L’enfant mystérieux

Chapitre 3Où Tamahou l’échappe belle.

 

Le capitaine Hamelin, passablement malmené,mais sans blessures sérieuses, se releva aussitôt.

Après quelques mots de remerciement à sesbraves matelots, son premier soin fut de couper les liens quigarrottaient sa fiancée et de lui procurer les secours quenécessitait son état.

La pauvre jeune fille était complètementbrisée par la douleur physique et par l’effroyable scène de tout àl’heure. Elle essaya pourtant de se mettre sur son séant, mais elledut y renoncer, moulue qu’elle était par tout son corps. Lecapitaine et les matelots se dépouillèrent d’une partie de leurshabits et lui improvisèrent une couche plus confortable que songrabat, – ce qui parut lui procurer un peu de soulagement.

Elle put alors répondre d’une voix entrecoupéeaux mille questions qui se pressaient sur les lèvres de CharlesHamelin. Celui-ci, agenouillé près de sa couche, lui tenait sesmains et l’enveloppait d’un regard où se lisaient les sentimentsles plus divers : tendresse, colère et, par-dessus tout,stupéfaction.

– Anna, Anna, disait-il, c’est donc bienvous ! c’est donc bien toi que je retrouve ici !… Ta voixne m’a pas trompé ! mes yeux ne m’abusent pas !

– Hélas ! oui, c’est bien moi !gémit la malheureuse… En quel lieu et en quel état nousrevoyons-nous !

– C’est à n’y pas croire… Je me figure quenous faisons tous deux un mauvais rêve et que nous allons nouséveiller, moi dans la cabine de ma goélette, vous dans votre joliechambrette de chez ce bon père Bouet.

– Si c’est un rêve, voilà bien longtemps qu’ildure ! sanglota la jeune fille… Il me semble que je n’ai pasvu la lumière du jour depuis des mois…

– En effet, comment se fait-il ?… Depuisquand êtes-vous ici ?

– Depuis le 24 juin.

– Et nous sommes au 20 juillet !Ah ! le misérable qui a commis une action aussi infâme, il mefaut tout son sang ! Je veux lui arracher moi-même le cœur etme repaître de son agonie !… Je veux…

– Attendez, mon ami, fit doucement la jeunefille, retenant le capitaine prêt à bondir sur Tamahou :laissez-moi tout vous dire, tout vous raconter, avant de prendreune résolution.

– Soit, Anna, parlez ; ne me cachez rien.La fille adoptive de Pierre Bouet fit alors le récit de sesaventures, depuis la soirée du 24 juin, où elle fut enlevée,jusqu’à l’arrivée de son courageux sauveur. Elle glissa légèrementsur les souffrances de toutes sortes qu’elle eut à endurer de lapart de Tamahou ; mais elle ne voulut rien omettre descirconstances relatives aux démarches faites par les gens deSaint-François pour la retrouver. Hamelin l’interrompit à cetendroit de son récit :

– Vous dites, ma chère Anna, que vos amis del’île d’Orléans sont venus jusqu’ici même, sur le plateau quidomine ces grottes ?

– Oui, il y a environ quinze jours.

– Comment se fait-il qu’ils n’aient pasexploré les grottes ?

– Oh ! l’ouverture en était adroitementdissimulée et à l’abri de toutes les recherches…

– Pourquoi n’avez-vous pas crié, appelé ausecours, révélé votre présence d’une façon ou d’uneautre ?

– Tout cela m’était impossible : j’étaisliée et bâillonnée solidement.

– Oh ! le bandit !… Mais, alors, cemonstre de Sauvage s’attendait donc à des perquisitions !

– Oui, quelqu’un l’avait prévenu, dans lanuit !

– Quelqu’un de Saint-François ?

– Mon Dieu, oui… Je l’ai cru, du moins.

– Avez-vous reconnu cet homme… Voyons, machère Anna, il est très important que vous rappeliez vos souvenirs,car l’individu en question a dû être l’instigateur de votreenlèvement.

Anna ouvrit la bouche pour parler, mais,faisant un violent effort sur elle-même, elle garda le silence.

