L’enfant mystérieux

Chapitre 8La sorcière de l’Argentenay.

 

Antoine alla droit à son écurie, y sella uncheval et partit au grand trot dans la direction du nord.

Après avoir traversé, sur sa propre terre, unezone de forêt, il se trouva dans les clos du versant septentrionalde l’île.

À une vingtaine d’arpents de la lisière dubois, espacées sur le rebord de la côte bordant la rive,blanchissaient les maisons de l’Argentenay, patrie, comme on lesait, de dame Eulalie.

Antoine pressa sa monture et, en un temps degalop, il se trouva à l’entrée d’un bouquet d’aubépine, où ilpénétra et disparut.

Quelques secondes après, il mit pied à terre,attacha son cheval à une longe, qui semblait être fixée là àdessein, puis il se faufila à travers les branches épineuses.

Il ne tarda pas à se heurter contre le murdégradé d’une sorte de masure à moitié perdue dans le feuillage.Une porte basse se trouva à portée de sa main. Il y frappa deuxcoups.

Aussitôt un bruit de meubles glissant sur unplancher raboteux se fit entendre, suivi d’un pas lourds’approchant de la porte.

– Qui est là ? demanda une voixcassée.

– Antoine, répondit le visiteur.

– Ah ! ah ! je t’attendais… fit-onde l’intérieur.

En même temps, un verrou glissa dans sescrampons, et la porte s’ouvrit.

Antoine se trouva en face d’une vieille femme,qui s’effaça pour le laisser passer et referma aussitôt laporte.

– Ah ! ah ! fit de nouveau lavieille, il paraît qu’on a encore besoin de la mère Démone,puisqu’on revient la voir après une si longue absence.

– La mère, il y a du nouveau… dit le visiteurd’une voix brève.

– Allons donc ! ricana la bonne femme,est-ce que ton frère se serait laissé mourir, le cher homme ?…Mais assieds-toi, mon petit, et raconte ça à maman.

En même temps, la vieille désignait à Antoineun méchant escabeau installé contre la muraille et près d’une tablede bois brut.

Antoine se laissa tomber sur le siège indiquéet se recueillit un instant.

Laissons-le pour une minute à ses réflexionset disons un mot du logis et de son occupante.

La mère Démone était ainsi nommée parles gens de l’île à cause de la superstitieuse terreur qu’elleinspirait. Il n’y avait pas une personne de sa connaissance qui nelui attribuât un pouvoir surnaturel et ne lui décernât sansconteste un brevet de sorcellerie. Selon la croyance populaire,elle pouvait à son gré évoquer les mauvais esprits de l’autre mondepour les faire servir à ses desseins, ou les forcer à retirer lesmaléfices qu’ils avaient jetés sur quelqu’un. Devant sa puissance,les donneurs de sorts n’étaient que des farceurs et lesloups-garous, des chiens de mascarades. Il n’y avait pas jusqu’auxesprits forts, jusqu’aux incrédules, sans trop se rendre compte deleur faiblesse et sans s’expliquer leur crainte – à moins qu’ellen’eût pour cause l’horrible physique de la sorcière.

C’était une petite vieille d’âgeindéfinissable, mais à coup sûr dépassant quatre-vingts ans. Lesaffreuses mégères du peintre espagnol Goya et les sorcières deMacbeth n’étaient que de charmantes jeunes filles, comparées à laDémone. Seules, peut-être, les plus abominables d’entre leshideuses mendiantes de la Vieille-Castille pouvaient lutter avecelle de fantastique laideur.

C’était quelque chose de stupéfiant,d’indescriptible. Le front semblait absent, tant il fuyait versl’occiput. Les sourcils, blancs, longs et buissonneux, avaientl’air de deux haies d’aubépine en fleurs penchées sur deuxgouffres, qui étaient les orbites. Au fond de ces abîmes roulaient,comme des globes de feu verdâtre, deux petits yeux sans cesse enmouvement et d’une âpreté de regard qui faisait mal. Et lenez ?… oh ! le nez ! c’est cela qu’il fallait voir…à distance ! Il s’avançait, formidable et rigide comme unminaret renversé, jusqu’en bas de la bouche, qu’il masquaitcomplètement, pour se joindre au menton, venu au-devant de lui.C’était sous cette arcade étrange, que se trouvait l’ouverturebuccale, à distance respectable. Tapissez maintenant ce visaged’une peau tannée, criblée, ratatinée ; ornez la lèvresupérieure et le menton d’une folle barbiche ressemblant à de lamoisissure de fromage, et… faites un violent effort d’esprit pourvous représenter cette figure impossible…

Vous n’y arriverez pas.

