L’enfant mystérieux

Chapitre 7Parrain et marraine.

 

À peine de retour chez eux, Antoine et safemme échangèrent un regard terrible. C’était la première foisqu’ils se trouvaient seuls depuis l’étonnante nouvelle de lamatinée, et il est facile d’imaginer s’ils en avaient gros sur lecœur.

Ce fut la femme qui engagea le combat.

– Eh bien ! monsieur l’homme deloi, êtes-vous content de votre journée ? demanda-t-elleavec une ironie des plus aigres.

Le mari ne répondit pas. Il se promenait d’unair farouche, tirant de sa pipe d’épais nuages de fumée.

– Vous devriez être content, continual’épouse : vous voilà dans les honneurs, et avec unejolie petite nièce, par-dessus le marché.

L’époux accéléra sa marche, mais ne desserrapas encore les dents.

– Faudrait être bien difficile, assurément,poursuivit l’impitoyable Eulalie… Un amour d’enfant qui vousévitera plus tard le trouble d’hériter de votre frère.

Pour le coup, Antoine bondit. La botte l’avaitatteint en pleine poitrine.

– Va au diable ! rugit-il, en lançantcontre le poêle sa pipe, qui se brisa comme verre.

Ce fut au tour d’Eulalie de se taire. Elleavait mis l’eau sur la roue du moulin : le moulin allaittourner.

– Le gueux ! le scélérat ! se prit àgrommeler Antoine, tout en arpentant nerveusement la pièce, mevoler ainsi !… me dépouiller !… m’arracher le pain de labouche !… réduire mes enfants à la famine !… Et pourqui ? pour une va-nu-pieds, une quêteuse, une canaille, unmarmot du diable venu on ne sait d’où !… Ah ! ça ne sepassera pas ainsi, satané corbillard ! ou j’y perdrai monnom.

La douce Eulalie écoutait dans le ravissement.Il lui semblait que son propre cœur se dégonflait en entendant soncher époux épancher le sien.

Cependant, comme ce dernier se taisait, elleeut peur de ne l’avoir pas assez aiguillonné et qu’il en restâtlà.

– Il est bien temps, reprit-elle, oui, il estbien temps, en vérité, de t’apercevoir que ton frère veut tepiller… Il y a belle lurette que je te dis de veiller augrain et d’empêcher ce bêta de Pierre de te jouer quelque vilaintour.

– Est-ce que je pouvais prévoir ?… voulutrépliquer Antoine.

– Oui, tu devais t’en douter ! glapit ladoucereuse épouse. Ne savais-tu pas, par hasard, que ce vieuxfou-là a déjà voulu adopter la petite Josephte à Pierriche, sousprétexte que ses père et mère venaient de mourir ?

– Eh bien ! je ne l’ai pas empêché,peut-être ?

– Fallait faire de même pour l’autre, pourcette petite jean f… qu’est laide à jouer avec !

– Bêtasse ! comme si ç’avaitdépendu de moi et que je me fusse trouvé, la nuit dernière, à épierles chaloupes qui distribuaient des marmots ! Dis donc deschoses qui ont le sens commun.

– C’est ça, nigaud, chante-moi pouilles parceque je prends tes intérêts et ceux de tes enfants. Ah ! ce quit’arrive, tu le mérites bien, et je m’en moque pas mal.

– Ce qui m’arrive est en dehors des prévisionshumaines, et il faut être folle comme toi pour m’en rendreresponsable.

– Ça n’empêche pas que le bien de ton frèrenous échappe et qu’avant peu il va nous falloir prendre lapoche et le traîneau, malgré toutes tes finesses et tes beauxdiscours. Un bel avenir, allez, pour tes enfants !

Antoine eut un éclair dans le regard. Cethomme sans cœur et sans entrailles avait pourtant un bon sentiment,un seul, réfugié au plus profond de son être : il aimait sesenfants.

Le chacal, lui-même, a de la tendresse pour saprogéniture.

