L’enfant mystérieux

Chapitre 3Tamahou.

 

Le tonnerre tombant à ses pieds n’eût pas plussurpris Antoine.

Il s’arrêta net et jeta un regard anxieux dansla direction d’où semblait être partie la voix.

Ce qu’il vit n’était certes pas fait pour lerassurer.

Un homme de haute taille se tenait debout surune éminence, à quelques pas de là, le couchant en joue avec unelongue carabine.

Cet homme devait être un Sauvage, à en jugerpar son teint cuivré, ses pommettes saillantes, ses cheveux relevésen touffe sur le sommet de la tête, et surtout le bizarreaccoutrement qu’il portait. Une vieille couverture de laine luitenait lieu de manteau, et ses jambes étaient enveloppées demitasses frangées de poils de porc-épic. Sur la partie de la têteentourant la touffe, un mouchoir rouge à carreaux était enroulécomme un turban, en guise de coiffure.

– Que viens-tu faire ici ?… quies-tu ? demanda le Sauvage, de sa même voix terrible et tenanttoujours son arme abaissé dans la direction d’Antoine.

Ce dernier, en proie à la plus violenteterreur, ne put que balbutier quelques mots inintelligibles.

– Réponds vite, ou je tire ! continual’inconnu, en mettant un doigt sur la détente.

L’imminence du péril tira Antoine de satorpeur. Il tomba à genoux et joignant les mains :

– Ne tirez pas, mon ami ! ne tirezpas !… Je vais vous dire…

– Parle, alors…

– Je suis un pauvre pêcheur égaré, que lecourant a entraîné jusqu’ici.

– Où est ton canot ?

– Là, du côté nord de l’île.

– Es-tu seul ?

– Tout fin seul.

Le Sauvage, qui venait d’abaisser son fusil,l’épaula de nouveau.

– Tu mens ! cria-t-il ; tu vasmourir !

– Je vous jure… commença vivement Antoine.

– Tu mens ! te dis-je. Si tu n’étaisqu’un pêcheur en quête de poisson, pourquoi courais-tu ici, commeun fou, vers ma cabane ?

– Je voulais… je prenais de l’exercice… C’estqu’il ne fait pas chaud, savez-vous, avant soleil levé !…Brrrrou !

Et le beau parleur, sans s’en apercevoir,épongea son front couvert de sueur.

– Tu vois bien que tu mens ! répliqual’autre, d’une voix sardonique. D’ailleurs, la langue des blancs nesait pas faire autre chose ; elle est fourchue comme celle duserpent. Mais on n’en impose pas à Tamahou. Tu venais poursurprendre ma retraite et me livrer aux hommes noirs de lareine.

– Pourquoi faire, mon Dieu ?

– Pour qu’ils me pendent ou me fassent mourirlentement dans leurs grandes bâtisses de pierre… Aoh ! maisc’est qu’ils ne me tiennent pas encore et que j’en refroidirai plusd’un avant d’avoir la corde au cou. Que les manitous détournent demoi leurs faces, si je ne dis pas vrai !

– Mais mon cher ami… insinua Antoine.

– Quant à toi, poursuivit violemment leSauvage, je vais t’apprendre à t’occuper de mes affaires. Adresseta prière au Grand-Esprit, et dépêches-toi, car je ne t’accorde quecinq minutes de vie.

– Ah ! mon Dieu ! quel mal vousai-je donc fait en venant sur cette île, que je croyaisdéserte ? larmoya le pauvre insulaire de Saint-François,complètement terrifié.

– Tu es venu m’espionner.

– Jamais de la vie, monsieur le Sauvage !Que le ciel m’écrase si…

– Le temps marche : tu n’as plus quequatre minutes à toi ! se contenta de répondre gravement lesingulier juge.

– Mais, puisque je vous dis que je ne vousconnaissais ni d’Ève ni d’Adam, avant de vous avoir rencontré toutà l’heure ! se récria Antoine, avec la persistance del’innocent faussement accusé.

– Plus que trois minutes ! fit la voixsolennelle du Sauvage.

Le malheureux chercheur de trésor se tut,comprenant enfin que ses lamentations demeureraient vaines. Il seprit à regarder bien en face sa position.

Cette position était effrayante.

Il se trouvait complètement au pouvoir dubandit qui le tenait au bout du canon de son fusil. Pas le moindresecours à attendre ! Aucune chance de s’échapper ! Nulmoyen d’attendrir le meurtrier ! Et, avec cela, seulementtrois minutes pour réfléchir !

Il y avait de quoi devenir fou.

Mais il arrive souvent, dans ces crisessuprêmes, où quelques secondes balancent la vie d’un homme, que lesfacultés se concentrent brusquement et font jaillir de leur chocdésespéré l’étincelle qui sauve, en éclairant.

