L’enfant mystérieux

Chapitre 6Où Ambroise Campagna commence à n’avoir plus peur.

 

Une semaine après la disparition d’Anna –c’est-à-dire le premier dimanche de juillet suivant – vers huitheures du soir, la maison de Pierre Bouet était envahie par unefoule silencieuse et émue.

On attendait une grande visite – celle du bonDieu. Le curé de la paroisse devait, en effet, administrer leviatique à Marianne, dont la situation très grave inspirait desérieuses alarmes.

La pauvre femme n’avait recouvré laconnaissance, que pour se voir envahie par une fièvre, qui n’avaitfait qu’augmenter depuis son apparition. Aussi, redoutant une crisepour la nuit qui approchait, le médecin avait-il cru devoirinformer le père Bouet de la gravité du cas et lui recommander deprendre ses précautions, en vue d’un résultat fatal.

Le notaire était venu, après les vêpres,recevoir le testament de la malade – circonstance dont avaitprofité Pierre Bouet pour faire aussi le sien ; c’étaitmaintenant au tour du curé de régler une affaire autrementimportante, la grande affaire du salut. Déjà, dans le lointain, onentendait le tintement de la clochette précédant le ministre duculte ; le bruit des voitures roulant sur le chemingrandissait de seconde en seconde ; bientôt il devint tonnerreet cessa brusquement en face de la maison.

Une minute s’écoula ; puis soudain tousles genoux fléchirent, toutes les têtes se courbèrent : leprêtre entrait.

Il n’y a rien de grand comme ces scènes, simajestueuses dans leur simplicité. On les voit tous les jours, sanss’y habituer ; on y assiste toute sa vie, sans parvenir à sedéfendre de l’austère émotion qu’elles produisent !

Quand la cérémonie fut terminée, quand lavoiture qui ramenait le curé chez lui eut cessé de faire entendreson roulement, les lèvres, jusqu’alors muettes, se prirent àchuchoter. Des groupes se formèrent ci et là, dans la cuisine,devisant à voix basse sur la disparition d’Anna, cause de lasoudaine maladie de cette pauvre Marianne.

Pierre Bouet, abîmé dans une morne douleur,était resté près du lit de sa femme, qu’il n’avait pas quittée, dureste, depuis la fatale soirée du 24 juin.

Les conjectures et les suppositions pouvaientdonc aller leur train, sans risque d’être retenues par la crainted’aviver inutilement la plaie saignante ouverte au cœur dubonhomme.

Aussi ne se faisait-on pas scrupule d’émettreles avis les plus fantastiques.

– On ne m’ôtera pas de l’idée que la petite seretrouvera, disait Ambroise Campagna. Après tout, unecréature ne disparaît pas comme ça d’une paroisse, sansqu’on puisse seulement savoir quel bord elle a pris.

– C’est-y pas sacrant ! répliquaitOlivier Asselin. Faudrait alors qu’elle se fût évanouie enfumée !

– Ou encore que la chasse-galerie l’eûtenlevée dans un de ses tourbillons ! continuait untroisième.

– Ou encore que les gens qui l’ont apportéeici fussent revenus la chercher ! supposait un quatrième. Etles têtes de hocher, avec des airs mystérieux.

– Ça ne serait pas juste, ça ! fitremarquer Ambroise Campagna, répondant à la dernière conjecture.Pierre a élevé cette enfant, comme si c’eût été sa proprefille ; il l’a fait éduquer en vraie demoiselle ; ils’est mis en quatre pour la rendre heureuse, et, au jourd’aujourd’hui, on viendrait la lui reprendre, sans même diremerci ! Encore une fois, ça ne serait pas juste, sacrable demille commerces ! Pas vrai, Antoine ?

Le beau parleur, ainsi interpellé, relevavivement la tête et parut secouer une invincible torpeur. Sa figureanguleuse, sur laquelle un profond chagrin semblait avoir mis sonempreinte, s’anima un instant. Il demanda d’une voixcreuse :

– Quoi ?