– Eh ! quoi ! Anna, vous voustaisez ! vous ne voulez pas nommer le traître qui est venu denuit avertir votre bourreau !

– J’ai pu me tromper, j’ai dû metromper : ce serait trop horrible.

– C’est donc un ami, un parent,peut-être ?

– Mon Dieu ! cet homme, qui ne savait pasêtre entendu de moi, apportait une si affreuse nouvelle – la mortde ma mère adoptive – que j’en perdis presque la tête le reste dela journée… Si bien qu’au départ des gens de Saint-François, quandil vint dire à son complice, par une fissure de la porte :Nous partons, tu peux être tranquille ! j’ai dû me tromper surle timbre de sa voix.

– C’est possible. Mais, enfin, ditestoujours…

– Non, décidément, je ne puis faire part demes soupçons, avant qu’ils se confirment… Je me reprocherais toutema vie une erreur qui entacherait la réputation d’un homme que jedois respecter, si je ne l’aime pas.

Le capitaine eut un geste d’impatience.

– Voilà de la générosité bien mal placée, machère Anna, je le crains. Peu importe ! je n’insiste plus, et,tout en vous admirant je ne puis m’empêcher de vous blâmer, car lenom de ce misérable simplifierait beaucoup les recherches… Quoiqu’il en soit, nous finirons bien par débrouiller cet écheveau,quand toute ma petite fortune devrait y passer.

– À quoi bon ! répliqua, en joignant lesmains, la pieuse jeune fille. Remercions plutôt la Providence quime tire de cette douloureuse épreuve.

– Anna, répondit le marin ému, vous êtes unesainte et je devrais m’agenouiller devant vous ; mais je nesuis, moi, qu’un mortel ordinaire, sujet aux passions quibouleversent l’âme, et j’ai bien peur de ne pouvoir, comme vous,étouffer la voix qui gronde dans ma poitrine et me crie :Vengeance !

– Mon cher Charles, la vengeance appartient àDieu : lui seul sait manier cette arme redoutable.

Le capitaine ne répondit pas. Se penchant versun des matelots confiés à la garde du prisonnier, il lui ditquelques mots à voix basse. Puis tout haut :

– Mes amis, il s’agit maintenant deconfectionner une sorte de brancard pour transporter cette jeunedame jusqu’à la chaloupe. Je compte sur votre habileté.

– Oh ! capitaine, nous ferons de notremieux, soyez-en sûr.

– Bien. Allez, mes marsouins. Je vousrejoindrai tout à l’heure. Les matelots obéirent, emportant maîtreTamahou, qui n’avait encore ni bougé, ni desserré les dents.

Charles et Anna restèrent seuls. Pendant unebonne demi-heure, ils s’entretinrent, passant en revue lesévénements extraordinaires survenus depuis peu : l’apparitionde ce Sauvage inconnu de tous, le rapt accompli selon touteapparence pour le compte d’un autre, la mort de Marianne arrivéecomme un coup de foudre, enfin les recherches opérées jusque surdes îlots déserts…

Tous deux demeurèrent convaincus que le vraicoupable ne pouvait être Tamahou, que ce dernier n’avait été que lebras qui exécute, tandis que la tête, l’auteur de l’enlèvement,restait à trouver… Mais, quel était ce mystérieux ennemi ?…Qui avait intérêt à ce qu’Anna disparût ?…

Chacun des deux interlocuteurs avait, sans nuldoute, ses soupçons plus ou moins fondés là-dessus ; mais, parune entente tacite, ni l’un ni l’autre ne laissa rien percer de cequ’il pensait.

Quand cette conversation fut épuisée, lecapitaine sortit des grottes, priant la jeune fille de l’attendrequelques minutes, pendant qu’il irait donner ses derniers ordrespour le retour à bord.

Il pouvait être trois heures du matin.

L’obscurité, moins profonde, se laissaitpénétrer par cette vague clarté qui précède l’aube. La mer, tout àfait haute, battait la grève de ses grosses volutes blanches,tandis qu’au large la brise fraîchissante la faisait moutonner,comme si elle eût été en ébullition.