Car ce qui donnait un cachet d’horreurinimaginable à la physionomie de la Démone c’était l’expression –une de ces expressions diaboliques, moitié rictus moitiéricanement, que l’on ne voit qu’en rêve, alors que le cauchemarnous couvre d’une sueur froide.

La Démone était à l’Argentenay depuis un tempsimmémorial. Les plus vieux de la paroisse ne se rappelaient pasl’avoir vue jeune. Elle n’avait ni famille ni parents. On neconnaissait pas son lieu d’origine, ni rien de ce qui avait précédésa venue dans l’île. Seulement, un beau matin, on l’avait trouvéeinstallée entre les quatre pans d’une masure abandonnée, qu’ellerecouvrit à la grosse et où le propriétaire ne chercha pas à ladéranger.

Depuis cette époque, elle vivait isolée dansson taudis, inspirant à tout le monde une terreur salutaire quifaisait respecter son repos. Ce n’est pas à elle, biencertainement, que les gamins et les farceurs de l’endroit eussentjoué des tours. Sa mauvaise réputation lui rapportait au moins ceprofit-là.

Comment vivait-elle, et de quoivivait-elle ?

Ah ! dame, il ne lui fallait pasgrand-chose pour nourrir sa chétive personne, et d’ailleurs elle nemanquait pas de ressources pour se faire un petit pécule.

Aux amoureux assez hardis pour pénétrer dansson repaire, elle disait ce qui se passait dans le cœur de leursprétendues ; à celles-ci, en retour, elle racontaitles infidélités de ceux-là. Moyennant six sous, elle tirait auxcartes et se chargeait de faire retrouver les objets perdus,d’établir des pronostics sur les personnes et les choses,d’annoncer le retour d’un parent regretté ou le départ plus oumoins prochain d’un enfant prodigue, d’ouvrir tout grand enfin lelivre de l’avenir sous les yeux du consultant.

Mais la mère Démone ne se contentait pas dedire ainsi la bonne aventure ; elle avait un talentbien autrement recherché : elle enlevait les sorts,jetés sur le monde ou les animaux par les quêteux malfaisants ouautres personnes douées du mauvais œil.

Ce remarquable pouvoir – possédé parinfiniment peu de privilégiés – lui valait une clientèle étendue etune grande considération. C’était le plus beau fleuron de sacouronne satanique.

Si nous ajoutons qu’elle connaissait la vertude tous les simples de l’île, depuis le plantain vainqueur desfoulures, jusqu’à la racine de garçon, qui se joue desefforts ; qu’elle arrêtait le sang, même àdistance ; qu’elle faisait disparaître le mal de dent, rienqu’à y penser ; qu’elle guérissait les cancers avec descrapauds et la consomption avec de l’urine ; qu’enfin elleramanchait les os sensés déboîtés, tout comme sielle eût été le septième fils consécutif d’un même père et d’unemême mère, – nous aurons à peu près terminé la nomenclature destalents variés de la mère Démone.

Et maintenant, pour fermer la parenthèse,disons vite que le misérable logis de la vieille était séparé endeux pièces, par une cloison branlante. La première pièce, ayantvue sur le chemin, servait aux clients ordinaires ; laseconde, au contraire, ne recevant aucun jour de l’extérieur, étaitréservée aux rares intimes qui avaient à traiter des affaires d’unenature particulière. Une chandelle de suif y brûlait constamment.C’était là que la Démone broyait ses herbages, triturait sesonguents et demandait à sept paquets de cartes ayant chacun une descouleurs de l’arc-en-ciel le secret de l’avenir.

C’est par cette pièce privilégiée qu’étaitentré Antoine Bouet, comme on l’a vu.

L’huissier s’était donc assis près de la tableet ne se pressait pas d’entamer l’entretien, tout beau parleurqu’il fût.

La mère Démone dut lui venir en aide.