– Je dis que si c’est les gens de lachaloupe-fantôme qui ont enlevé la petite, ils ont fait là unvilain coup, qui ne les mènera pas en paradis.

– Tu as la berlue, Ambroise. Tu sais bien que,si une chaloupe était venue à Saint-François en plein jour, onl’aurait vue.

– Elle pouvait être cachée dans la rivièreBellefine[2], en attendant la nuit.

– Va donc ! Ne te souviens-tu pas quej’ai pris à cet égard tous les renseignements possibles ?D’ailleurs, Anselme Théberge, qui descendait de Québec avec sachaloupe pleine de passagers, n’a-t-il pas déclaré qu’il n’avaitrencontré aucune embarcation remontant le fleuve, le soir de ladisparition ?

– C’est vrai, ça : j’y étais, réponditAsselin.

– Tu vois ! reprit Antoine, ens’adressant à Campagna.

– Oui, j’admets qu’une chaloupe se dirigeantvers Québec n’aurait pu manquer d’être vue par Anselme, répondit cedernier. Mais si cette chaloupe eût pris l’autre côté, se fûtdirigée vers les îles, par exemple ?

À cette supposition, fort plausible, pourtant,le parrain d’Anna sentit un frisson lui courir de la plante despieds à la racine des cheveux.

– Vers les îles !… y songes-tu ? serécria-t-il.

– Pourquoi pas ? demanda tranquillementAmbroise.

– Pourquoi pas ?… Dame ! parce que…enfin, tu as de drôles d’idées !

– Eh ! sacrable de tonnerre ! fauttoujours bien que cet enfant-là soit quelque part ! Quiempêche qu’on ne l’ait entraîné là ?

– Où… là ?

– À l’île Madame, à l’île aux Reaux, à l’île àDeux-Têtes… n’importe laquelle.

– À l’île à Deux-Têtes ?… Cettebêtise ! Pourquoi plus à l’île à Deux-Têtesqu’ailleurs ?

– Tiens ! comme si j’avais parlé de l’îleà Deux-Têtes plus que des autres.

Antoine se mordit les lèvres. Il s’aperçutqu’il venait de faire un pas de clerc et réponditaussitôt :

– Au fait, Ambroise, la chose est possible,quoique infiniment peu probable. Ne vas pas croire au moins que jevoudrais négliger une seule chance de succès dans les recherchesque nous avons entreprises. C’est tellement le cas, que j’ai uneproposition à te faire.

– Une proposition ! Laquelle ?

– Tu aimes bien Pierre, n’est-ce pas ? ettu serais disposé à tout faire pour lui rendre sa fille ?

– C’est-il pas sacrant ! Pierre m’asouvent rendu service, et ce n’est pas Ambroise Campagna qui enperdra le souvenir.

– Bien. Dans ce cas, aide-moi à faire unedernière tentative pour recouvrer la petite.

– Tout de suite, Antoine.

– Alors, attelle ton cheval, sans plustarder : nous allons chez la Démone.

À ce nom redouté, un frisson courut dans legroupe des causeurs.

– La Démone ! murmura Ambroise, avec uneémotion involontaire.

– Oui, la Démone, répondit tranquillement lebeau parleur.

– C’est que, vois-tu…

– Quoi donc ?

– Elle n’a pas une trop bonne réputation.

– C’est une jeteuse de sorts !dirent les autres.

– Qu’importe, pourvu qu’elle nous dise où estla petite ?

– Tu as raison, Antoine. Je ne te cacherai pasque cette démarche me répugne, mais c’est égal ! je peux bienfaire un sacrifice pour un ami comme Pierre. Allons-y.

– Mets un rameau bénit dans ta poche, ditOlivier Asselin : ça préserve du diable.

– Donne.

Asselin se dirigea vers une branche de sapinclouée au-

dessus de la croix traditionnelle, en cassa unbout et l’apporta à Ambroise.

