côte bondissant comme un jeune homme etrépétant sans cesse :

– Un enfant ! un petit enfant !C’était un spectacle étrange que celui de cette course folle sur lagrève déserte et de cette lanterne violemment secouée dans la nuitnoire. On eût dit un feu follet exécutant quelque diaboliquesarabande.

Pierre Bouet, haletant, épuisé, les cheveuxcollés aux tempes par la sueur, arriva chez lui comme unebombe.

– Marianne… Marianne… un enfant ! futtout ce qu’il put dire, en déposant son précieux fardeau sur lesgenoux de sa femme.

Puis il se laissa choir sur une chaise, àmoitié mort et soufflant comme un phoque.

Marianne jeta un cri de surprise. Maisl’instinct de la femme dominant aussitôt tout autre sentiment, elleécarta fébrilement les langes et mit à découvert la petite figured’un enfant endormi.

– Ah ! mon Dieu ! fit-elle, c’en estun, en effet. Oh ! la chère petite créature ! Et lesbaisers d’aller un train !…

Ce qui réveilla le nouveau venu, qui se prit àpleurer.

Jamais musique ne parut plus harmonieuse auxoreilles des braves époux. Ils se regardaient les yeux humides,rayonnant de bonheur, comme si cette voix d’enfant venait deressusciter leurs espérances tant de fois déçues.

Cependant, Marianne changea lepoupon, lui fit boire un peu de lait sucré et l’installacommodément près du poêle. C’était une délicieuse filletted’environ trois mois, un chérubin rose et blond, à faire pâmerd’aise l’homme le moins désireux de paternité. Elle portait à soncou, suspendu à une cordelette de soie, un médaillon renfermant leportrait en buste d’une belle jeune femme.

Et c’était tout ! Pas le moindre bout depapier indiquant sa provenance. Seulement, les langes de fine toileet richement travaillés ne laissaient aucun doute sur la situationaisée des parents. Ces langes étaient marqués aux initiales A.W. –fil d’Ariane tout à fait insuffisant pour faire pénétrer le secretde cette mystérieuse affaire.

Il y avait bien le coffret confié à Bouet enmême temps que l’enfant ; mais, chose inexplicable, cecoffret, en bois des îles incrusté de marqueterie et plaqué auxangles de moulures d’argent repoussé, n’avait ni clef ni serrure.Impossible, par conséquent, de l’ouvrir sans le briser à coups dehache ; et il ne fallait pas songer à détruire un bijou decette valeur.

On en était donc réduit à parcourir, sansgrand profit, tout le vaste champ des conjectures. Ce qui n’empêchapas le ménage Bouet d’accueillir comme un don précieux de laProvidence la pauvre petite abandonnée qui, comme la Vénus païennede l’antiquité, venait d’être apportée par les vagues.

Après que les questions, les réponses, lesredites, les explications se furent croisées pendant longtemps etque maints projets d’avenir eurent été échafaudés, les épouxsongèrent à prendre quelque repos.

Marianne s’endormit en répétant pour lacentième fois :

– C’est un miracle !

Pierre Bouet, lui, murmurait avec unedemi-conviction, qui allait s’enracinant de plus en plus :

– La chaloupe est une vision… J’ai prisl’enfant à mes lignes : c’est un poisson du bonDieu !

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