C’est ce qui eut lieu pour Antoine.

Au moment où les trois minutes étant écoulées,le Sauvage penchait la joue sur la crosse de son fusil, allongeaitl’index vers la détente et allait tirer, l’huissier s’écria toutd’une haleine :

– Arrêtez ! et je vous donne assezd’argent pour vous acheter de l’eau-de-feu, de la poudre et duplomb, tant que vous en voudrez !

Une vague réminiscence lui était venue tout àcoup que les Sauvages aiment passionnément les boissonsspiritueuses, qu’ils nomment eau-de-feu, et il recourait à ce moyenin extremis de persuasion.

Il n’avait pas tort. Tamahou laissa vivementretomber son arme, et une flamme extraordinaire passa dans sesyeux.

– Dis-tu vrai ? fit-il avecagitation.

– Vous allez en juger, répondit Antoine, quipoussa un immense soupir de soulagement et se remit sur sesjambes.

– Parle vite, et tu es sauvé, si tu ne metrompes pas.

– Écoutez, mon ami… Mais, auparavant, déposezvotre arme, si vous voulez que la langue ne me fourche pas. On nedit jamais la vérité en face d’un canon de fusil.

Le Sauvage parut comprendre la justesse decette observation, car il s’exécuta aussitôt.

– Voici la chose, reprit Antoine, que ledésarmement de son interlocuteur parut mettre singulièrement àl’aise : il y a ici même, sous nos pieds, un trésor suffisantpour acheter toute l’eau-de-feu que contient la ville deQuébec.

– Un trésor ? fit Tamahou, qui nesemblait pas comprendre parfaitement.

– Oui, un trésor, mon ami… c’est-à-dire del’or et de l’argent à remuer à la pelle.

– Qui te l’a dit ?

– Une sorcière de l’île d’Orléans pour qui lesentrailles de la terre n’ont pas de secrets.

Tamahou parut impressionné. Cettequalification de sorcière valait à elle seule plus que tous lesarguments du monde.

Il réfléchit un instant, puis relevant la têteet regardant Antoine avec une sorte de timidité :

– Et cette sorcière a fait une médecine quilui a révélé que le trésor était enterré ici ?

– Oui… c’est-à-dire qu’elle n’a pas désignél’île à Deux-Têtes, mais qu’elle m’a affirmé que le trésor doit setrouver près d’une talle de cinq bouleaux, sur l’un des trois îlotsqui avoisinent l’île d’Orléans, où elle demeure.

– Aoh ! fit le sauvage, complètementradouci.

– Vous voyez donc que j’avais de bonnesraisons pour courir, en apercevant les cinq arbres que voici, etque je n’avais aucune mauvaise intention à votre égard.

– C’est vrai, je me suis trompé. LeGrand-Esprit seul ne se trompe jamais.

– Il faut avouer que votre erreur a été bienprès de me coûter cher… Mais, enfin, n’en parlons plus etdonnons-nous la main.

Tamahou hésita.

– Tu es l’ami de la sorcière ?dit-il.

– Son plus grand ami.

– Et c’est elle qui t’a envoyé ?

– Oui.

– C’est bon. Tu lui feras faire une médecinepour que Tamahou échappe à ceux qui le poursuivent.

– Je vous le promets. Les deux hommes, quis’étaient rapprochés, se tendirent la main, et la paix fut conclue.Alors commença le grand œuvre, le déterrement du trésor. Maisdisons, avant de poursuivre, de quelle façon étaient disposés lescinq bouleaux si heureusement découverts par Antoine Bouet. Ilsformaient deux lignes à peu près parallèles, à la distanced’environ six pieds l’une de l’autre. La première ligne secomposait de trois arbres énormes, couronnant une sorte de cap quiterminait le plateau de ce côté-là. Quelques-unes de leurs racines,après s’être élancées au-delà de la saillie du cap, secontournaient en dessous, pour aller s’enfoncer dans les crevassesdes rochers qui servaient d’assises au promontoire.

On eût dit un enchevêtrement de boas.

Trois pieds à peine séparaient chacun de cesarbres.

Les deux bouleaux de la seconde rangée –situés, comme nous l’avons vu, six pieds en arrière – étaient pluspetits que leurs chefs de file enfoncés en pleine terre, mais lamême distance existait entre eux.

Tout, dans cette disposition fortuite, étaitdonc conforme aux indications de la Démone.

Le trésor n’avait qu’à se bientenir !

En effet, puisque la cartomancie donnait à lasorcière raison sur un point, pourquoi lui ferait-elle faux bondsur un autre ?