– Les petits ! s’écria-t-il, ils nepâtiront pas, j’en réponds. Satané corbillard ! je voudraisbien voir mes enfants manquer de pain, tandis qu’une étrangère segaudirait avec l’héritage de la famille… Non ! non !pareille honte n’arrivera pas… ou il y aura du bouillon,je le promets.

Eulalie se mit à rire avec ironie.

– On le connaît, ton bouillon, dit-elle :des queues d’échalotes avec de l’eau claire.

– Laisse… laisse mijoter, ma femme, réponditAntoine d’une voix sombre. Dans le bouillon que je servirai à lapetite sorcière de cette nuit, il y a d’abord les maladiesnaturelles : la scarlatine, la rougeole, la grippe et autresingrédients de cette nature, qui viendront se placer d’eux-mêmesdans la marmite ; puis, si cela ne suffit pas, ajouta-t-ilavec un geste de menace, j’y joindrai certaines petitescombinaisons de mon cru qui me débarrasseront bien de cetteaventurière et lui feront lâcher mon héritage légitime.

– Là ! là ! Antoine, ne va pas siloin. Il est vrai que la mauvaise chance nous poursuit et que nousnous serions bien passés de la filleule qui nous arrive ; maisfaut en prendre son parti. Tu t’accoutumeras toi-même à l’idée devoir le bien de ta famille passer en d’autres mains que lestiennes. Il faut faire la charité, après tout !

La digne marraine laissa tomber négligemment,d’un ton doucereux, cette phrase mortelle sur la sourde irritationde son époux, avec la certitude qu’elle produirait de l’effet.

Eulalie ne se trompait pas. Elle connaissaitbien son homme. Celui-ci s’arrêta et donnant un grand coup de poingsur la table :

– Jamais ! s’écria-t-il avec une extrêmevéhémence, jamais – souviens-toi de ça – je ne consentirai à melaisser dépouiller de ce qui m’appartient en toute justice. Quand às’arrêter un seul instant à la pensée que le temps amènera duchangement dans mes idées, c’est pure folie. Au contraire, plus jedeviendrai pauvre, plus je subirai de privations, plus aussi jem’attacherai à cet héritage, qui est notre seule planche de salut,si nous ne voulons pas tendre la main comme des quêteux. Demanderl’aumône ?… voir mes enfants quêter ou à la merci dupublic ?… Misère ! avant que pareille chose arrive,Antoine Bouet aura fait joliment du grabuge quelque part,je ne dis que ça !

La terrible menace cachée sous cette dernièrephrase de son époux amena un beau sourire sur les lèvres d’Eulalie.La brave femme s’enleva doucement, sur les ailes de l’espérance,jusqu’aux nuages dorés du troisième ciel, et, de là, elle crut voirsa petite filleule, en haillons et dépossédée, traînant sur l’îled’Orléans une existence misérable. À cette vision séraphique, soncœur s’inonda d’une joie sereine et elle eut une vague envied’embrasser Antoine.

Pourtant elle réprima vite ce désirextravagant et reprit :

– D’ailleurs Pierre est encore plein de vie,et Marianne n’a pas l’air, non plus, de vouloir mourir de sitôt.Ces gueux-là sont capables de nous enterrer, oui-dà !

– Je ne dis pas non… grommela Antoine :il ne nous manquerait plus que ça !

– Nos enfants n’en resteraient pas moins pourfaire valoir nos droits, qu’en dis-tu ? continua Eulalie.

– Incontestablement.

– Dans ce cas-là, reprit délibérément la bravefemme, faisons-nous pas de bile et laissons grandir notre chèrefilleule. Pour moi, Antoine, je t’assure que je n’ai pas gros commeça de haine contre ce chérubin-là et que j’irai l’embrasser tousles jours, jusqu’à ce que…

– Si tu pouvais l’étouffer !… interrompità voix basse le digne parrain.

