L’enfant mystérieux

L’enfant mystérieux

de Vinceslas Eugene Dick

Prologue

Par une belle matinée du mois de juillet 1839, les cloches de la cathédrale de Québec sonnaient à toute volée,conviant l’aristocratie de la ville à une brillante cérémonie.

Ce jour-là, en effet, Richard Walpole, jeune et riche négociant anglais, épousait mademoiselle Eugénie Latour,une des plus éclatantes beautés de la haute société canadienne-française.

Le temps était déjà loin où de mesquines rivalités nationales creusaient un abîme entre les deux grandes races qui se partagent le sol du Canada. L’apaisement était venu d’abord, bientôt suivi de cette estime mutuelle que se doivent les peuples destinés à marcher côte à côte, sous l’égide d’une même constitution. Puis, de l’estime, on était passé à l’amitié ;tant et si bien que l’on vit, spectacle consolant, les descendants de deux nations ennemies qui s’étaient longtemps combattues ne pas rougir de contracter ensemble d’indissolubles alliances.

De cette époque, la France et l’Angleterre firent plus que se donner la main, en Amérique : elles échangèrent l’anneau des fiançailles.

La cérémonie fut des plus imposantes. Toute la fashion québecquoise encombrait l’immense nef, faisant des vœux sincères pour le bonheur du couple sympathique qui prononçait en ce moment le serment d’éternel amour.

À l’issue de l’office, les jeunes époux montèrent dans une splendide voiture de gala, tirée par quatre chevaux, et, suivis d’un nombreux cortège, prirent le chemin du Cap-Rouge, où se trouvait la maison de campagne de M. Walpole.

Puis, pendant huit jours, ce ne furent quefêtes, cavalcades, bals et festins. La gentry et le hautcommerce s’en donnèrent à cœur-joie, – rompant ainsi avec lasingulière coutume anglaise qui veut que les premiers jours quisuivent le mariage se passent en wagon de chemin de fer ou sur lepont d’un bateau à vapeur.

Bref, on s’amusa beaucoup, et le jeune ménagefaisait ses premiers pas dans la voie matrimoniale de façon àprésager que le voyage de la vie serait une successiond’enchantements.

Hélas ! combien ainsi débutentjoyeusement pour finir dans les larmes ! Que d’auroresbrillantes qui sont suivies, à la chute du jour, d’épouvantablesorages !

Une année ne s’était pas écoulée, que desnuages menaçants assombrissaient déjà le ciel pur de cette félicitéconjugale. Madame Walpole, qui venait de donner le jour à unecharmante petite fille – baptisée à la cathédrale catholique sousle nom d’Anna – Madame Walpole, disons-nous, était restéesouffrante, sujette à de fréquentes attaques nerveuses, et d’uneimpressionnabilité alarmante.

D’un autre côté, Richard recevait de mauvaisesnouvelles d’Angleterre. Son père était malade et le mandait près delui.

Le jeune négociant n’attendait que lerétablissement de sa femme pour se rendre à ce désir. Mais un jourune lettre lui arriva, portant le timbre de Londres, qui ne luilaissa d’autre alternative qu’un départ précipité.

Son père, dont il était le fils unique, semourait.

Richard fit promettre à sa femme de le venirrejoindre dès que l’état de sa santé le permettrait ; puis,confondant la mère et la fille dans un même embrassement, ilpartit, le cœur hanté par de sinistres appréhensions.

Elles ne devaient que trop se réaliser.

Le fils arriva trop tard en Angleterre pourrecevoir le dernier soupir du père… Mais ceci n’était que lapremière station de la voie douloureuse.

Richard venait à peine de rendre à son pèreles honneurs suprêmes et de terminer les démarches légalesnécessitées par l’immense succession que lui laissait le regrettédéfunt, qu’à son tour il tomba gravement malade.

Une main étrangère dut écrire à sa femme lalettre laconique que voici :

« Madame, Votre mari se meurt àl’hôtel Walpole. Vous aurez peut-être encore le temps de le voirvivant si vous embarquez sans retard. Dr. Kimbrey. »

Ce message foudroyant arriva à destination le14 septembre 1840, dans la soirée.

Dès le lendemain, madame Walpole et sa fille,à peine âgée de trois mois, prenaient passage sur leSwedenborg, grand navire norvégien, qui leva l’ancre àhuit heures du soir.

Depuis la veille, la pauvre jeune femmeaffolée vivait dans un état de surexcitation nerveuse qui nepouvait manquer d’amener une crise suprême.

Aussi la malheureuse n’eut-elle pas plus tôtperdu de vue les hautes murailles de sa ville natale, qu’elle dutse retirer dans sa cabine, en proie à une défaillance qui ne luilaissa que de rares instants de lucidité.

La maladie empira avec une rapidité terrible,et le voile de la mort ne tarda pas à s’étendre sur cette figure sijeune et si belle.

Vers dix heures, l’infortunée mère fit signequ’on lui donnât sa fille. Elle lui mit au cou un médaillonsuspendu à un cordon de soie ; puis, s’emparant d’un petitcoffret d’ébène à portée de sa main, elle le déposa à côté del’enfant, accompagnant cette action d’un geste suppliant, qui futcompris.

Alors, elle retomba sur sa couche, immobile etblanche comme de la cire…

Le capitaine et le pilote, seuls témoins decette navrante tragédie, n’en pouvaient croire leurs yeux etrestaient pétrifiés.

Cependant, il fallut bien se rendre àl’évidence et prendre les mesures nécessaires pour que l’enfantn’eût pas à souffrir de l’absence de femme à bord.

Le pilote ordonna de virer de bord et de jeterl’ancre.

On était alors à quelque distance de l’îleMadame, en face de Saint-François, petite paroisse de l’îled’Orléans.

Le temps s’était couvert et de gros nuages auxflancs pleins de tempêtes s’accumulaient dans l’ouest.

La nuit s’annonçait mal.

– Vite ! une chaloupe à la mer, ordonnale pilote : le second et quatre matelots vont allerporter cet enfant à la première famille venue, sur l’île d’Orléans.Je verrai, à mon retour, à ce qu’il soit rendu aux siens. Quant àla morte, nous aviserons demain.

On s’empressa d’obéir. La petite fille futenveloppée avec soin et confiée au second ainsi que lecoffret si explicitement désigné par la défunte.

Puis la chaloupe s’éloigna et disparut bientôtdans l’obscurité.

Trois heures plus tard, elle était de retour,mais presque remplie d’eau et ayant eu fort à faire pour luttercontre la bourrasque, qui commençait alors à prendre lesproportions d’une véritable tempête.

Le second rapporta que, voyantapprocher le gros temps et craignant de ne pouvoir, s’il tardaittrop, regagner le navire, il avait confié l’enfant à un pêcheur,dont le fanal avait heureusement attiré son attention.

– Très bien ! dit le pilote. Quand jeserai de retour, je ferai les démarches nécessaires pour leretrouver.

Pendant ces pourparlers, la tourmente sedéchaînait sur le navire avec une fureur indicible. Il fallut leverl’ancre et fuir devant elle.

Trois jours entiers, la tempête fit rage,semant sur les écueils du golfe Saint-Laurent de bien nombreusesépaves. Quant au Swedenborg, on n’en eut plus denouvelles.

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