Voilà ce qu’Antoine se disait, tout en prenantses mesures, c’est-à-dire en tirant des lignes sur le sol d’unarbre à l’autre, de manière à former un W, puis en prolongeant lapremière et la dernière branche des V jusqu’à les faire opérer leurjonction en arrière.

Jamais arpenteur ne fit mieux les choses.

Antoine frappa de son pic le sommet de cetangle et s’écria :

– Le trésor est ici ! Tamahou avaitassisté à ce singulier travail sans y prendre part. Debout contreun arbre voisin et majestueusement drapé dans sa couvertecrasseuse, il n’avait laissé lire sur sa figure impassible aucunétonnement, bien que son esprit fût agité d’une étrange façon.

Pour lui, en effet, toutes les simagréesd’Antoine paraissaient des invocations à quelque divinité inconnue,veillant comme l’antique dragon des Hespérides sur le trésor del’île à Deux-Têtes. Les lignes cabalistiques tirées sur le gazon,les mesures prises avec soin, et même jusqu’au geste solennel deson compagnon frappant de son pic un point déterminé du sol, toutcela était dans l’ordre aux yeux du Sauvage. Il s’agissait de serendre la gardienne favorable : les jongleries ne devaient pasêtre épargnées.

Tout en étant donc sous le coup d’un respectsuperstitieux, Tamahou ne s’était pas autrement ému et avaitattendu avec un flegme de sagamo la fin des préparatifs.

Dès qu’Antoine se fut écrié : « Letrésor est ici ! » il quitta lentement son poste ets’avança.

– À l’œuvre, compère ! lui dit le beauparleur, dont l’œil brillait de fièvre. Pendant que je ferai jouerle pic, vous vous escrimerez avec la pelle et rejetterez hors dutrou la terre que j’y aurai détachée. Allons, dépêchons-nous… il yva de notre fortune !

Tamahou, sans prononcer une parole, prit lapelle apportée par Antoine et se mit à creuser.

L’autre entamait déjà le gazon à grands coupsde pic.

Il était alors un peu plus de quatre heures dumatin. Le disque rouge-feu du soleil surgissait lentement deshauteurs dentelées de la côte sud, et ses rayons traversaientpresque horizontalement le feuillage du plateau, pour aller sejouer sur les travailleurs. Une légère brise commençait à s’élever,venant de l’ouest ; elle faisait onduler doucement les rameauxsonores des bouleaux, mais elle était impuissante à sécher le fronttrempé de sueur des deux compères.

C’était un étrange spectacle, qu’auraitreproduit volontiers le fantastique pinceau de Salvator Rosa.

Après une demi-heure d’un travail acharné,Antoine et son compagnon durent prendre un instant de repos. Leursvêtements étaient collés sur leur peau ruisselante et les veines deleur cou gonflées à se rompre.

Tamahou avait dû même faire un sacrificepénible : il s’était dénanti de sa couverte, qui gisaitlamentablement sur le gazon, à quelques pas de là. Le pauvre hommeavait alors apparu dans un costume à effrayer les oiseaux de proieet à faire rire un recorder en fonctions. Imaginez desmitasses, devenues hauts-de-chausses, et montant jusque sous lesbras, puis une sorte de sarrau tout en loques, d’une étoffeimpossible à définir, recouvrant la partie supérieure du tronc etretombant en franges multiformes jusqu’à la hauteur des reins…Ajoutez à cela la coiffure que vous savez, faisant diadème à lafigure grotesquement impassible du pauvre Sauvage… et songez un peuà ce que ça devait être !

Le lugubre Antoine lui-même faillit presquesourire à cette apparition carnavalesque ; mais la fièvre d’orqui le consumait l’empêcha vite de se livrer à cet excès depassion, et il préféra supputer mentalement la valeur deson trésor.

Quant à Tamahou, il était à cent lieues de sedouter qu’il ne fût pas mis comme un cockney d’Hyde-Park, et il secambrait aussi fièrement sous ses guenilles, qu’un mendiantcastillan drapé dans ses haillons.

Après cinq minutes de répit, les travailleursse remirent à l’œuvre. Bientôt leur tête seule émergea d’uneexcavation de six pieds carrés, au fond de laquelle le piccontinuait à s’enfoncer furieusement, pendant que la pelle, debeaucoup plus calme, rejetait méthodiquement les débris audehors.

Tout à coup, Antoine s’arrêta. Son outilvenait de rencontrer une surface résistante, résonnant creux.

– Le voilà ! le voilà ! s’écria lechercheur, d’une voix étranglée.

– Aoh ! fit Tamahou. Es-tu sûr ?

– Sûr et certain. Hardi !compagnon ; enlève vite la terre qui recouvre le coffre,pendant que je vais déblayer autour.