– Voyons, dit-elle, mon petit, pas de façonset dis un peu à maman ce qui t’amène… Pierre t’aurait-il faitdonation, par hasard ?

Antoine ne répondit que par un regard furieuxet un grognement.

– Non ! reprit la vieille. Alors, c’esttoi qui t’es donné à lui, peut-être ?

– Vous êtes folle, la mère, et vous avez tortde railler, repartit brusquement Antoine : il s’agit de chosessérieuses, ne le devinez-vous pas ?

– Comment veux-tu que je le devine ?

– Hé ! c’est votre métier.

– Sans doute. Mais je n’ai pas mes cartes dansles mains, là, vois-tu. Raconte-moi plutôt la chose, sans me forcerà fatiguer mes pauvres yeux.

– Ma foi, non ; je veux mettre votrescience à une épreuve décisive.

– Douterais-tu de mes capacités, parhasard ?

– Ce n’est pas cela ; mais…

– Me prends-tu pour une menteuse ?

– Pas le moins du monde. Cependant…

– Il n’y a pas de cependant : tume fais injure, Antoine ; tu ne crois qu’à demi en moi et tuveux tendre un piège à ta vieille amie. C’est mal, mon fils ;tu es ingrat.

– Encore une fois, la mère, je ne douteaucunement de votre grande expérience dans le maniement des carteset de la faculté que vous possédez d’y lire comme dans un livreouvert ; mais, je vous l’ai dit, il s’agit d’une question devie ou de mort pour moi, et j’ai besoin d’une certitude.

La vieille se redressa et fixant sur Antoineses yeux vipérins :

– Une certitude ! s’écria-t-elle… tu veuxune certitude !… Ah ! malheureux, quelle tentation tu medonnes de te la fournir terrible et complète, cette assurance quetu exiges si imprudemment ! Mais non… les yeux des hommesordinaires ne sont pas faits pour voir et leurs oreilles pourentendre les choses que je puis évoquer. Tes cheveux blanchiraientde peur en une minute, mon pauvre Antoine, si seulement je voulaisécouter la drôle d’idée qui me trotte dans la tête.

– Quelle idée ? fit le beau parleur, unpeu ému.

La Démone se leva et redressant sa taille denaine :

– Apprends, mon petit, qu’il m’est aussifacile de faire surgir sous tes yeux les sept grands diablesd’enfer, que de jouer avec le feu du ciel lui-même.

Et, en disant ces mots, la vieille allumarapidement à la chandelle un papier contenant une poudre noirâtre,puis elle tourna plusieurs fois sur elle-même, tenant à la maincette singulière fusée.

Aussitôt la pièce se trouva envahie par desflammes vaporeuses, vertes, rouges, bleuâtres, qui se mirent àdanser pendant quelques secondes d’une manière fantastique, puiss’éteignirent, laissant une forte odeur de souffre.

La chandelle, après avoir pétillé bruyamment,s’était éteinte, elle aussi : de telles sortes qu’à desclartés fulgurantes succéda sans transition une obscuritéprofonde.

Pour le coup, Antoine frissonna sérieusement.Il n’avait rien compris des manœuvres de la vieille.

Celle-ci ralluma la chandelle.

– Eh bien ! qu’en dis-tu, petit ?fit-elle avec un ricanement satanique.

– Je vous crois, la mère, je vous crois !répondit vivement Antoine.

– À la bonne heure !

– Tout ce que je vous demande, c’est derépondre franchement à une question.

– Va.

– Avez-vous confiance vous-même en ce quedisent vos cartes ?

– Une confiance absolue, mon fils. C’est sibien le cas que si elles m’annonçaient que ma cahute va brûleraujourd’hui, je déménagerais de suite, sans chercher à empêcher lefeu de prendre.

– Bien vrai ?

– Aussi vrai que tu es là devant moi.

Antoine regarda la Démone. Une véritablesincérité se lisait dans ses yeux.

– En ce cas, dit-il aussitôt, prenez vos septjeux de cartes et apprêtez-vous à les faire parler.

– Tu veux donc que je tire engrand ?

– Oui.

– Tu sais que c’est six sous parjeu ?

– Tenez, voilà un écu.

– Peste ! es-tu riche un peu ?