– Hum ! toussa le capitaine, une bellenuit pour l’Espérance ! Décidément, j’avais tort dem’alarmer.

Tout en faisant cette réflexion, Hamelin, sedirigeait rapidement vers le nord, longeant le pied de la falaise.Il arriva bientôt à un coude de rocher, formant saillie. Derrièrecet angle se tenaient les matelots, avec leur prisonnier. Unetorche de sapin, fichée dans le sable, éclairait la scène.

– A-t-il parlé ? demanda rapidement lecapitaine.

– Pas un traître mot, répondit un desmarins : c’est à le croire muet comme une écrevisse.

– Ah ! ah ! voyons si je serai plusheureux.

S’approchant de Tamahou :

– À nous deux, coquin ! lui dit-il, lesdents serrées par une colère soudaine. Les rôles sontchangés ; c’est toi maintenant qui es en mon pouvoir… Jet’avertis que tu n’as plus affaire à une jeune fille sans défenseet que si tu barquines le moindrement…

Un geste de menace acheva la phrase. Tamahoucroisa son regard dédaigneux avec celui du marin, mais il netressaillit même pas.

– Quand je vous disais que ça n’a pas delangue, ce chien de mer-là ! fit observer le matelot qui avaitdéjà parlé.

– Je la lui délierai bien, moi, la langue,riposta Hamelin. Puis, s’adressant de nouveau à l’impassibleSauvage :

– Assassin ! bandit ! lui cria-t-ild’une voix sifflante qui trahissait une rage concentrée, avant demourir, il faut que tu parles, que tu dises pourquoi tu as volécette jeune fille.

– Pourquoi je l’ai volée ! ricanaTamahou, encore abasourdi par les fumées de l’ivresse. Hé !mais, apparemment, parce qu’elle m’avait tombé dans l’œil…

– Infâme !

– Et que j’en voulais faire l’ornement de macabane.

– Tu mens, misérable ! Cette jeune fille,tu ne l’avais jamais vue… Tu n’as commis une action aussi lâche,que parce qu’une personne de Saint-François t’en avait chargé… Lenom de cet homme ?

Le Sauvage garda le silence, trop fier pourmentir, trop brave pour trahir.

– Parleras-tu ? rugit Hamelin, bondissantsur le prisonnier et le secouant rudement.

– Frappe, frappe, noble capitaine : iln’y a pas de danger ! se contenta de répondre Tamahou,montrant ses mains liées.

Le capitaine, un peu honteux, se releva d’unsaut et se mit à arpenter la plage pendant une minute… Puisrevenant vers les matelots :

– Pas de niaiserie, dit-il, et pas de faussegénérosité ! il faut que cet homme parle, il nous faut le nomde son complice.

– C’est cela : oui, oui ! firent lesmarins ; nous allons lui délier la langue.

– Avez-vous un moyen ?

– Nom d’un cabestan ! ce serait beau devoir que les gabiers de l’Espérance n’eussent pas, dansleur soute aux idées, de quoi faire parler les muets !répondit un des matelots, grand gaillard efflanqué comme un poteaude télégraphe et, pour cette raison, surnommé laGaffe.

– Eh bien ! la Gaffe, je te donne carteblanche.

– Ça va être vite fait. Approche ici un peu,Francis. As-tu les fusées ?

– Oui.

– Arrache une des mèches.

– Voilà.

– Bien. Insinue-moi-la délicatement entre lespouces de ce gentleman… Y es-tu ?

– J’y suis.

– C’est bon. Quelques tours de ficellemaintenant pour épicer ces deux bouts d’amarre-là…

– Ça y est. La Gaffe sortit alors de sa blagueà tabac un étui de fer-blanc, dans lequel il prit une allumette,puis simulant le geste de la frotter sur sa cuisse, il dit auSauvage toujours immobile :

– Le nom de ton complice ?

Pas de réponse.

– Une ! fit la Gaffe, en frictionnant sonallumette. Puis il répéta :

– Le nom de ton complice ?

Même silence.

