Contes divers 1875 – 1880

Chapitre 4Le Mariage du Lieutenant Laré

Dès le début de la campagne, le lieutenant Laré prit auxPrussiens deux canons. Son général lui dit : « Merci, lieutenant »,et lui donna la croix d’honneur.

Comme il était aussi prudent que brave, subtil, inventif, pleinde ruses et de ressources, on lui confia une centaine d’hommes, etil organisa un service d’éclaireurs qui, dans les retraites, sauvaplusieurs fois l’armée.

Mais, comme une mer débordée, l’invasion entrait par toute lafrontière. C’étaient de grands flots d’hommes qui arrivaient lesuns après les autres, jetant autour d’eux une écume de maraudeurs.La brigade du général Carrel, séparée de sa division, reculait sanscesse, se battant chaque jour, mais se maintenait presque intacte,grâce à la vigilance et à la célérité du lieutenant Laré, quisemblait être partout en même temps, déjouait toutes les ruses del’ennemi, trompait ses prévisions, égarait ses uhlans, tuait sesavant-gardes.

Un matin, le général le fit appeler.

« Lieutenant, dit-il, voici une dépêche du général de Lacère quiest perdu si nous n’arrivons pas à son secours demain au lever dusoleil. Il est à Blainville, à huit lieues d’ici. Vous partirez àla nuit tombante avec trois cents hommes que vous échelonnerez toutle long du chemin. Je vous suivrai deux heures après. Étudiez laroute avec soin ; j’ai peur de rencontrer une divisionennemie. »

Il gelait fortement depuis huit jours. A deux heures, la neigecommença de tomber ; le soir, la terre en était couverte, etd’épais tourbillons blancs voilaient les objets les plus proches. Asix heures le détachement se mit en route. Deux hommes marchaienten éclaireurs, seuls, à trois cents mètres en avant. Puis venait unpeloton de dix hommes que le lieutenant commandait lui-même. Lereste s’avançait ensuite sur deux longues colonnes. A trois centsmètres sur les flancs de la petite troupe, à droite et à gauche,quelques soldats allaient deux par deux. La neige, qui tombaittoujours, les poudrait de blanc dans l’ombre ; elle ne fondaitpas sur leurs vêtements, de sorte que, la nuit étant obscure, ilstachaient à peine la pâleur uniforme de la campagne.

On faisait halte de temps en temps. Alors on n’entendait plusque cet innommable froissement de la neige qui tombe, plutôtsensation que bruit, murmure léger, sinistre et vague. Un ordre secommuniquait à voix basse, et, quand la troupe se remettait enroute, elle laissait derrière elle une espèce de fantôme blancdebout dans la neige. Il s’effaçait peu à peu et finissait pardisparaître. C’étaient les échelons vivants qui devaient guiderl’armée.

Les éclaireurs ralentirent leur marche. Quelque chose sedressait devant eux.

« Prenez à droite, dit le lieutenant, c’est le bois deRonfé ; le château se trouve plus à gauche. »

Bientôt le mot : « Halte ! » circula. Le détachements’arrêta et attendit le lieutenant qui, accompagné de dix hommesseulement, poussait une reconnaissance jusqu’au château.

Ils avançaient, rampant sous les arbres. Soudain tousdemeurèrent immobiles. Un calme effrayant plana sur eux. Puis toutprès, une petite voix claire, musicale et jeune traversa le silencedu bois. Elle disait :

« Père, nous allons nous perdre dans la neige. Nous n’arriveronsjamais à Blainville. »

Une voix plus forte répondit :

« Ne crains rien, fillette, je connais le pays comme ma poche.»

Le lieutenant dit quelques mots, et quatre hommes s’éloignèrentsans bruit, pareils à des ombres.

Soudain un cri de femme, aigu, monta dans la nuit. Deuxprisonniers furent amenés : un vieillard et une enfant. Lelieutenant les interrogea toujours à voix basse.

« Votre nom ?

– Pierre Bernard.

– Votre profession ?

– Sommelier du comte de Ronfé.

– C’est votre fille ?

– Oui.

– Que fait-elle ?

– Elle est lingère au château.

– Où allez-vous ?

– Nous nous sauvons.

– Pourquoi ?

– Douze uhlans ont passé ce soir. Ils ont fusillé trois gardeset pendu le jardinier ; moi, j’ai eu peur pour la petite.

– Où allez-vous ?

– A Blainville.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il y a là une armée française.

– Vous connaissez le chemin ?

– Parfaitement.

