L’enfant mystérieux

Chapitre 3La Dame blanche.

 

Et c’est ainsi que, chez le tuteur de notreintéressante héroïne, les jours succédaient aux jours, les mois auxmois, les années aux années, – étapes jalonnées de pierres noireset blanches.

Malheureusement, ils étaient rares les jours àmarquer d’une pierre blanche, comme le faisaient les anciens :Albo notanda lapillo.

Et plus les événements s’accumulaient derrièrece vieillard morose que la cosmogonie païenne a appelé leTemps, plus aussi le ciel paraissait s’assombrir au-dessusde la tête de l’Enfant mystérieux.

Nous venons de la voir rire comme une petitefolle à… l’audition de l’accident arrivé au jeune Bouet.

Mais, – ne nous y trompons pas, – il y avaitla force majeure… Ces petites infortunes n’ont jamais fait pleurerpersonne, que nous sachions, à moins que ce n’ait été par excèsd’hilarité, s’entend.

D’ordinaire, la jeune fille est sérieuse et selaisse doucement bercer sur les molles vagues de la mélancolie.

Et, chose remarquable, cette gravité coïncideavec un événement qui a beaucoup étonné les gens de Saint-François,deux années auparavant. Nous voulons parler de l’arrivée chez laveuve Hamelin d’une vieille femme à chevelure blanche, et toujoursvêtue de flanelle de cette même couleur blanche.

On se rappelle avoir entrevu, – la nuit de lacapture de l’Espérancepar les douaniers, – cette espèce deblanc fantôme émergeant à mi-corps de la cage de l’escalier quiconduisait à la chambre du capitaine…

On se souvient que le second, Marcel, enl’apercevant, avait murmuré d’une voix émue : « LaFolle !… Pauvre femme !… Elle flaire latempête ! »

De son côté, l’étrange apparition, après avoirinspecté les quatre points cardinaux, s’était prise à marmotterd’étranges choses : « La tempête ! toujours latempête !… Et la mer qui gronde !… Et les vagues quis’élèvent !… Et le vent qui mugit !… Nous allons périr,capitaine… Vite, prenez ma fille !… Je vous la confie…Sauvez-la ! sauvez-la ! »

Puis quelque chose comme un sanglot avaitétouffé cette voix terrifiée… Et l’apparition s’était évanouie dansles ténèbres de la cabine.

Or, c’était précisément cette malheureuse quele brave Hamelin avait conduite chez lui et confiée à sa mère, dansl’espoir de recueillir plus tard des renseignements qui luipermettraient de la rendre à sa famille.

Le chef mic-mac, Michel Agathe, qui lui avaitmis entre les mains cet étrange dépôt, n’avait pu lui donnerd’autres renseignements que ceux déjà connus de nos lecteurs.

Vers la fin de septembre 1840, un grand navire– qu’il sut plus tard s’appeler le Swedenborg – avait faitnaufrage sur les dunes entre le grand et le petit Miquelon, deuxîles françaises qui gisent en face de la côte sud de Terre-Neuve…Le lendemain, une femme attachée à la hune d’un tronçon de mâtatterrissait dans la Baie de Fortune où la tribumic-maque était campée. Cette femme n’avait plus qu’un souffle devie, et elle était folle. Les sauvages ont un étrange respect pourles êtres privés de raison. Ils prirent soin de la pauvre femme,l’adoptèrent et eurent toujours une affection véritablement filialepour celle qu’ils appelaient dans leur foi naïve : l’Amiedu bon Dieu.

En attendant que ses démêlés avec sa vieilleennemie la Douane fussent réglés, le capitaine avaitconduit sa protégée chez sa mère.

Puis, sa goélette, avec la plus grande partiede son chargement, ayant été confisquée, il avait lui-même reprisla mer…

Et, depuis lors, c’est-à-dire depuis deux ans,on n’avait reçu aucune nouvelle de lui.

La veuve Hamelin vivait donc seule avecl’étrange créature, que les sorciers de l’île ne tardèrentpas à appeler la Dame blanche, – encore qu’ils neconnussent aucunement l’opéra de Boieldieu qui porte ce nom.

Quand nous disons seule, nous faisonsune petite erreur, – à moins toutefois que maître LaGaffe, ex-matelot de l’Espérance, ne compte pas pourune unité dans la grande famille humaine.

Ce loup de mer émérite, grand chiqueur devantl’Éternel et loustic de premier ordre, par-dessus le marché, avaiten effet été institué majordome de la mère de son capitaine ets’acquittait en conscience de ses importantes fonctions.