– Je ne le suis pas, mais je veux le devenir.Faites de votre mieux.

– Tu seras content, mon petit. Et la vieille,après avoir soigneusement serré la pièce d’argent, se mit en devoird’organiser ses jeux de cartes. Après qu’elle les eut bizarrementétendus sur la table, observant un ordre de couleurs déterminé,elle se retourna vers Antoine.

– Que veux-tu savoir ?demanda-t-elle.

– Je veux savoir d’abord ce qui s’est passéchez mon frère pendant la nuit d’hier.

– C’est-à-dire que tu veux t’assurer si mescartes le savent aussi bien que toi.

– Je ne dis pas non.

– C’est bien ; tu vas être satisfait dansune minute. La Démone raffermit ses lunettes sur son terrible nezet se prit à examiner les cartes qui couvraient toute la table.Tantôt elle les changeait de place ; tantôt elle promenait sesdoigts osseux d’une rangée à l’autre, établissant entre les figuresde chaque jeu de mystérieuses corrélations, qui lui arrachaientparfois des murmures inintelligibles. Un temps assez long s’écoulaainsi. Tout à coup la vieille poussa un cri de surprise :

– Ah !

Puis elle ajouta, en regardant Antoine avecune fixité singulière :

– Par les cornes du diable, c’est-ilpossible ?

– Quoi ? demanda l’huissier, qui devintpâle.

– Un enfant ! s’écria la Démone, tonfrère a un enfant !

– Un garçon ou une fille ? demandaanxieusement Antoine.

– Une fille ! répondit la tireuse decartes, après avoir jeté un coup d’œil sur la table. Puis ellecontinua, comme se parlant à elle-même :

– Oh ! la jolie blondine, avec ses grandsyeux bleus et sa petite bouche rose !… je la vois à l’âge dequinze ans, un peu pâle, un peu triste, mais si mignonne dans sataille élancée, si gentille sous sa chevelure d’or, – le vraiportrait de sa mère, qu’elle porte à son cou.

Le beau parleur était atterré.

– D’où vient cette enfant ?reprit-il.

– De la mer… Oh !

– Quoi donc ?

– Il y a un mystère… un horrible mystère, quemes cartes elles-mêmes ne sauraient pénétrer à présent, dumoins.

– Quand le pourront-elles ?

– Ah ! dame… je ne sais trop, maiscertainement pas avant que la fillette ait atteint sa dix-septièmeannée.

– C’est bien long, et vous serez peut-êtrealors… dans l’autre monde, ma pauvre vieille. La Démone eut unricanement nerveux.

– Sois sans inquiétude, dit-elle, j’enterreraiencore la moitié de la paroisse, et quand ta filleule…

– Quoi, vous savez cela aussi ?

– Les cartes me l’ont dit : elles ne mecachent rien. Quand donc ta filleule aura ses dix-sept ans, tureviendras me consulter, car elle courra alors un grand danger, undanger de mort.

L’œil d’Antoine s’alluma.

– Pas auparavant ? fit-elle avec unregret féroce.

– Pas auparavant, répondit la vieille, aprèss’être de nouveau penchée sur les cartes étalées. À moins,continua-t-elle en regardant fixement son interlocuteur, à moinsque tu ne veuilles aider le hasard… Il arrive tant d’accidents danscette pauvre vie !

Antoine blêmit et baissa les yeux sous leregard acéré de la Démone.

– Ce serait jouer gros jeu !murmura-t-il.

– Oui, trop gros jeu… pour le moment,poursuivit à voix basse la tireuse de cartes, tenant toujours saprunelle verdâtre rivée sur l’huissier. Il vaut mieux attendrel’époque indiquée par l’oracle, d’autant plus que Pierre ayantencore de longues années à vivre, rien n’est pressé de ce quiconcerne la petite.

Antoine ne trouva rien à dire à cette dernièreconsidération et se leva pour partir. Mais, à ce moment, on frappaà la porte donnant sur le chemin.

– Qu’est-ce ? fit l’huissier.

– Attends-moi ici, pendant que je vais allervoir qui m’arrive. J’ai dans mon idée que tu vas avoir une surprisenouvelle.

La vieille alla ouvrir. Un homme entra.

C’était Pierre Bouet.

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