– Merci, dit ce dernier. Maintenant, je suisprêt, ajouta-t-il.

– Va atteler. Nous partons tout de suite,répondit Antoine, en se levant. Trois quarts d’heure plus tard, lesdeux insulaires heurtaient à la porte de la sorcière. Celle-cin’était pas encore couchée et demanda aussitôt :

– Qui est là ?

– Des amis de Pierre Bouet, cria le beauparleur à travers le trou de la serrure. La porte s’ouvritaussitôt.

– Eh ! bonsoir, mes fils, dit la vieille.Qui vous amène si tard ?… Il arrive minuit,savez-vous !

– Nous venons vous consulter, la mère,répondit Antoine.

– Me consulter ?… Ah ! ah !…Une belle heure, ma foi, pour rendre des oracles ! C’est àminuit que les esprits rôdent dans les campagnes et qu’ils sontplus faciles à apprivoiser. Que voulez-vous savoir, mesenfants ?

– Nous voulons savoir ce qu’est devenue lafille à Pierre Bouet.

– La fille à Pierre Bouet, cette petite blondejetée sur les rivages de l’île par une nuit de tempête ?

– Précisément, la mère. Elle a aujourd’huidix-sept ans. La vieille tressaillit ou feignit de tressaillir.

– Qui êtes-vous, demanda-t-elle avec autorité,vous qui cherchez à pénétrer les secrets du mondeintermédiaire ?

– Moi, je suis le frère de Pierre Bouet,répondit Antoine.

– Et, moi, son ami, ajouta Ambroise. La Démones’était levée, comme en proie à une grande surexcitation. Ellemarcha quelque temps dans la pièce, redressant sa taille exiguë etmarmottant des paroles incohérentes. Finalement elle s’arrêta enface des deux hommes et fixant sur eux ses prunellesverdâtres :

– Il est dans la nature, dit-elle, des chosesque les yeux de l’homme ne sont pas faits pour voir, ni sesoreilles pour entendre. Les esprits familiers les révèlent parfoisà de rares privilégiés, mais frappent impitoyablement les curieuxqui veulent y mettre le nez. Malheur donc à ceux qui s’obstinentdans leur entêtement aveugle et cherchent à s’introduire dans cemonde mystérieux, intermédiaire entre le ciel et la terre !Malheur aux incrédules qui doutent de la puissance de ces espritset prétendent expliquer toute chose au point de vue naturel !Malheur surtout à ceux qui, n’ayant pas la foi, viennent jusquedans leur sanctuaire braver les confidents de ces divinitéssublunaires ! Leurs animaux périront, atteints de maladiesétranges, que l’art se déclarera impuissant à guérir ; leursplus beaux champs d’avoine et de seigle se transformeront en closincultes, et la mort ira s’asseoir au foyer de leurfamille !

Les deux hommes semblaient pétrifiés etcourbaient malgré eux la tête, sous cette apostrophe singulière.Ambroise Campagna, surtout, n’était rien moins que rassuré et serapprochait à petits pas de la porte, comme pour fuir uneapparition de l’autre monde.

– Allons-nous-en ! glissa-t-il àl’oreille de son compagnon.

Mais Antoine parut se raidir contre la vagueterreur qui l’envahissait, et répliqua bravement :

– Un mot, la mère ?

– Encore ? fit celle-ci.

– Faut-il donc renoncer à nosrecherches ? Anna est-elle décidément perdue pourtoujours ?

– Va demander au feu de l’enfer de rendre sesdamnés ! Va prier les gouffres de la mer de remettre vivantssur le pont des navires les victimes qu’ils ont englouties !Va dire au requin de lâcher la proie que ses dents ontbroyée !… Mais n’espère pas une minute que les esprits malinsqui voltigent dans les brumes du fleuve ramènent jamais dans lesbras de Pierre Bouet l’enfant vouée dès sa naissance aux ténèbresdes nuits sans lune !

Et, après avoir prononcé ces parolesénigmatiques, la sorcière fit de la main un geste impérieux.