– Très bien : suivez-nous. »

On rejoignit la colonne, et la marche à travers champsrecommença. Silencieux, le vieillard se tenait aux côtés dulieutenant. Sa fille marchait près de lui. Tout à coup elles’arrêta. « Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pasplus loin. » Et elle s’assit. Elle tremblait de froid et paraissaitprête à mourir. Son père voulut la porter. Il était trop vieux ettrop faible.

« Mon lieutenant, dit-il en sanglotant, nous gênerions votremarche. La France avant tout. Laissez-nous. »

L’officier avait donné un ordre. Quelques hommes étaient partis.Ils revinrent avec des branches coupées.

Alors, en une minute, une litière fut faite. Le détachement toutentier les avait rejoints.

« Il y a là une femme qui meurt de froid, dit lelieutenant ; qui veut donner son manteau pour lacouvrir ? »

Deux cents manteaux furent détachés.

« Qui veut la porter maintenant ? »

Tous les bras s’offrirent. La jeune fille fut enveloppée dansces chaudes capotes de soldat, couchée doucement sur la litière,puis quatre épaules robustes l’enlevèrent ; et, comme unereine d’Orient portée par ses esclaves, elle fut placée au milieudu détachement, qui reprit sa marche plus fort, plus courageux,plus allègre, réchauffé par la présence d’une femme, cettesouveraine inspiratrice qui a fait accomplir tant de prodiges auvieux sang français.

Au bout d’une heure on s’arrêta de nouveau et tout le monde secoucha dans la neige. Là-bas, au milieu de la plaine, une grandeombre noire courait. C’était comme un monstre fantastique quis’allongeait ainsi qu’un serpent, puis, soudain, se ramassait enboule, prenait des élans vertigineux, s’arrêtait, repartait sanscesse. Des ordres murmurés circulaient parmi les hommes et, detemps à autre, un petit bruit sec et métallique claquait. La formeerrante se rapprocha brusquement, et l’on vit venir au grand trot,l’un derrière l’autre, douze uhlans perdus dans la nuit. Une lueurterrible leur montra soudain deux cents hommes couchés devant eux.Une détonation rapide se perdit dans le silence de la neige, ettous les douze, avec leurs douze chevaux, tombèrent.

On attendit longtemps. Puis on se remit en marche.

Le vieillard qu’on avait trouvé servait de guide.

Enfin une voix très lointaine cria : « Qui vive ! » Unautre plus proche répondit un mot d’ordre. On attenditencore ; des pourparlers s’engageaient. La neige avait cesséde tomber. Un vent froid balayait les nuages, et derrière eux, plushaut, d’innombrables étoiles scintillaient. Elles pâlirent et leciel devint rose à l’Orient.

Un officier d’état-major vint recevoir le détachement. Maiscomme il demandait qui l’on portait sur cette litière, elles’agita ; deux petites mains écartèrent les grosses capotesbleues, et, rose comme l’aurore, avec des yeux plus clairs quen’étaient les étoiles disparues, et un sourire illuminant comme lesoleil qui se levait, une mignonne figure répondit :

« C’est moi, monsieur. »

Les soldats, fous de joie, battirent des mains et portèrent lajeune fille en triomphe jusqu’au milieu du camp, qui prenait lesarmes. Bientôt après le général Carrel arrivait.

A neuf heures les Prussiens attaquaient.

Ils battaient en retraite à midi.

Le soir, comme le lieutenant Laré, rompu de fatigue, s’endormaitsur une botte de paille, on vint le chercher de la part du général.Il le trouva sous sa tente, causant avec le vieillard qu’il avaitrencontré dans la nuit.

Aussitôt qu’il fut entré, le général le prit par la main ets’adressant à l’inconnu :

« Mon cher comte, dit-il, voici le jeune homme dont vous meparliez tout à l’heure ; un de mes meilleurs officiers. »

Il sourit, baissa la voix et reprit : « Le meilleur. »

Puis, se tournant vers le lieutenant abasourdi, il présenta « lecomte de Ronfé-Quédissac ».

Le vieillard lui prit les deux mains :

« Mon cher lieutenant, dit-il, vous avez sauvé la vie de mafille, je n’ai qu’un moyen de vous remercier… vous viendrez dansquelques mois me dire… si elle vous plaît… »

Un an après, jour pour jour, dans l’église Saint Thomas-d’Aquin,le capitaine Laré épousait Mlle Louise-Hortense-Geneviève deRonfé-Quédissac. Elle apportait six cent mille francs de dot etétait, disait-on, la plus jolie mariée qu’on eût encore vue cetteannée-là.

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