L’enfant mystérieux

Chapitre 2Exploits… chevaleresques de Ti-Toine.

 

Deux années s’écoulèrent de la sorte, sansamener de changements notables dans la situation respective de nospersonnages.

Antoine tissait sa trame et attendait sonheure.

Campagna observait.

L’orpheline, elle, souffrait sans seplaindre.

De toutes les petites persécutions, à peinevoilés maintenant, qu’elle avait à endurer, la plus ennuyeuse, laplus agaçante, la plus tenace lui venait de son cousin Ti-Toine, legros joufflu que l’on sait.

Secrètement encouragé par ses parents, cetidiot-là prenait son rôle de prétendant au sérieux – quand cen’était pas au tragique.

Dieu sait pourtant qu’il n’avait pas lephysique d’un héros de roman, Ti-Toine !… Gros, court, la têteénorme, des yeux bleus faïence à fleur de peau, le nez busqué encanard, la bouche lippue, il aurait été parfaitement chez lui dansquelque coin perdu de la Forêt-noire, quand le bon Lafontaineécrivit son Paysan du Danube.

Avec cela, amoureux comme un berger et jalouxcomme un Espagnol !

Anna ne pouvait faire un pas sans l’avoir surles talons ou sans se heurter à lui. Il la couvait sans cesse deson regard sans lumière et la contemplait béatement, la boucheentrouverte.

Cela devenait énervant, horripilant, au pointque la jeune fille prenait souvent « ses jambes à soncou » et courait sans vergogne pour échapper à ce cauchemarvivant.

Alors, Ti-Toine se mettait à pleurer et allaitconfier ses chagrins d’amoureux au giron maternel.

Pas besoin de se demander si la douceEulalie bondissait et si l’étrangère en attrapait desbordées d’injures… sans les entendre, cela se conçoit.

Antoine, à son tour, était mis au courant parsa femme, qui ne manquait pas de charger le tableau outre mesure etde demander les plus noires vengeances.

La plupart du temps, le mari se contentait dedire :

– Patience, femme : ça viendra ; ilfaudra bien que ça vienne !

Eulalie, qui connaissait son homme et savaitde quoi il était capable, refoulait son ressentiment et se calmaitpour un temps.

Mais c’était sans cesse à recommencer, car legros Ti-Toine devenait plus amoureux et plus bête d’un jour àl’autre… Il avait constamment la larme à l’œil et ne finissait pasde pleurnicher dans le tablier maternel.

C’est le fouet qu’il aurait falludonner à ce braillard imbécile… Mais la tendre Eulalie était loinde partager cet avis, – je vous prie de le croire.

Elle s’attendrissait d’abord sur le chagrin deson gros fils ; puis, sans transition, elle entrait dans descolères folles contre sa filleule, – laquelle était bien à centlieues de se douter des tempêtes que soulevait son indifférence àl’endroit du cousin Ti-Toine.

Cependant, une note gaie traversait parfois lehourvari de ce concert en bémol.

C’est ainsi qu’une après-midi du mois dejuillet, Ti-Toine arriva comme une bombe à la maison… Ilpleurnichait à chaudes larmes et se précipita, sans crier gare, surles genoux pointus de sa mère.

Le cœur de la douce Eulalie en fut toutchaviré, – à tel point qu’elle n’acheva pas une série d’invectivesfortement salées qu’elle était en train de servir à son mari.

– Qu’as-tu, mon gros Toutou ?demanda-t-elle vivement à son fils, tout en relevant avec ses deuxmains la trogne ruisselante du désolé garçon.

– J’ai… que je veux aller me périrdans le puits, là ! répliqua Ti-Toine entre deux sanglots.

– Te périr, sainte Eulalie, mapatronne !

– Oui, oui… et pas plus tard que bienvite.

– Et pourquoi te périr, mon chat ?

– Parce que… elle ne veut pas m’aimer.

– Qui ça, mon chéri ?

– Anna, donc !

– Eh quoi ! cette petiteengeance ?

– Justement… Elle m’a dit de cesser de lasuivre comme un chien…

– La gueuse !

– Et de ne plus me cacher dans les sapinagespour la guetter quand elle va chez les Campagna.

– La pimbèche ! Comme si ton regard lasalissait, cette demoiselle !

– C’est que… je lui fais peur, vois-tu.

– Tu lui fais peur !… Comment ça, mongarçon ?

– Voilà !… Hi ! hi ! hi !…Je me cache dans les branches, le long du chemin… Puis, quand ellepasse, je me sacre « à quatre pattes » devantelle en hennissant et ruant comme un poulain… C’est drôle, ça,pourtant ! Eh bien, elle, ça la fâche. Si elle m’aimait, çalui ferait plaisir, au contraire. Pas vrai, m’man ?

La mère ne pouvait répondre, et pour cause.Renversée en arrière sur sa chaise, elle riait d’un rire tellementaigu, que les vitres des châssis en tintaient.

Antoine, lui, avait la figure coupée en deuxpar un sourire d’une oreille à l’autre.

Ce que voyant, Ti-Toine éclata à son tour siformidablement, que le chien se mit à japper, le chat à miauler etque Maria-Claudia descendit du grenier pour s’enquérir de ce qu’ily avait de si drôle « en bas. »

Cette explosion d’hilarité durait encore,quand Anna fit son entrée.

– Comme vous voilà joyeux ! dit-elle.

– Ha ! ha ! ha ! beuglaTi-Toine.

– Hi ! hi ! hi ! glapit sasœur.

– Hé ! hé ! hé ! miaulaEulalie.

– Hem ! hem ! toussa Antoine,reprenant le premier son sérieux.

– Qu’y a-t-il donc de si amusant ici ?demanda de nouveau l’orpheline, avec un pâle sourire.

– C’est de moi que nous rions tousensemble ! put enfin dire Ti-Toine, qui se reprit à éclatercomme un tonnerre.

– C’est de toi que tu ris tant que ça !fit remarquer l’orpheline avec étonnement.

– Eh oui, justement ! fit Ti-Toine avecun naïf orgueil. C’est que c’est cocasse, va… Tu sais bien… quandje fais le poulain dans le chemin du roi : hi-han !…hi-han ! !

Et, se précipitant à quatre pattes,Ti-Toine envoya vers le plafond trois ou quatre ruades des mieuxconditionnées, avec accompagnement de hihan ! hihan ! sibien réussis, qu’une jument s’y fût trompée.

Malheureusement, dans la sincérité de sesefforts, le brave garçon perdit tout contrôle sur son ventre, –lequel en profita pour faire entendre, lui aussi, un hi-han de safaçon, qui n’était pas dans le programme, à coup sûr, quoiquesupérieurement… henni.

Ce coup de… jarnac termina lareprésentation ; car Ti-Toine, « riant jaune, »cette fois, enfila la porte et prit la clé des champs.

La figure de l’oncle Antoine se rembrunit.

Celle de la tante se pinça.

Quant aux deux cousines, elles en eurent pourjusqu’au coucher à pouffer de rire dès qu’elles se regardaient.L’auteur de tout ce vacarme ne rentra qu’à la nuit noire, biendécidé à ne pas recommencer de sitôt ses exercices…chevaleresques.

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