– Maintenant, dit-elle, allez-vous-en et nereparaissez plus ! Les deux hommes ne se le firent pas répéteret sortirent précipitamment.

Une fois qu’ils furent en plein air et àquelque distance de la masure, Antoine dit à soncompagnon :

– Hein ! qu’en penses-tu ?n’avais-je pas raison de croire la petite à jamaisperdue ?

– Que le diable emporte cette vieille guenillede femme ? grommela Ambroise, encore ému de ce qu’il venaitd’entendre.

– Chut ! les sorcières ont l’oreillefine.

– Ça m’est égal.

– Malheureux ! ne crains-tupas ?

– Je n’ai plus peur… je ne veux plus avoirpeur. Un homme est un homme, après tout. Qu’elle me jette dessorts, si elle le veut : ça ne m’empêchera pas de dire quecette furie-là a une vilaine frimousse et que je la crois capablede bien des choses.

– Doucement, Ambroise, doucement.

– J’en mettrais ma main dans le feu… Vois-tu,Antoine, il est impossible que le bon Dieu donne à une créaturehumaine une figure aussi repoussante, si elle n’a pas une âme àl’équipollent.

– Cette idée !… On voit tous les joursles meilleures gens du monde porteurs de physionomiesimpossibles.

– C’est vrai. Mais ces personnes-là ne sontque laides ou ridicules, tandis que la tireuse de cartes, elle, estvéritablement effrayante et me fait l’effet du diable enpersonne.

– Ta ! ta ! ta ! mon pauvreAmbroise, la peur te fait déraisonner. La Démone est loin d’être unEnfant-Jésus, mais c’est une bonne vieille qui n’a jamais fait demal à personne.

– Pas de mal à personne ?… Hum ! onn’en sait rien. Dans tous les cas, cette espèce de guenon-là estloin de m’inspirer confiance. Ça ne va jamais à la messe, ni àconfesse, ni même à l’église.

– La belle affaire ! quand tu auras sonâge – au moins cent ans – tu ne penseras guère à courir leschemins.

– Qui sait ?… elle n’a peut-être pas mêmeété baptisée ?

– Pour ça, oui : j’ai vu un chapeletaccroché au-dessus de son lit.

– Quand cela ?… Tu es donc dans sonintimité ?

– Satané chien ! si l’on peut dire !Dieu merci, je me respecte, et c’est par pur adon que j’ai vu cechapelet, il y a longtemps déjà… plusieurs années.

Quelque chose comme un vague soupçon traversal’esprit d’Ambroise Campagna ; mais il ne s’y arrêta pas dansle moment et se contenta de murmurer, tout en fouettant soncheval :

– Enfin, n’empêche ! La vieille m’a toutl’air d’en savoir plus long qu’elle n’en veut dire… Si les amissont de mon opinion, on fouillera d’abord les îles ; puis, sil’on revient bredouille, ma foi !… il faudra bien qu’elleparle !

Antoine blêmit dans l’obscurité, mais il nerépondit rien. La voiture roula encore quelques temps sur le cheminde Saint-François, puis elle s’arrêta devant l’allée conduisantchez Pierre Bouet. Un groupe d’hommes et de femmes causaient à voixbasse, à quelque distance de la maison. En reconnaissant les deuxnouveaux arrivants, qui descendaient de voiture, cinq ou six desfemmes se précipitèrent à leur rencontre.

– Vous ne savez pas la nouvelle ?dirent-elles toutes à la fois.

– Quelle nouvelle ?

– Eh bien ! Marianne est morte !

– Morte ? s’écria douloureusementAmbroise.

– Il y a une demi-heure.

– Morte ! fit à son tour Antoine, maisd’un ton bien différent.

– Oui, oui, morte ! tout ce qu’il y a deplus morte ! répétèrent avec ensemble les commères.

Antoine murmura quelques mots inintelligibleset s’élança vers la maison, suivi de près par AmbroiseCampagna.

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