Et le beau parleur, fou d’émotion, se prit àdonner le long des parois inférieures de la fosse de si furieuxcoups de pic, que tout en tremblait. Le promontoire entierrésonnait comme un bronze creux.

– Hardi ! mon brave, hardi !vocifère Antoine… nous y sommes !… nous le tenons !…Ah ! satané corbillard ! quelle fortune !… Ce coffreest aussi grand que la fosse !

Et le pic de frapper ! et le cap derésonner avec des bruits de canon qui détonne !

Soudain – ô miracle ! – un formidablecraquement se fait entendre ; la terre paraît trembler, et lecoffre ensorcelé se dérobe sous les pieds des travailleurs, lesentraînant avec lui dans les entrailles de la falaise !

C’est à peine s’ils ont eu le temps de jeterun cri. Quelques instants s’écoulent ; puis le son d’une voixrauque monte de l’abîme, en même temps qu’un bruit étrange de terreet de rochers qui dégringolent.

– Aoh ! grommelle la voix.

– Satané coffre ! murmure un autre organesouterrain.

– Pas mort, toi non plus ? demandeTamahou.

– Pas tout à fait. Et vous ? gémitAntoine.

– Je n’en suis pas sûr. C’est peut-être icil’enfer du Grand-Esprit.

– Ce maudit trou n’en vaut guère mieux.

– C’est la fée du trésor qui nous a punis.

– Au diable les trésors et les fées. Tâchonspour le moment de sortir d’ici. Où sommes-nous ?

– Dans la terre.

– Connu. Mais dans quelle partie ? àcombien de profondeur ? Voyons ça.

Et Antoine se tire péniblement d’un amas deterre qui l’ensevelit jusqu’à mi-corps. Il tâte à droite et àgauche les parois de la fosse où il vient de choir d’une façon siinattendue. Ses doigts ne rencontrent que le roc vif. Il répète lamême opération en avant de lui. Là, il trouve le vide – un videobscur, humide, impénétrable.

– Par ici ! crie-t-il à soncompagnon.

Tamahou, qui vient aussi de se dégager,s’approche en tâtonnant.

– Je veux être pendu, dit-il avec humeur, sinous n’allons pas rencontrer quelque esprit dans ce trou noir.

– Viens toujours, mon garçon, réplique le beauparleur. On va savoir à quoi s’en tenir dans une minute.

Les deux hommes, l’un suivant l’autre,s’engagent alors dans une sorte de boyau souterrain, haut de sixpieds et large de trois environ, s’ouvrant devant eux en pentedouce et conduisant Dieu sait où.

Ils font ainsi une dizaine de pas, puis sontforcés de s’arrêter en face d’une muraille de rochers à pic.

C’est le boyau qui se termine là, encul-de-sac.

Que faire ? Va-t-il falloir retourner enarrière et se retrouver dans la fosse abandonnée tout àl’heure.

Antoine veut au moins constater à l’évidencel’impossibilité d’aller plus loin. Il tâte, sonde, palpe les paroisqui l’entourent… Rien. Pas d’issue !

– Allons ! se dit-il, c’est pire que jene pensais. Est-ce que, par hasard, nous serions condamnés à creverde faim dans ce maudit cachot ?

Tamahou, lui, attend impassible le résultatdes recherches de son compagnon. Son stoïcisme d’Indien ne luipermet pas de s’émouvoir, bien qu’il se croie sûrement sur la routequi mène aux plaines de chasse du Grand-Esprit.

C’en était fait !

Antoine, après de vaines tentatives pourtrouver une issue, allait retourner sur ses pas, lorsque son piedgauche, en s’écartant pour faire volte-face, ne rencontra que levide.

Le beau parleur faillit tomber et ne réussit àgarder son équilibre qu’en s’arc-boutant du bras gauche contre laparoi rocheuse.

Mais cet incident lui donna un vague espoir.Il se baissa et se mit à sonder de la main la solution decontinuité du sol.

Une ouverture triangulaire, assez grande pourlivrer passage à un homme, béait dans l’angle du cul-de-sac.

L’obscurité seule avait empêché del’apercevoir.

Antoine s’y engagea bravement, les pieds enavant.

Tamahou l’imita sans se faire prier.

Les deux hommes se glissèrent ainsi dans lafissure l’espace d’une minute. Puis Antoine tomba sur ses pieds, ens’écriant :

– Nous voilà sauvés ! Le beau parleurvenait de déboucher dans une grotte assez spacieuse, faiblementéclairée par un jour lointain.

Tamahou ne tarda pas à le rejoindre, mais iln’eut pas plutôt regardé autour de lui, qu’il poussa un cri destupeur :

– Ma cabane !

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