Contes divers 1875 – 1880

5. Comme quoi M. le doyen attendait toutde l’éclectisme, le docteur de la révélation et M. le recteur de ladigestion

Un soir que M. le doyen, M. le recteur et lui étaient réunisdans son vaste cabinet, ils eurent une discussion des plusintéressantes.

« Mon ami, disait le doyen, il faut être éclectique etépicurien. Choisissez ce qui est bon, rejetez ce qui est mauvais.La philosophie est un vaste jardin qui s’étend sur toute la terre.Cueillez les fleurs éclatantes de l’Orient, les pâles floraisons duNord, les violettes des champs et les roses des jardins, faites-enun bouquet et sentez-le. Si son parfum n’est pas le plus exquisqu’on puisse rêver, il sera du moins fort agréable, et plus suavemille fois que celui d’une fleur unique – fût-elle la plus odorantedu monde. – Plus varié certes, reprit le docteur, mais plus suavenon, si vous arrivez à trouver la fleur qui réunit et concentre enelle tous les parfums des autres. Car, dans votre bouquet, vous nepourrez empêcher certaines odeurs de se nuire, et, en philosophie,certaines croyances de se contrarier. Le vrai est un – et avecvotre éclectisme vous n’obtiendrez jamais qu’une vérité de pièceset de morceaux. Moi aussi j’ai été éclectique, maintenant, je suisexclusif. Ce que je veux, ce n’est pas un à-peu-près de rencontre,mais la vérité absolue. Tout homme intelligent en a, je crois, lepressentiment, et le jour où il la trouvera sur sa route ils’écriera : « la voilà ». Il en est de même pour la beauté ;ainsi moi, jusqu’à vingt-cinq ans je n’ai pas aimé ; j’avaisaperçu bien des femmes, jolies, mais elles ne me disaient rien –pour composer l’être idéal que j’entrevoyais, il aurait fallu leurprendre quelque chose à chacune, et encore cela eût ressemblé aubouquet dont vous parliez tout à l’heure, on n’aurait pas obtenu decette façon la beauté parfaite qui est indécomposable, comme l’oret la vérité. Un jour enfin, j’ai rencontré cette femme, j’aicompris que c’était elle et je l’ai aimée. » Le docteur un peu émuse tut, et M. le recteur sourit finement en regardant M. le doyen.Au bout d’un moment Héraclius Gloss continua : « C’est de larévélation que nous devons tout attendre. C’est la révélation qui ailluminé l’apôtre Paul sur le chemin de Damas et lui a donné la foichrétienne… – … qui n’est pas la vraie, interrompit en riant lerecteur, puisque vous n’y croyez pas – par conséquent la révélationn’est pas plus sûre que l’éclectisme. – Pardon, mon ami, reprit ledocteur, Paul n’était pas un philosophe, il a eu une révélationd’à-peu-près. Son esprit n’aurait pu saisir la vérité absolue quiest abstraite. Mais la philosophie a marché depuis, et le jour oùune circonstance quelconque, un livre, un mot peut-être, larévélera à un homme assez éclairé pour la comprendre, ellel’illuminera tout à coup, et toutes les superstitions s’effacerontdevant elle comme les étoiles au lever du soleil. – Amen, dit lerecteur, mais le lendemain vous aurez un second illuminé, untroisième le surlendemain, et ils se jetteront mutuellement à latête leurs révélations, qui, heureusement, ne sont pas des armesfort dangereuses. – Mais vous ne croyez donc à rien ? »s’écria le docteur qui commençait à se fâcher. « Je crois à laDigestion, répondit gravement le recteur. J’avale indifféremmenttoutes les croyances, tous les dogmes, toutes les morales, toutesles superstitions, toutes les hypothèses, toutes les illusions, demême que, dans un bon dîner, je mange avec un plaisir égal, potage,hors-d’œuvre, rôtis, légumes, entremets et dessert, après quoi, jem’étends philosophiquement dans mon lit, certain que ma tranquilledigestion m’apportera un sommeil agréable pour la nuit, la vie etla santé pour le lendemain. – Si vous m’en croyez, se hâta de direle doyen, nous ne pousserons pas plus loin la comparaison. »

Une heure après, comme ils sortaient de la maison du savantHéraclius, le recteur se mit à rire tout à coup et dit : « Cepauvre docteur ! si la vérité lui apparaît comme la femmeaimée, il sera bien l’homme le plus trompé que la terre ait jamaisporté. » Et un ivrogne qui s’efforçait de rentrer chez lui selaissa tomber d’épouvante en entendant le rire puissant du doyenqui accompagnait en basse profonde le fausset aigu du recteur.

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