– Jusqu’à ce que quelque déplorable accidentla prive de mes caresses ! acheva la non moins digne marraine,en riant aux éclats de sa lugubre facétie.

En ce moment, un pas lourd qui faisait craquerl’escalier conduisant au grenier interrompit la conversation desépoux ; bientôt ce bruit s’accompagna d’une sorte de bêlementaigu, allant toujours crescendo jusqu’aux notes les plusextrêmes de la gamme ; puis enfin la porte de lamontée s’ouvrit et une espèce de maritorne en jupe courteapparut, tenant dans ses bras un affreux bambin de trois ou quatreans.

Ce dernier n’était autre que le fils aîné demaître Antoine Bouet.

– Ce cher petit, déjà éveillé ! s’écriala tendre Eulalie en se précipitant vers l’enfant.

– Viens embrasser ton père, Ti-Toine !dit à son tour le mari.

Et tous deux de se disputer le marmot, pouravoir ses premiers baisers. Mais le marmot, encore toutensommeillé, n’entendait pas le badinage ce matin-là, paraît-il,car il redoubla ses bêlements et ne répondit aux avances desauteurs de ses jours que par des coups de poings et des ruades.

Il fallut, pour l’apaiser, lui fourrer dans labouche une miche de pain trempée dans la crème. Alors, maisseulement alors, il livra aux lèvres de ses père et mère ses jouesbarbouillées.

– Vois-tu, le gaillard, si ça vous a déjà unappétit ! s’exclama Antoine avec orgueil.

– Hélas ! ce n’est que trop vrai !soupira Eulalie. Puis elle ajouta aussitôt, en baissant la voix etregardant fixement son mari : pourvu qu’il y ait toujours dequoi le satisfaire, son appétit !

Le père courba la tête, et un nuage sombreenvahit sa figure.

Cette rusée Eulalie, comme elle savait bienpiquer son homme à la bonne place et avec quelle délicatesse demain elle vous retournait le couteau dans la plaie !

Le coup porté, elle abandonna Antoine à sesréflexions, et s’adressant à la Maritorne :

– Javotte !

– Quoi ce que c’est ?

– Maria-Claudia dort encore ?

Maria-Claudia, c’était la dernière née, unpoupon de dix-huit mois.

– Qui ça ? la petite ? demandaJavotte, moins entichée que sa maîtresse des noms ena.

– Tu le sais bien, ébécile.

– Ma foé, il est ben temps qu’elle dorme,après avoir braillé toute la nuit, que j’en ai encore les oreillesétourdies.

– Faut pas la bourrasser,Javotte ; prends-y garde, à cette pauvre chatte.

– Je la bourrasse point ; mais c’est toutde même embêtant, allez, d’entendre à cœur de nuit : hè !hè ! hè !

Comme pour confirmer l’assertion de laservante, une série de hè ! hè ! hè ! modulés sur unton des plus aigus, se fit entendre au grenier, où couchaitmademoiselle Maria-Claudia.

– Va me la chercher, Javotte, la chèreange ; je veux qu’elle se réjouisse avec le reste de lafamille de l’arrivée, chez son oncle Pierre, d’une petite cousine,une belle enfant comme elle.

– Une cousine, ça ! s’écria brusquementAntoine, qui prit la balle au bond… Je te défends, entends-tu bien,Eulalie, je te défends d’accoutumer les enfants à appeler cousinece mioche de malheur.

– Eh ! mon Dieu, comment veux-tu doncqu’ils l’appellent ?

– Je veux qu’ils ignorent son existence,jusqu’à ce que j’aie pourvu à ce qu’elle ne leur nuise pas dansl’avenir. Et, en prononçant ces paroles menaçantes, Antoine Bouetprit son chapeau et sortit, en proie à une sombre colère.

Eulalie ne le retint pas. Elle savourait àlongs traits le malin plaisir d’avoir enfin échauffé tout de bon labile à monsieur son mari.

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