– Deusse ! articula le matelot,en approchant le souffre enflammé de la mèche.

Saisissant alors de la main gauche les brasliés de Tamahou, il demanda une dernière fois :

– Qui t’a chargé d’enlever la jeunefille ?… Le nom ?… Parle, et tu auras la vie sauve.

Les sourcils du Sauvage se froncèrent ;une légère rougeur envahit sa figure ; mais il demeuraimmobile et aucun son ne s’échappa de ses lèvres.

– Tant pis, tête de loup marin ! grondala Gaffe… Fallait parler !… Troisse !

Et il mit le feu à la mèche, qui se prit àsiffler.

Au même instant, une voix de femmecria :

– Arrêtez ! arrêtez !

Toutes les têtes se retournèrent. Anna surgitdu coude de la falaise et, se précipitant sur la mèche enflammée,la vaillante fille l’arracha d’un seul coup.

– Ah ! Charles, dit-elle, vous m’aveztrompée !… Comment pouvez-vous avoir le cœur de torturer un devos semblables, un homme sans défense ?

– Ma chère Anna, répondit le capitaine, vousoubliez que j’étais sans défense, moi aussi, il n’y a pas uneheure !… D’ailleurs, il est des circonstances où la générositéest hors de mise…

– Jamais !

– Et où l’on doit savoir hurler avec lesloups. Cet homme possède un secret qu’il nous faut lui arracher,coûte que coûte… Il s’agit de votre bonheur à venir, de votrehonneur, peut-être, mademoiselle ! acheva le jeune homme, unpeu dépité.

– Ne m’en voulez pas, mon bon Charles, sij’insiste ; mais abandonnez cet homme à la justice de Dieu,qui saura bien l’atteindre tôt ou tard… Fuyons cette île maudite etrendez la liberté à ce malheureux. Il a été dur pour moi, sansdoute ; il m’a souvent fait peur avec ses éclats de voix etses menaces… Mais, au moins, ajouta-t-elle plus bas, il m’arespectée !… N’est-ce là rien, Charles ?

– Vous le voulez, Anna ?

– Je vous en supplie.

– C’est bien : vous allez êtreobéie ! déclara le capitaine, avec une politesse un peufroide. Matelots, déliez ce misérable et… qu’il aille se fairependre ailleurs !

Puis il ajouta, s’adressant à Anna :

– Puissions-nous ne pas avoir à nous repentirde notre générosité !

Les matelots obéirent à contrecœur et mirentTamahou sur ses jambes. Cela fait, la Gaffe, qui jurait tout bascomme un païen, le conduisit un peu à l’écart et lui cria dans lesoreilles :

– File, et plus vite que ça, mon visage decuivre !… Si jamais je te rencontre !… Un grand coup depied acheva la phrase.

Tamahou se retourna comme un tigre, prêt àbondir… Mais il se contint, et faisant un geste de suprême menace,il disparut dans la nuit sombre.

– Maintenant, à la chaloupe, mes amis !cria le capitaine : nous n’avons pas une minute à perdre.Quand on s’empare d’une bête féroce et qu’elle nous échappe, iln’est pas bon de muser et d’attendre son retour.

– Vous avez raison, capitaine, grommela laGaffe : ça me dit que nous avons fait là une bonne grossebêtise… Décampons, c’est le plus sûr.

Anna, fatiguée par l’exploit qu’elle venaitd’accomplir, fut déposée sur le brancard construit par lesmatelots, et la petite troupe se mit en marche vers le nord,longeant les arbres qui bordent la grève.

Vingt minutes plus tard, on débouchait dans lacrique où les matelots avaient pris terre.

La chaloupe n’y étaient plus.

Machinalement, tous les regards se portèrentvers l’endroit où l’Espérance devait se balancer sur sesancres, à quelques encablures au large.

Mais la goélette, comme la chaloupe, avaitdisparu ! En escaladant les rochers, les marins purent lavoir, à un mille de là, filant, vent arrière et les voiles enciseaux, dans la direction de Québec. Alors un même cris’échappa de toutes les poitrines :

– Trahis !… nous sommes trahis !

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