Cela chiffonnait bien un peu le brave marind’être devenu un fainéant de terrien… Mais, que n’eût pasfait La Gaffe pour rendre service à son capitaine !

Ajoutons que l’excellent matelot aimait etrespectait d’une façon tout à fait singulière la pensionnairetoujours silencieuse et grave de sa maîtresse, – qu’il nommait,comme tout le monde, la Dame blanche.

De son côté, Anna n’avait pas tardé à seprendre d’une singulière amitié pour cette malheureuse femme, sidouce et si triste. Dans les premiers temps, elle éprouvait unvéritable saisissement quand elle la rencontrait, marmottantd’étranges choses sans suite et toujours interrogeant les quatrepoints cardinaux, comme un marin sur le pont de son navire.

Mais la folle lui avait témoigné tant deplaisir de la voir, de la caresser, que l’orpheline avait bientôtsurmonté toutes ses craintes pour s’abandonner entièrement au douxpenchant qui l’entraînait irrésistiblement vers la bonne Dameblanche.

Et c’était, ma foi, un charmant tableau àcontempler que cette belle jeune fille, dans toute la splendeur deses dix-neuf ans, entourant de son bras demi-nu la taille maigre dela pauvre insensée dont la chevelure toute blanche se mêlait à sesboucles blondes !

On eût dit une nouvelle Antigone guidant uneOedipe femelle, frappée d’une cécité bien autrement terrible quecelle du roi antique : la cécité de l’intelligence !

Il ne s’écoulait pas un beau jour ensoleillé,que les voisins émus ne vissent ce couple si disparate aller etvenir lentement sous les arbres qui bordent la côte.

Que pouvaient se dire cette enfant et cettefemme, – la première d’une gravité précoce, la seconde noyée dansl’épais brouillard où s’agitait confusément le chaos de sespensées ?

La plupart du temps, des riens…

Mais il arrivait quelquefois que les hasardsd’une conversation à bâtons rompus, dans laquelle Anna faisaitpresque tous les frais, amenait sur les lèvres de la Dame blanchede singulières exclamations, – lambeaux de souvenirs oudemi-visions dans le nuage du passé…

Ainsi, une après-midi qu’il ventait frais, lajeune fille avait conduit sa « vieille amie » jusqu’aubord de la côte.

La mer était haute et déferlait avec fracassur le sable du rivage.

Plusieurs grands vaisseaux, couverts de toile,défilaient rapidement, remontant le fleuve…

La folle, debout, le cou tendu, les yeux fixeset se faisant un abat-jour de sa main ouverte, regardait avec uneténacité singulière cette flottille, que poussait vers Québec unegrosse brise de vent d’est…

Tout à coup surgit de derrière les îles un desgrands paquebots de la ligne Allan, – le Scandinavian.

La Dame blanche reçut comme un choc en pleincœur… Elle chancela et, se tournant vers sa compagne, elle prononçaun nom : Richard !

Puis son bras se tendit vers le fleuve et sondoigt suivit le vaisseau jusqu’à ce qu’il se fût perdu dansl’éloignement.

– Richard ! Richard !… répéta lajeune fille, toute émue, sans savoir pourquoi.

– Oui, oui… c’est Richard… continua la folle àdemi-voix et comme se parlant à elle-même.

Puis, brusquement, elle se laissa choir surles genoux, disant :

– Remercions Dieu, veux-tu !

Anna fit comme le désirait sa compagne. Untrouble inconnu se répandait en elle… et, sans qu’elle s’en rendîtcompte, le cœur qui battait comme à l’approche d’un événementattendu, mais redouté.

Elle commença lentement cette admirable prièreenseignée aux hommes par le fils de Dieu lui-même, – l’Oraisondominicale : Notre Père qui êtes aux Cieux, etc…

Mais ce nom de père, passant de soncœur à ses lèvres, avait une saveur de tendresse inconnue d’ellejusqu’à cette heure…

Elle s’y arrêta quelques secondes, pendant queson regard mouillé suivait le paquebot, et le nom deRichard vibrait toujours dans sa poitrine.

Quand, enfin, le vaisseau se fut tout à faitfondu dans les ombres naissantes du soir, les deux femmesrentrèrent chez elles, – la Dame blanche agitée comme on ne l’avaitjamais vue, Anna toute remuée par un trouble à l’intérieur dontelle ne se rendait pas compte.

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